Tu t’es toujours trompé

René Daumal - La mort spirituelle

La mort spirituelle - Banalités
mercredi 23 novembre 2022.
 
DAUMAL, René. Tu t’es toujours trompé. Paris : Mercure de France, 1970, p. 19-24

Tu t’es toujours trompé. Comme moi, comme tout homme, tu t’es laissé glisser sur des pentes faciles et vaines. Ton esprit n’a voyagé qu’en rêve vers la vérité. Compare aujourd’hui ta pensée avec les choses qui te résistent ; tes plus belles théories s’évanouissent devant le mur des apparences. Ce voile de formes colorées, de sons, de qualités sensibles diverses, si facilement déclaré illusoire, il est solide, pourtant. C’est d’ici que tu es parti ; mais tu as pris une fausse porte. Ou plutôt tu as cru partir ; tu t’es endormi sur le seuil et tu as rêvé tes croyances sur le monde et sur l’esprit.

Aujourd’hui je t’attends sur le seuil. Nous essaierons nos premiers pas ensemble. Je te demande d’abord de regarder ce qui t’entoure, en ce moment, avec la plus grande simplicité. Vois ce qui t’est présente. Ne commence pas, surtout, par mettre en question la réalité de ce monde ; au nom de quoi en jugerais-tu ? sais-tu ce qu’est la réalité absolue ? Quiconque entreprend un voyage doit partir du lieu où il se trouve ; il ne doit pas croire le voyage accompli parce qu’il a entre les mains un itinéraire précis et détaillé ; la ligne qu’il a tracée sur une carte n’a de sens que s’il peut fixer le point où il est actuellement. Toi, de même, cherche-toi. C’est-à-dire : éveille-toi, trouve-toi : l’endroit où tu te trouves, c’est l’état actuel de ta conscience, prise avec la totalité de son contenu ; c’est d’ici que tu dois partir. Et toute notre spéculation ne sera jamais que l’itinéraire d’un voyage possible.

Toute métaphysique qui se suffit à elle-même ressemble au vain plaisir d’un homme qui passerait son temps à lire des guides et des itinéraires, à combiner des trajets sur une carte, et croirait voyager. Jusqu’ici, les philosophes n’ont guère semblé faire autre chose ; ou bien, si quelques-uns ont fait de réels voyages, aucun n’a su le faire paraître ; et ainsi toute philosophie, même si elle fut vécue par son créateur comme une expérience réelle, reste un jeu stérile et sans utilité pour les hommes.

La tentative que je te propose de faire avec moi peut se résumer en deux mots : rester éveillé. Je t’ai d’abord demandé de t’éveiller, de constater ce dont tu as conscience présentement. Tu as conscience d’un changement continuel. Tu as en outre senti, sous une forme ou sous une autre, un besoin de devenir quelque chose que tu n’es pas encore ; mais il se peut même que, me comprenant mal, tu déclares ne rien sentir de pareil ; alors même tu peux expérimenter que, si tu acceptes passivement les conditions qui sont faites à ta conscience, tu dors. L’éveil n’est pas un état, mais un acte. Et les hommes sont bien plus rarement éveillés que leurs paroles n’ont la prétention de le faire croire.

Tel homme s’éveille, le matin, dans son lit. A peine levé, il est déjà de nouveau endormi ; en se livrant à tous les automatismes qui font son corps s’habiller, sortir, marcher, aller à son travail, s’agiter selon la règle quotidienne, manger, bavarder, lire un journal, - car c’est en général le corps seul qui se charge de tout cela -, ce faisant il dort. Pour s’éveiller il faudrait qu’il pensât : « toute cette agitation est hors de moi ». Il lui faudrait un acte de réflexion. Mais si cet acte déclenche en lui de nouveaux automatismes, ceux de la mémoire, du raisonnement, sa voix pourra continuer à prétendre qu’il réfléchit toujours : mais il s’est encore endormi. Il peut ainsi passer des journées entières sans s’éveiller un seul instant. Songe seulement à cela au milieu d’une foule, et tu te verras environné d’un peuple de somnambules. L’homme passe, non pas, comme on dit, un tiers de sa vie, mais presque toute sa vie à dormir de ce vrai sommeil de l’esprit. Et le sommeil, qui est l’inertie de la conscience, a beau jeu de prendre l’homme dans ses pièges : car celui-ci, naturellement et presque irrémédiablement paresseux, voudrait bien s’éveiller, certes ; mais, comme l’effort lui répugne, il voudrait, et, naïvement, il croit la chose possible, que cet effort une fois accompli le plaçât dans un état de veille définitif, ou au moins de quelque durée ; voulant se reposer dans son éveil, il s’endort. De même qu’on ne peut pas vouloir dormir, car vouloir, quoi que ce soit, c’est toujours s’éveiller, de même on ne peut rester éveillé si on ne le veut à tout instant.

Et le seul acte immédiat que tu puisses accomplir, c’est t’éveiller, c’est prendre conscience de toi-même. Jette alors un regard sur ce que tu crois avoir fait depuis le commencement de cette journée : c’est peut-être la première fois que tu t’éveilles vraiment ; et c’est seulement en cet instant que tu as conscience de tout ce que tu as fait, comme un automate sans pensée. Pour la plupart, les hommes ne s’éveillent même jamais à ce point qu’ils se rendent compte d’avoir dormi. Maintenant, accepte si tu veux cette existence de somnambule. Tu pourras te comporter dans la vie en oisif, en ouvrier, en paysan, en marchand, en diplomate, en artiste, en philosophe, sans t’éveiller jamais que, de temps en temps, juste ce qu’il faut pour jouir ou souffrir de la façon dont tu dors ; ce serait même peut-être plus commode, sans rien changer à ton apparence, de ne pas t’éveiller du tout.

Et comme la réalité de l’esprit est acte, l’idée même de « substance pensante » n’étant rien si elle n’est actuellement pensée, en ce sommeil, absence d’acte, privation de pensée, il n’y a rien, il est véritablement la mort spirituelle.

Mais si tu as choisi d’être, tu t’es engagé sur un rude chemin, montant sans cesse et réclamant un effort de tout instant. Tu t’éveilles ; et immédiatement tu dois t’éveiller à nouveau. Tu t’éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un sommeil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l’acte. Au lieu que les autres hommes, pour le plus grand nombre, ne font que s’éveiller, s’endormir, s’éveiller, s’endormir, monter un échelon de conscience pour le redescendre aussitôt, ne s’élevant jamais au-dessus de cette ligne zig-zaguante, tu te trouves et te retrouves lancé selon une trajectoire indéfinie d’éveils toujours nouveaux. Et comme rien ne vaut que pour la conscience percevante, ta réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible constituera la science des sciences. Je l’appelle métaphysique. Mais, toute science des sciences qu’elle est, n’oublie pas qu’elle ne sera jamais que l’itinéraire tracé d’avance, et à grands traits, d’une progression réelle. Si tu l’oublies, si tu crois avoir achevé de t’éveiller parce que tu as établi d’avance les conditions de ton éveil perpétuel, à ce moment de nouveau tu t’endors, tu t’endors dans la Mort spirituelle.



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