Les Cahiers d’Hermès I

Rolland de Renéville (Hermès) - Sciences maudites et poètes maudits

Rolland de Renéville (dir.). La Colombe, 1947
vendredi 18 novembre 2022.
 
Les Cahiers d’Hermès I. Dir. Roland de Renéville. La Colombe, 1947

Il est de vérité courante que la fin du dix-huitième siècle et le commencement du dix-neuvième furent caractérisés par une volonté de recherche dégagée des contraintes de toute foi. On pourrait déduire de certaines apparences que la dure lutte que les Encyclopédistes entreprirent contre les dogmes religieux, et que les adeptes des divers matérialismes prolongèrent à leur tour, allait détourner les chercheurs de connaissances qui méritaient doublement l’épithète d’interdites, du fait que la science venait condamner à son tour l’ambition déjà dénoncée par l’Eglise, que manifestaient certains hommes d’appréhender le monde en se connaissant eux-mêmes.

Cependant, un examen plus approfondi de l’activité de ce temps amène à reconnaître que le dix-huitième siècle, qui vit éclore la mentalité scientifique, marque d’autre part l’apogée de la puissance des sociétés à prétention initiatique, telles que l’Ordre des Elus Cohens, fondé par Martinez de Pasqually, auxquelles ne dédaignaient pas d’adhérer les hommes qui se faisaient les promoteurs de l’étude rigoureuse des phénomènes. Et cette attitude, au premier abord déroutante, put s’observer chez des chercheurs comme Swedenborg, qui partaient de la discipline scientifique pour aboutir aux pratiques de l’expérience mystique.

Le début du dix-neuvième siècle eut de même en Wronski un esprit doué d’un vaste génie mathématique, et dont la pensée part d’une déclaration d’hostilité à l’intuition mystique, pour finalement en retrouver les conclusions au terme de ses démonstrations les plus achevées.

Si l’on a fait état des acquisitions que l’ère dite moderne doit à la pensée des Encyclopédistes, l’on n’a guère songé à invoquer la dette que cette phase de l’évolution humaine a, d’autre part, contractée à l’égard des philosophes ésotériques dont le message s’est développé parallèlement à celui des précurseurs de la pensée scientifique. Et pourtant cette dette existe. Une rapide confrontation des doctrines de Martinez de Pasqually, de Swedenborg et de Wronski avec les données philosophiques éparses dans les œuvres des écrivains du début du dix-neuvième siècle, nous permettra d’entrevoir dans quelle proportion ces derniers, qui apparaissent comme les chantres et les porte-parole de leur temps, furent enclins à puiser dans les axiomes des illuminés les éléments de la doctrine qui leur permit d’accomplir une révolution dans le domaine des Lettres.

Peut-être parviendrons-nous finalement à résoudre en partie l’apparente contradiction qui se remarque dans les tendances d’une époque imbue à la fois de science expérimentale et de philosophie ésotérique, pour peu qu’un élément commun se découvre à nous, derrière leurs antinomies.


Martinez de Pasqually.

La date de naissance et la patrie de Martinez de Pasqually ne nous sont pas connues avec certitude. Certains indices portent à croire qu’il était juif espagnol, et né dans les dix premières années du dix-huitième siècle. M. Gérard Van Rijnberk a soigneusement réuni les renseignements que nous possédons à son encontre [1], et de celte somme se dégage une importante personnalité, à la fois violente et candide, animée d’une foi communicative en ses propres pouvoirs, et cependant réticente lorsqu’il s’agissait d’en dévoiler la nature et la portée.

L’enseignement théorique de Martinez était un composé de kabbale et de christianisme auquel ses disciples accédaient progressivement à mesure qu’ils franchissaient les grades de l’Ordre dont il était le Grand Maître, et qu’il avait fondé en 1754. La partie orale de cet enseignement s’est probablement transmise, au moins partiellement, jusqu’aux rares disciples de Martinez qui se réunissaient encore ces dernières années. Sa partie écrite, la seule qui nous soit accessible, consiste en un Traité de la Réintégration des Etres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines.

