Tu t’es toujours trompé

René Daumal - L’intuition métaphysique dans l’histoire

Introduction
mercredi 23 novembre 2022.
 
Mais l’histoire de l’esprit n’est pas dirigée par la seule tendance à penser, à s’éveiller.

J’ai parlé d’une fonction métaphysique de la pensée humaine, d’un besoin inhérent à la condition humaine de l’esprit. Je dois donc tenir pour vraisemblable, pour nécessaire même, que l’on puisse trouver dans l’histoire de la réflexion de l’homme au moins des traces de tentatives pour développer une Métaphysique en tant que science absolue.

Mais l’histoire de l’esprit n’est pas dirigée par la seule tendance à penser, à s’éveiller. S’il en était ainsi, nous reconnaîtrions, au cours des siècles, un progrès continu et indiscutable de la conscience ; si même nous n’étions forcés d’admettre qu’en ce cas la réflexion eût atteint déjà son terme parfait. Si nous constatons des suites alternées de progrès et de régressions, c’est que des forces antagonistes s’opposent à l’effort de prendre conscience. Chaque fois qu’un élan vers l’être se manifeste, des tendances à ne pas être apparaissent aussitôt. Plus particulièrement, toute tentative de l’homme pour faire penser a pour corrélatif immédiat un système organisé de moyens pour ne pas penser. C’est la paresse essentielle à l’homme, c’est la force d’inertie du sommeil qui se constitue ainsi elle-même en instruments qui remplacent, imitent et tuent la pensée, à la moindre velléité d’éveil.

Qu’un homme s’éveille et se dresse, et proclame pour seule valeur réelle l’acte de prendre conscience, ses paroles mêmes seront reprises par mille bouches imitatrices, et, plus elles diront violemment le prix unique d’être, plus elles se sécheront sur les lèvres en formules mécaniques, berçant les esprits dans des ténèbres croissantes d’inconscience. Ainsi toute religion naît-elle pour étouffer, en le singeant, le réveil humain qui est son origine, sa « révélation ».

Qu’un mathématicien, par un acte de réflexion réelle, fasse une découverte dans le domaine des nombres, et aussitôt lui-même inventera une formule qui, apprise par cœur, servira désormais à résoudre tout un ordre de problèmes sans que besoin soit de penser. Ainsi l’algèbre tue l’arithmétique, comme la religion tue la révélation : l’une et l’autre sont des instruments évitant de penser, des succédanés morts de la réflexion [1]. De même encore, il est reconnu que le nombre des découvertes et inventions scientifiques, à une époque donnée, est, assez sensiblement, en raison inverse du degré de perfection de la technique.

Bien d’autres exemples montreraient, dans l’histoire de l’esprit humain, la pensée suscitant, simulacres d’elle-même, les outils de ses propres funérailles ; et l’être, chaque fois qu’il s’affirme, mettant en jeu les forces d’inertie du ne pas être, Mais prenons garde, nous qui nous exprimons avec des mots, de ne pas confondre la pensée avec ses manifestations verbales. L’histoire de la pensée humaine n’est pas restreinte à l’histoire de la philosophie ; celle-ci étudie presque exclusivement des manifestations très particulières, en quelques individus d’élection, des réveils successifs de la conscience. Si la pensée vise une Vérité, cette vérité doit être tenue pour valant universellement. Et tous les hommes, sans exception, doivent être regardés comme des possibilités d’être cette vérité. Peu importe, à cet égard, si, préoccupés d’enseigner, tels d’entre eux s’expriment publiquement et deviennent des philosophes. Je n’ai pas le droit de ne pas voir en toute forme humaine un penseur possible, un être virtuel pouvant un jour passer à l’acte. D’autre part, toutes les formes humaines sont liées entre elles par des relations sociales. Il faut donc prévoir que l’histoire des formes de la pensée et de la non-pensée, et l’histoire des formations sociales s’entrepénètreront ; et l’observation constate cette corrélation posée a priori.

Pour les masses humaines formées en société, « ne pas être », c’est accepter des modes fallacieux et tout préparés d’agir, de penser, de sentir. Ce consentement est en même temps perte de la liberté. Car il ne peut être de liberté pour qui dort. Chez tous les peuples, à chaque époque, il se trouve des hommes pour faire profit du pouvoir oppresseur de toutes ces falsifications de la pensée, dogmes, idéologies, traditions ; ils s’en font les défenseurs et imposent ces modes de ne pas être à ceux qui subissent leur domination. Mais par là même, eux aussi se mettent sous l’emprise de ces chaînes de sommeil, et d’autant plus qu’ils se sont assurés par leur moyen une sécurité plus grande. Ainsi le Pouvoir est subi, en retour immédiat, par ceux qui l’exercent.

