La physiologie et la sociologie, à elles seules, pourraient donc expliquer, dans la majorité des cas, comment le mot Dieu, entendu ou prononcé par un individu humain, met son corps dans un régime de sérénité, de joie, d’exaltation ou de crainte ; il n’est pas nécessaire de passer par le détour de l’idée. De plus, pour qui n’a pas fait l’expérience réelle de la notion d’un absolu, plusieurs noms peuvent en tenir lieu, et commander la disposition coenesthésique que l’on nommera faussement certitude, foi, adoration ou grâce. Ainsi se constitue une première série de faux-semblants de l’absolu ; ce sont ses substituts directs, tous les noms qui, destinés d’abord à la signifier, bien vite la remplacent et la tuent. On dresserait facilement la liste de ces noms en distinguant ceux de l’absolu considéré comme existence par excellence : Etre, Etre suprême, Dieu ;
comme valeur par excellence : le Bien ; pour quelques-uns, le Beau, le Vrai ;
comme acte moral par excellence : Vertu, Souverain Bien ;
comme autorité par excellence : le Seigneur, la Loi divine ;
comme puissance par excellence : le Tout-Puissant ;
comme cause par excellence : le Créateur ;
comme fin par excellence : Béatitude, Délivrance, Union ;
comme intelligence, enfin, comme volonté, comme adorable, comme amour, comme vénérable, etc.
et n’oublions pas le nom même d’Absolu, qui est le « par excellence » en général. Il reste toujours sous-entendu, d’ailleurs, plus ou moins consciemment, que l’absolu désigné sous l’un de ces aspects particuliers est absolu aussi dans tous les autres sens. Il n’en va plus de même pour la seconde série de substituts que nous allons rapidement parcourir.
Je pourrais nommer ces nouveaux simulacres substituts au deuxième degré, substituts par dégradation, ou mieux par abnégation incomplète. L’homme se dépasse continuellement soi-même par une série de négations successives. S’il veut demeurer conscient, il doit renier à chaque instant, et toujours par un acte nouveau, la forme individuelle dans laquelle il s’appréhendait ; ainsi est-il contraint de former la notion-limite d’une conscience absolument négatrice de toute individualité.
La nature du langage, et, de plus, la forme du langage philosophique me force à présenter d’une manière générale, en termes abstraits, ce qui n’a de réalité actuelle, saisissable immédiatement, que dans telle vie particulière. Ainsi cette dialectique de l’ « abnégation » risque d’apparaître comme une opération purement intellectuelle. L’acte que je signifie par ces paroles : « je me nie moi-même », parce que je cherche un mode d’expression général et communicable, peut être manifesté par une grande diversité d’actions autres que celles de parler et d’écrire. L’homme qui, sans phrases, dévoue sa vie au salut d’un autre homme, celui qui renonce à son plaisir, à son repos, à sa santé au profit de quelque réalité qui le dépasse, tout homme enfin qui se sacrifie opère, qu’il le dise ou non, ainsi ou autrement, l’acte d’abnégation de soi, moteur du progrès de la conscience.
Par exemple, niant, par son attitude ou ses actions, que ce qui vaut réellement en lui soit son individu, il s’affirmera en tant que représentant une collectivité ; selon qu’il poursuit plus ou moins loin cette marche négatrice, il attribuera l’être et la valeur véritable à des collectivités de plus en plus larges : famille, corps de métier, patrie, race, genre humain. Chacune de ces réalités peut à son tour jouer le rôle d’absolu. Ainsi se forme la série des substituts dégradés de l’absolu, inspirant aux hommes, selon le point où ils se sont arrêtés dans l’échelle des sacrifices, des sentiments d’orgueil de famille, d’honneur professionnel, de patriotisme, de fierté de race. Et, selon le degré d’abnégation de l’observateur lui-même, ces sentiments paraîtront nobles, si leur origine est dans un sacrifice à une collectivité plus vaste, ignobles dans le cas contraire. Chacune de ces abnégations relatives est bonne ou mauvaise selon qu’on l’oppose à un degré inférieur ou supérieur de sacrifice. La fraternité humaine, réalisée par le rejet de l’être véritable et de la valeur la plus haute dans l’être humain en général, est rarement dépassée et représente, pour la masse des hommes, le sentiment de substitution qui trahit le moins l’appréhension de l’absolu. C’est, de même, en faisant appel à la fraternité de classe que le prolétariat pourra le plus efficacement lutter contre tous les simulacres inférieurs de la réalité et prendre conscience de sa fonction révolutionnaire.