L’une des pensées maîtresses de l’auteur est que l’homme se trouve réduit à son état limité et misérable du fait qu’il a voulu, à l’exemple de Dieu, se créer un monde, et s’ériger en démiurge.

Volontairement séparé de Dieu, l’homme rencontre dans la réalisation de son désir sa propre damnation. Selon M. Rijnberk « ce qu’il y a d’original et de très profond dans l’exposé de Martinez, c’est la définition de la nature de la faute commise par les premiers esprits émanés et par Adam ». Cette faute se perpétue à tout moment, et sa perpétration constitue la tragédie même de l’humanité : « Le Dieu qui est en nous veut créer ; sur le plan céleste ses œuvres échouent, avortent, meurent avant d’être passées de conception en acte ; sur le plan temporel, la volonté de créer des valeurs spirituelles pures se trouve déviée ; tous nos efforts ne réussissent qu’à produire des formes de matière, piètres reflets de nos rêves orgueilleux. »

Cette façon d’interpréter un mythe sur plusieurs plans, et1 d’en déduire dans le même mouvement de pensée une signification métaphysique, et une révélation sur le drame qui ne cesse de se jouer dans l’esprit humain, caractérise bien les méthodes d’interprétation kabbalistique des textes sacrés. Et l’on peut admettre que cette invitation à voyager en des ombres dont la religion dogmatique interdit l’accès, tout en prétendant en imposer, sous le nom de mystères, la notion décourageante, ait pu attirer les esprits décidés à tout comprendre avant de tout aimer.

La réconciliation de l’homme avec Dieu pouvait, selon Martinez, se réaliser grâce à certaines opérations de magie théurgique, dont la révélation graduelle constituait l’enseignement pratique de l’Ordre : l’adepte, qui s’y exerçait sous le contrôle du maître, obtenait un bien spirituel ineffable et que les Martinistes dénommaient mystérieusement « la Chose ». Son obtention s’accompagnait de phénomènes visibles et miraculeux dont le plus haut devait être l’évocation du Christ.

Il semble ainsi que les enseignements théoriques de Martinez aient atteint à une grandeur que vint malencontreusement amoindrir la singularité des pratiques dont il les accompagnait. C’est ce que comprit Claude de Saint-Martin, le plus doué de ses disciples qui, à la mort du maître, s’érigea en réformateur de l’Ordre, et abolit les pratiques évocatoires pour les remplacer par de pures expériences intérieures.

Il est singulier que l’épanouissement d’une doctrine mystique dont le principal article de foi est qu’une malédiction s’attache au don créateur de l’homme, se soit réalisé à l’époque même, où dans le domaine des Lettres, la faculté poétique, jusqu’alors conçue comme une faveur divine, devint considérée comme l’apanage des esprits foudroyés.

Sans doute est-il hasardeux de supposer une filiation entre le martinisme et le romantisme français, faute de preuves qui manquent presque toujours lorsqu’il s’agit d’affirmer l’influence d’une société secrète sur un domaine quelconque de l’activité humaine.

Toutefois il peut advenir que la réunion de certains indices donne un jour à penser que la rencontre de doctrines, l’une mystique, l’autre poétique, qui aboutissent à situer l’homme adonné au labeur de l’expression dans un décor de ruines, ne relève pas du simple hasard.

C’est ainsi qu’il est maintenant possible d’indiquer que l’admiration nourrie à un moment de sa vie par Baudelaire pour Joseph de Maistre, devient, à l’égard de l’influence qui nous occupe, très significative lorsqu’on sait que l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg fut un adepte fervent de la doctrine martiniste, sur les données de laquelle son ouvrage est d’ailleurs construit, et qu’il fit partie de l’Ordre instauré par Martinez de Pasqually, et prolongé par Claude de Saint-Martin. Emile Dermenghem a publié en 1923 sur la question un important ouvrage intitulé Joseph de Maistre mystique [2]. L’attraction exercée par la pensée de Joseph de Maistre sur Baudelaire prend de ce fait un sens nouveau. Et il n’est pas impossible que le Temple dont l’image intervient au début du Sonnet des Correspondances ne soit un souvenir lointain de celui dans lequel se réunissaient Joseph de Maistre et les adeptes de la maçonnerie illuminative, qui le concevaient comme un résumé et un symbole de la Nature, non plus que la Bénédiction dont la fatalité purificatrice charge le poète dès sa naissance ne soit l’ombre de celle que Martinez de Pasqually avait reconnue dans la destinée de l’homme qui s’assigne la lâche d’user, après Dieu, des pouvoirs créateurs du Verbe.

