Un autre fait a contribué à semer dans l’immense littérature philosophique et mystique de l’Inde des vérités puissantes, fruits de révoltes anciennes et germes de futures révolutions. Les livres théologiques eux-mêmes sont minés, empoisonnés de vérités qui les nient. J’ai laissé de côté, comme n’intéressant pas l’histoire sociale de l’époque, le rôle des ascètes, qui, après de longues années de méditations solitaires, communiquaient leurs enseignements à quelques rares élèves. Nous ne pouvons guère savoir à quel genre et à quel degré de connaissance ces hommes étaient parvenus. Mais je me permets de faire cette hypothèse, et c’est ton travail à toi de la mettre à l’épreuve d’une étude dialectique de l’histoire de la pensée hindoue [1] :
Plusieurs de ces ascètes furent réellement de grands penseurs ; c’est la moindre confiance que l’on puisse leur accorder. Ils furent donc de grands douteurs. Ils nièrent tous les dogmes, et en reconnurent le pouvoir oppresseur. D’autre part, ils ne pouvaient rechercher la vérité sans la vouloir pour l’humanité entière. Quelques-uns retournèrent donc enseigner aux hommes le désir de la liberté ; tels le Mahâvîra ou le Bouddha. D’autres pensèrent plus loin. Ils se souvenaient de semblables tentatives, et qu’elles échouèrent. Ils se demandèrent pourquoi. Maintenant, je ne puis croire qu’ils furent aveugles, ces acharnés chercheurs, à cette évidence qui me crève les yeux, à moi qui ai si peu vécu, si peu étudié les hommes et la société : que toute classe régnante détourne et assassine à son profit toutes les manifestations de la pensée libre et révolutionnaire. Ils surent qu’exprimer leur pensée publiquement, ç’aurait été fournir de nouveaux instruments d’oppression à de nouveaux prêtres, à de nouveaux tyrans... Ils n’avaient pas un prolétariat pour réaliser socialement leur pensée. Quelques-uns, sans doute, renoncèrent purement et simplement, et, méprisant l’ « illusion » du monde, moururent de cette pensée sublime : « la vérité est, rien d’autre n’importe ». D’autres, enfin, se dirent : « Illusion, le corps, illusion, la société. Peut-être. Mais réelle la douleur, réelle l’ignorance, réel l’esclavage que le corps et la société font subir aux millions d’hommes de la terre. J’ai trouvé le chemin de la délivrance. Mais, si j’enseigne la méthode, les hommes en feront une doctrine qui ne servira qu’à renforcer leur esclavage. Pourtant la méthode est bonne ; elle est la vraie. Dans la suite des siècles, il y aura des moments privilégiés où la misère humaine, au comble de son âpreté, de sa conscience, donc de sa puissance, réclamera une méthode pour briser ses chaînes. Je dois, pour ces siècles à venir, perpétuer la science qu’il m’a été donné d’acquérir. Alors des hommes se trouveront qui sauront, de cette science de toute délivrance, tirer la méthode qui conviendra à la nécessité du moment. » L’anachorète cherche alors des disciples. Il éprouve leurs corps, leurs intelligences, leurs passions, leurs volontés, de mille façons variées. Ce sont de longues années d’ « initiation », c’est-à-dire de commencement, de préparation. La plupart ne résistent pas à ces épreuves. Il les renvoie dans le monde, avec une ironique bonté, pleins d’une science inutile, sûrs d’eux-mêmes. Car ce qu’il veut éprouver, c’est l’acharnement à douter de chacun. Les croyants sont perdus, leur foi est un sommeil. Finalement, un disciple persiste, jusqu’au bout des épreuves, à penser. Son doute est victorieux : il n’avait pas autre chose à apprendre [2]. Le terme de son éducation, c’est le renoncement même à son salut personnel. A ce moment, il peut comprendre, comme le maître lui enseigne, qu’il n’est qu’un tout petit élément dans l’évolution humaine, un humble messager chargé de transmettre une Méthode aux siècles qui en auront besoin. Il cherchera à son tour un disciple, et lui transmettra cette connaissance. De temps en temps, ses auditeurs novices, enflammés de zèle, voudront rédiger en livres son enseignement, et le rendre public. Mais lui, savamment, déguise le redoutable pouvoir destructeur de sa pensée sous quelques formules hermétiques, ou à double sens, telle qu’aucun contemporain ne puisse les interpréter d’une façon nocive, et que seuls comprendront un jour les hommes dont la pensée pourra mouvoir, pour se réaliser, le puissant levier de la misère consciente d’un peuple ou d’une classe.