Le sentiment national même, qui, au regard de la conscience d’être humain, devient chauvinisme, générateur de haines et de guerres, peut être, en tant que réalité vivante, la seule force capable d’éveiller un peuple asservi, de lui faire faire le premier pas dans la voie révolutionnaire, vers une conscience toujours plus haute. L’exemple des nations opprimées d’Asie le montre bien : c’est au nom de leur patrie que les Annamites ont commencé à secouer les chaînes françaises. Mais nous voyons aussi la contrepartie : en Chine, le sentiment national, après avoir été une force de réveil et de libération, est devenu comme partout ailleurs une puissance de sommeil et d’oppression. Cette loi historique, simple cas particulier du principe de corrélation entre les puissances de réveil et de sommeil, ne souffre pas d’exceptions.
Chacune de ces dégradations de l’absolu peut donc correspondre à un réveil de la conscience, à un moment donné ; ce moment dépassé, elle devient une force d’inertie. Mais encore faut-il pour cela que ces attributions successives de la réalité suprême à des collectivités de plus en plus grandes aient été les fruits d’expériences réelles. Le plus souvent, les hommes reconnaissent l’être de telle collectivité pour l’absolu auquel ils doivent tout sacrifier, parce que cela leur a été enseigné, répété, imposé ; alors, ces dérivés illusoires de l’absolu ne gardent plus que leur rôle conservateur, leur fonction d’endormir. La puissance d’oppression d’une idéologie collective est liée à des formes sociales ; c’est la société elle-même qui constitue sa force d’inertie en institutions par lesquelles elle se maintient, et par lesquelles surtout elle impose aux hommes un fantôme d’absolu. Les établissements d’instruction, les feuilles publiques, les Eglises, les opinions régnantes, les dogmes moraux officiels sont autant de formes de la tendance d’une société à persévérer dans son « ne pas être ». Une nation, par exemple, se donne comme une limite morale que les individus, dans les sacrifices qu’ils font d’eux-mêmes, ne doivent pas dépasser ; si un trop grand nombre franchit cette limite, la réalité nationale est en grand danger de périr. Les hommes peuvent admettre des limites inférieures : ils peuvent mourir pour l’honneur de leur famille, de leur profession, de leur village ; la patrie n’a rien a craindre. Mais elle est en grand péril dès qu’un nombre important d’individus reconnaît pour plus réelle et pour supérieure telle autre collectivité, celle de tous les hommes opprimés, par exemple.
Il se produit un entrecroisement continuel entre tous les succédanés fallacieux de l’absolu et les formes diverses de l’oppression sociale. Ainsi, lorsque la conscience collective attribue encore la réalité par excellence à l’absolu qu’elle nomme Dieu, le pouvoir régnant doit, pour conserver la prééminence dans les jugements du peuple, s’identifier au principe divin. Dans les monarchies primitives, le roi, tel le Pharaon égyptien, est d’abord le Dieu même. Plus tard, dans les monarchies dites « de droit divin », il est le représentant direct et seul légitime de la puissance temporelle de Dieu sur la terre. Si le peuple alors se réveille, il luttera en même temps contre les deux aspects du pouvoir, la puissance royale et l’autorité spirituelle de l’Eglise. Cette période révolutionnaire passée, les formes qui manifestèrent le sursaut de conscience du peuple constitueront une nouvelle idéologie, une nouvelle force d’assoupissement au service de nouveaux oppresseurs : tels les « immortels principes de 89 », réalité vivante au moment de la Révolution, qui devinrent le fondement de l’idéologie bourgeoise et patriotique de la « démocratie » capitaliste de la France.
