Dauge (Virgile:19-20) - Fonction créatrice, ou recréatrice, de l’épopée héroïque et mystique

vendredi 25 novembre 2022.

Au cours de sa dissertation sur l’« Ange de l’œuvre », Maryse Choisy dit ceci : « Dans notre civilisation, l’artiste est le dernier chamane qui, à l’image de Dieu, tente de transformer la matière en esprit. Il doit créer ce qui ressemble aux hommes, mais à quoi les hommes ne ressemblent pas encore » (L’Être et le Silence, p. 339). Quant à Roger Garaudy, parlant de son livre Parole d’homme, il affirme : « Les grandes œuvres d’art ne sont pas le reflet d’une réalité déjà existante, mais le projet d’une réalité à créer. Là aussi l’œuvre d’art n’est pas loin de la politique ». Ces deux réflexions peuvent nous aider à saisir l’importance du uates que fut Virgile, et la véritable fonction de son Énéide. Il s’agissait bien pour lui, comme nous le disions au début de cette étude, de transformer son époque tout en la transcendant, et de faire passer sa foi visionnaire dans un ouvrage qui fût lui-même une source de lumière et d’énergie pour tout lecteur attentif.

Or, une seule forme littéraire pouvait assumer un tel contenu : la forme épique. En effet, en tant que genre poétique participant à la fois de l’histoire, de la hiérohistoire et de la métahistoire, l’épopée permet de dominer le plan de l’événement, du phénomène, de la confusion, pour mettre en évidence les principes, les archétypes, les structures fondamentales, les idées-forces, grâce à un récit symbolique et à des personnages exemplaires éclairés par en haut. Même en s’ancrant dans le passé ou le présent, elle les dépasse aisément pour illustrer son vrai domaine, qui est extra-temporel. C’est le Nlalakût (‘âlatn al-Malakût), le monde des Formes, des Figures, des Lumières subtiles, la sphère de l’Imagination active (mundus imaginalis), l’univers des correspondances, « symbolisant avec le sensible qu’il précède et avec l’intelligible qu’il imite » (H. Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, p. 129), « le lieu réel de tous les événements psycho-spirituels (visions, charismes, actions thaumaturgiques en rupture avec les lois physiques de l’espace et du temps) » (ib., p. 133), « le monde par lequel se corporalisent les esprits et par lequel se spiritualisent les corps » (Mohsen Fayz Kâshânî). Telle est 1’« ambiance » de la véritable épopée. Ayant un contenu initiatique - qu’on appellera mystique ou gnostique selon les points de vue -, elle présente d’une manière profonde et stimulante, comme un drame aux résonances infinies, la doctrine essentielle sur la structure et la vocation de l’homme, l’Impératif créateur, l’ascèse purificatrice, la formation des élites et le développement des sociétés.

Dans son magistral essai, « De l’épopée héroïque à l’épopée mystique », Henry Corbin montre toute l’excellence de ce genre littéraire, et sa réflexion constitue l’une des meilleures introductions qui soient à une lecture fructueuse de l’Énéide. Entre autres remarques pertinentes, il souligne que si l’épopée a pour but de réactiver et d’actualiser un passé exemplaire, c’est en incitant à se relier personnellement à la source même de l’Énergie divine, qui le transcende (cf. p. 178) ; et il insiste sur le rôle fondamental de ces œuvres inspirées, qui est de créer une « lignée », une « chevalerie » d’élus, capables de se transfigurer eux-mêmes et d’orienter victorieusement tout un peuple vers l’art démiurgique (cf. pp. 185, 189).

Voir en ligne: Yves Albert Dauge.


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