Tel est l’enseignement « ésotérique » des sages de l’Inde. Il se transmet comme l’impulsion initiale donnée à une rangée de boules de billard : toutes, invisiblement, secrètement, reçoivent et transmettent le choc, mais seule se déplace celle qui a devant elle un espace libre. Je ne prétends pas que le seul but de cette tradition ésotérique fut une action révolutionnaire à longue échéance ; son but est la délivrance, et l’homme n’est pas esclave de la société seule ; il a aussi un corps, par exemple. Mais, pour quiconque a compris réellement le sens de la tradition secrète, son seul but immédiat, aujourd’hui, est la lutte révolutionnaire.
Ce ferment révolutionnaire dissimulé dans les Upanishads, livres rédigés par de petits groupes de disciples, pouvait jouer dans l’Inde le même rôle que la philosophie hégélienne en Occident. Il y aura un jour ou l’autre un Karl Marx hindou qui saura extraire l’essence de la méthode dialectique cachée dans cette littérature. Gandhi est venu un peu trop tôt pour pouvoir appliquer la théorie de l’identité des contraires enseignée par ses maîtres jaïnistes à la lutte des classes, trop récente dans son pays. Un autre homme fera cette œuvre nécessaire. Le Védanta pourra lui fournir un riche point de départ. [3] Ce système, - les Hindous disent plus justement darshana, « point de vue », ou « investigation », - la dernière des six grandes écoles qui se réclament de la tradition védique, fait la synthèse de deux doctrines : un matérialisme absolu, dialectique de l’évolution universelle, le Sankhya, et une méthode de développement individuel, sorte de mystique scientifique, le Yoga. Le Sankhya a certainement préparé nombre d’esprits hindous à une science dialectique de l’évolution sociale ; quant au Yoga, il contient un certain nombre de méthodes, dont l’efficacité a été prouvée par une expérience séculaire, qui pourraient utilement servir à une forte éducation révolutionnaire.
Que l’on admette ou non cette peu contrôlable tradition orale d’un ésotérisme révolutionnaire, peu importe d’ailleurs. Il y eut toujours, à toute époque, des dialecticiens révolutionnaires. Ils furent généralement incompris, et passèrent pour des auteurs hermétiques. Héraclite a formulé les principes fondamentaux de la dialectique hégélienne ; mais sa philosophie resta une pure philosophie, semble-t-il, parce qu’elle ne trouvait pas devant elle des forces économiques capables de la réaliser. On peut dire qu’Héraclite pensa, non pour son siècle, mais pour le nôtre. Depuis la plus haute antiquité, la dialectique attend son heure. Elle a sonné.
Ainsi, j’ai cité déjà l’enseignement du Yoga selon lequel tout ce qui peut être un bien pour l’humanité devient un mal s’il est recherché par et pour l’individu exclusivement. On peut, par exemple, parler d’un progrès spirituel de l’homme ; quiconque veut ce progrès au seul titre de satisfaction individuelle se condamne à une véritable régression.
