Antonio Machado (Mairena) - le poète chanterait-il sans l’angoisse du temps ?

jeudi 17 novembre 2022.
Car le poète chanterait-il sans l’angoisse du temps, sans cette fatalité que les choses ne sont pas pour nous, comme pour Dieu, toutes simultanées, mais disposées en série et encartouchées comme des balles de fusil, pour être tirées l’une après l’autre ? Que nous ayons à attendre que l’œuf cuise, que s’ouvre une porte ou qu’un concombre mûrisse, voilà qui mérite réflexion. Notre vie coïncidant avec notre conscience, le temps devient notre réalité dernière, rebelle à la conjuration de la logique, irréductible, inévitable, fatale. Vivre c’est dévorer le temps : attendre ; et pour aussi transcendante qu’elle se prétende, notre attente sera toujours attente de continuer l’attente. Car la vie contemplative elle-même, dans la gloire des justes, sera-t-elle, si elle est vie, hors du temps et par-delà l’attente ? J’évite expressément le terme « espérance », qui est l’un de ces superlatifs désignant une attente des biens suprêmes, derrière lesquels il n’y aurait rien d’autre à attendre. C’est un mot qui renferme un concept théologique, impropre à un cours de rhétorique et de poétique. Je ne veux pas non plus vous entretenir de l’Enfer, pour ne pas trop choquer votre sensibilité. J’ai seulement à vous avertir que là-bas on renonce à l’espérance, dans le sens théologique du terme, mais non pas au temps et à l’attente d’une série infinie de malheurs. L’Enfer est l’effrayante maison du temps, où Satan, dans le plus profond des cercles, remonte de sa propre main une montre gigantesque. [Tr. Victor Martinez]
Voir en ligne: Juan de Mairena por Antonio Machado.


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