L’étude de ces interférences, qu’ici je ne veux qu’indiquer, constituera plus tard la science de l’évolution sociale. Ce sera, comme on le voit, une dialectique fondée sur la première intuition métaphysique : l’acte de prendre conscience, accompagné de la tendance corrélative au sommeil ; et le schème de cette démarche historique de la pensée sera l’échelle des valeurs-limites successivement posées par la progression de la conscience, qui tour à tour les prend comme absolus ; se délivrant et s’enchaînant toujours de nouveau, l’humanité ne pourrait trouver de libération définitive que dans une société organisée de telle façon qu’aucune idéologie ne puisse s’y imposer sans le contrôle incessant du peuple entier ; où, par suite, aucun homme ou aucune classe d’hommes ne pourrait, se séparant du reste de la société, établir sa domination par le moyen de simulacres d’esprit. Ce postulat, cette limite hypothétique, mais nécessairement pensée, pourra nous faire passer de la science des faits sociaux à la sociologie que l’on voudra peut-être appeler « téléologique » ; mais, plutôt qu’une connaissance des fins sociales, elle sera la description de tendances actuellement données, visant et impliquant nécessairement des états-limites déterminés ; fins et moyens de la transformation sociale entreront ainsi dans une même description, écartant toute supposition de « finalisme » ou d’ « idéal » social. Cette science se dessinera peu à peu d’elle-même lorsque nous aurons supprimé par la pensée toutes les forces d’oppression et de sommeil. Ce travail négateur accompli, il restera à constater et à décrire les tendances positives qui subsisteront ; et, comme fait le mathématicien pour une variation de fonction, nous en poserons les limites. Le système général de ces limites formera le seul schème légitime que nous puissions concevoir de la société-limite, véritable idéal concret, car l’état-limite d’une variation concrète doit être pensée comme concret. Ce schème, qui rejoindra et englobera celui de la société-postulat que nous avons posé tout à l’heure, sera aussi éloigné de Y utopie que, dans l’analyse algébrique, le calcul d’une valeur limite diffère d’une vague prévision sentimentale.
C’est le fait religieux, j’entends le fait mystique qui a engendré les formes les plus pures, les plus précises de l’intuition métaphysique ; c’est lui aussi, par conséquent, qui a donné naissance aux plus redoutables forces d’obscurcissement de la pensée et d’asservissement des peuples. Le réveil de la conscience, sous la forme religieuse comme sous toute autre, est toujours accompagné d’un effort de libération sociale ; mais l’absolu proposé aux consciences humaines dégénère vite en un vain simulacre, qui devient un instrument et un symbole d’esclavage et de mort. Nous avons donc beaucoup de chances de trouver les plus nettes expressions d’une expérience métaphysique dans les religions à l’état naissant, dans les hérésies, dans les explosions du mysticisme ; et aussi bien, d’autre part, dans toutes les luttes dirigées contre les racines des religions établies, instituées en systèmes d’oppression sociale. Chez tous les peuples, en tous les temps, nous constaterons la même relation entre les deux fonctions contradictoires des « révélations » religieuses.
Un enseignement métaphysique correspond à un savoir réel s’il a pour origine l’acte immédiat que j’ai réclamé au commencement : tout esprit qui veut rester éveillé, c’est-à-dire être lui-même, doit, par une série indéfinie d’actes d’abnégation, se dépasser incessamment lui-même ; il a de cette progression une intuition active par cela qu’il la fait ; or, rien n’est et rien ne vaut que pour un acte de conscience ; et même, un être ou un bien qui ne seraient pas conscience d’être ou de valoir seraient un être ou un bien médiats, seraient abstraits ou virtuels. (Si tu as bien pris soin de chasser de ton esprit toute préoccupation de système ou de doctrine, tu dois constater que je m’efforce de dire ce qui est, et que mes paroles n’ont rien à voir avec une affirmation ou une négation de l’idéalisme ; il faut attentivement chasser d’abord tout préjugé philosophique.) L’être suprême et le bien suprême doivent donc être pensés comme étant identiques à la limite de la marche progressive de la conscience. L’être par excellence et la valeur absolue, c’est ce que les religions nomment Dieu. Une théologie sera donc le signe d’une pensée réelle lorsqu’elle représentera Dieu comme la limite d’une progression de la conscience dont nous avons l’expérience immédiate, et qui s’effectue par le rejet successif d’individualités de plus en plus larges ; Dieu sera donc posé comme la négation absolue de toute détermination individuelle.