L’école Advaita (c’est-à-dire « niant le dualisme ») de la philosophie Védantâ a conservé la trace de plusieurs vérités, brassées dans des siècles de fermentations religieuses et de révoltes, qui se sont forgées d’elles-mêmes et aiguisées au feu des antagonismes sociaux. L’expression même d’Advaita, que l’on traduit souvent, en Occident, par « monisme », contient une vérité ; elle signifie : « la négation du dualisme est vraie ». L’histoire a montré que le dualisme philosophique a été un serviteur incomparable des forces d’asservissement religieux. Toute religion, en tant que mode d’oppression sociale à la disposition d’une classe dominante, prend une forme dualiste, sous quelque modalité que ce soit. C’est, par exemple, le dualisme matière-esprit du christianisme ; la matière est « méprisable » : le peuple doit donc se résigner à souffrir « matériellement » ; ses « mortifications » feront le plus grand bien à son « esprit » ; cependant, la foi naïve, la résignation chrétienne du serf permet au seigneur et au prêtre de remplir leurs ventres « matériels ». Mais d’autre part, proclamer la vérité du « monisme » est insuffisant ; on pourrait encore très bien torturer un « monisme » philosophique pour lui faire jouer le même rôle que le dualisme. Lorsque Plékhanoff déclare que la dialectique marxiste est moniste, [4] c’est bien en un sens qui implique une négation active de la dualité. Ainsi de l’Advaita hindou. Il ne s’agit pas de poser l’unité pure, notion vide et stérile, mais de nier le dualisme qui menace d’asservir notre esprit, et, bien entendu, notre corps aussi. Le dualisme étant une force de conservation de la bourgeoisie, le non-dualisme ne peut qu’être une pensée vive et révolutionnaire.
La proposition centrale de l’Advaita exprime aussi une vérité : « toutes les choses sont dans le soi, mais le soi n’est en aucune chose ». Cette formule si simple, on le voit, condamne le panthéisme, qui sert ordinairement en Occident de véhicule vulgaire à la prétendue « pensée hindoue » ; en y ajoutant le principe que le « soi » (âtmâ) n’a de valeur que s’il est pris universellement pour tout homme pensant, et non pour telle conscience individuelle, on condamne du même coup l’idéalisme subjectif, autre forme occidentale de la « vraie pensée hindoue ». Enfin ces deux condamnations entraînent cette conséquence positive : les choses, ne renfermant pas de « soi », de « conscience », ne peuvent être soumises qu’à un déterminisme qui n’est pas en dehors ou en dedans des choses, mais dont la nécessité ne fait qu’un avec le mouvement même des choses.
C’est en ce sens d’ailleurs que Hegel interprétait magistralement les quelques données qu’il possédait sur la pensée hindoue, malgré le vague des traductions qui avaient cours à son époque [5]. Il faut avouer que, depuis, grâce à quelques grossiers artifices de traduction et de systématisation abusive, on est parvenu à bâtir en Occident, sur ces formules, les plus ignominieuses falsifications de la doctrine védantine, depuis l’exotisme intellectuel, dont la forme est déterminée, on ne sait trop par quel mélange de bêtise et d’Intelligence Service, de la Théosophie ; jusqu’aux intelligents commentaires de stricte observance de M. René Guénon [6], qui parvient habilement à justifier un système théocratique de droit divin - qui au reste n’a probablement jamais fonctionné dans l’Inde [7]. C’est comme si, profitant de mon ignorance de la langue allemande, on me proposait L’Imitation de Jésus-Christ comme étant la traduction des œuvres de Hegel. Je suis sûr que, pour un Hindou, la doctrine de l’Advaita ne peut qu’être révolutionnaire ; il me semble qu’un advaitiste réactionnaire doit être aussi ignoblement ridicule qu’un social-démocrate marxiste. [8]
[1] En marge de cette phrase : « quel culot ! »
[2] Cf. A. David-Neel, Mystiques et magiciens du Thibet. Initiations lamaïques.
[3] En marge : « pauvre moi ! »
[4] En marge, à hauteur du nom « Plékhanoff », René a écrit au crayon : « Oh ! Plékhanoff » et dessiné en dessous l’emblème bolchévik de la faucille et du marteau surmontés de l’étoile à cinq branches.
[5] Hegel, Philosophie de la Nature (Sur la Bhagavad-Gîtâ).
[6] Cette phrase sur René Guénon est marquée en marge d’un grand point d’interrogation, qui n’a rien de surprenant...
[7] René Guénon : l’Homme et son devenir selon le Védanta ; le Roi du monde ; Autorité spirituelle et pouvoir temporel, etc.
[8] En marge, à nouveau, un grand point d’interrogation, avec l’inscription : « mais... (pas de prolétariat)... Râmakrishna, Vivêkânanda. »