Deux fois subi : car la sécurité dans le sommeil lie doublement l’oppresseur. Ce n’est jamais une classe dominante qui commencera à s’éveiller, à constater sa déchéance et à réformer le régime social ; elle doit renforcer sans cesse les croyances qui assurent sa puissance ; ne pouvant guère feindre, pour régner, une foi qu’elle n’aurait pas, en persuadant ses esclaves, elle s’endoctrine elle-même, et ainsi se lie toujours davantage. C’est la classe opprimée qui, supérieure en cela, a le plus de chances de prendre conscience ; elle n’a rien à gagner à nourrir ces forces de sommeil ; son intérêt matériel est d’abord de secouer sa servitude économique, et par conséquent de s’attaquer à tout ce qui établit et maintient cet esclavage. C’est donc indirectement, sous la provocation d’une contrainte économique, mais nécessairement, que la classe opprimée doit, en niant les idéologies assoupissantes des oppresseurs, trouver l’occasion de s’éveiller.

Un autre facteur qui asservit et endort les peuples, c’est le progrès non contrôlé, mal utilisé, des techniques de la production. Jadis, l’artisan avait encore quelques occasions de penser. Le potier qui, des pieds et des mains, malaxe l’argile informe, la pétrit, la tourne et la cuit, dispose bien d’une foule de recettes, de traditions de métier, de tours de main nécessaires, il est vrai qui le dispensent de réfléchir. Mais la terre qu’il travaille résiste ; elle a ses lois, ses propriétés, qu’il doit respecter fidèlement, qu’il doit diriger avec une souple habileté jusqu’à la forme finale - je veux dire à la fois terme et but de ses efforts - du vase qu’il veut fabriquer. La matière ainsi lui pose continuellement des questions auxquelles son savoir-faire et ses habitudes ne suffisent pas toujours à répondre ; de temps en temps il doit penser. Aujourd’hui, les méfaits de ce qu’on nomme la « rationalisation » sont passés en clichés. On reconnaît qu’elle enlève à l’homme tout besoin et toute occasion de penser. L’ouvrier n’est plus aux prises avec la matière. Il n’a qu’un geste à faire, toujours le même. Mille fois par jour, la « chaîne » apporte devant lui la même pièce, dont il n’a pas à connaître la provenance, ni la destination, et mille fois sa main fait le même mouvement, précis, automatique. L’ouvrier, devenu machine parmi les machines, ne subit pas seulement cet esclavage pendant ses huit heures de travail. Dans les usines les plus « modernes », d’Amérique et déjà d’Europe, on voit les patrons surveiller de plus en plus étroitement, grâce à une police particulière, ses opinions, ses paroles, ses gestes ; régler l’utilisation de ses loisirs ; lui imposer les distractions les plus propres à l’endormir encore ; choisir pour lui les livres, journaux ou revues qu’il doit lire, les films qu’il doit voir ; contrôler enfin les détails les plus intimes de sa vie.

L’ouvrier moderne est ainsi, bien souvent, plus asservi encore que l’artisan d’autrefois, qui travaillait deux fois plus longtemps. La rationalisation, qui remplace la pensée par des mécanismes, pourrait, en réduisant le temps de travail, permettre à l’ouvrier de libérer son esprit de l’application à la tâche quotidienne, et de progresser sans entraves. Sous ce prétexte, et au nom de prétendues réformes sociales, certains partis soi-disant prolétariens, de concert avec les techniciens de la bourgeoisie, organisent mécaniquement toute la vie du travailleur. Comme on graisse, nettoie, vérifie et protège une machine délicate, on lui assure soigneusement le minimun de sécurité matérielle nécessaire pour en obtenir le maximun de rendement, pour que le capitalisme qui l’emploie en tire le plus grand profit possible ; et, par cette exploitation systématique du pouvoir productif de la bête humaine, la bourgeoisie peut faire l’économie d’un nombre croissant de salariés, ainsi réduits au chômage et à la misère ; de ceux-ci la société ne parle et ne se soucie que dans l’exacte mesure où elle craint les explosions possibles de leur colère. C’est ainsi que l’on parle du bien-être et du confort dont jouissent les ouvriers des Etats-Unis : chaînes d’or, peut-être, mais d’autant plus lourdes pour les corps, et qui par leur éclat éblouissent et endorment les esprits.

Mais, bien que le thème de l’homme-machine soit devenu un sujet banal, souvent on oublie ceci : alors qu’au stade artisanal les producteurs restaient à peu près isolés les uns des autres, l’oppression en masse des travailleurs, en écrasant les individus, en les abaissant au rôle d’engrenages dans le grand mécanisme économique, crée entre eux une cohésion qui peu à peu deviendra indissoluble ; et quand cette masse aura pris clairement conscience de son unité de classe, son élan vers la libération, son réveil et sa puissance-destructrice seront à la mesure du poids qui l’écrase aujourd’hui.

[1] Grâce à l’enseignement prématuré de l’algèbre dans les établissements d’instruction secondaire, maint lycéen, qui résout en se jouant une équation du troisième degré, se trouve incapable de l’intuition métaphysique dans l’histoire trouver par raisonnement la solution d’un très simple problème d’arithmétique ; un enfant de l’école primaire se trouvera ici souvent plus habile que lui.



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