Il n’est guère douteux que l’obsession du péché originel, manifestée par Baudelaire en de nombreux endroits de son œuvre, n’appartienne à l’influence martiniste, qui réagit sur lui à travers Joseph de Maistre, auquel il faisait la faveur de le nommer, dans son enthousiasme « le grand génie de notre temps » [3].

Un second adepte de la doctrine martiniste, le physiognomiste Lavater s’attira la ferveur de Baudelaire qui lui décernait la qualification d’homme angélique. C’est à son système qu’il se reporta dans ses travaux sur les peintres de son temps. Analyse-t-il un tableau d’Ingres, Baudelaire se réfère à Lavater pour y noter les fautes que selon lui le peintre aurait commises à l’égard des proportions du corps humain : « Voici une armée de doigts... allongés en fuseaux, et dont les extrémités étroites oppriment les ongles que Lavater, à l’inspection de cette poitrine large, de cet avant-bras musculeux, de cet ensemble un peu viril, aurait jugés devoir être carrés. »

Il n’est pas permis de douter, d’autre part, que Gérard de Nerval ait fort bien connu le martinisme, dont il donna un historique très complet dans son livre consacré aux Illuminés. La suite de sonnets réunis sous le titre des Chimères suffirait à elle seule à attester que leur auteur n’ignorait rien du symbolisme ésotérique dont la tradition a usé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, pour transmettre une sagesse tout à tour calomniée et redécouverte. Mais le conte d’Aurélia vient encore attester par sa teneur l’influence de l’illuminisme sur Nerval, puisque celui-ci y dépeint l’histoire d’une initiation (c’est l’expression même de l’auteur) au cours de laquelle tous les mythes de l’humanité sont vécus par celui qui la subit. Les sommeils que traverse l’apprenti marquent chacune des phases de la poursuite spirituelle qu’il engage sur les traces de l’éternelle Isis. Les allusions au cabinet de méditation, aux colonnes salomoniques, à la Table d’Emeraude, et à la Perle rose, situent directement l’expérience du poète dans la tradition de la maçonnerie illuminative. Gérard de Nerval s’est d’ailleurs étendu, dans son Voyage en Orient, sur les initiations maçonniques auxquelles il s’était soumis. Toutes les formes d’illuminisme l’attirèrent et nous verrons que le message de Swedenborg auquel il se réfère dans une lettre célèbre à propos de ses Chimères, ne réagit pas moins sur lui que sur Baudelaire qui lui dut la doctrine des correspondances, et le cita à diverses reprises.

L’Ordre des Elus Cohens, instauré par Martinez de Pasqually, eut encore la faveur de compter parmi ses membres Honoré de Balzac. Des œuvres telles que Louis Lambert, Séraphita, La Recherche de l’Absolu, qui constituent le soleil philosophique du système balzacien, tiennent à la fois du message de Martinez, de celui de Swedenborg et de l’exemple de Wronski dont la personnalité reste présente derrière les événements de La Recherche de l’Absolu. Ces trois philosophes maudits élaborèrent leurs œuvres personnelles dans le rayonnement secret de la kabbale, et, de fait, méritent sans l’avoir voulu, d’être nommés les initiateurs du romantisme.

Aux noms de Nerval, Baudelaire et Balzac qui brillent dans leur sillage, l’on ne peut omettre d’ajouter celui de Victor Hugo, dont les convictions philosophiques, particulièrement exprimées dans La Fin de Satan, ressortent de l’illuminisme et de la gnose kabbalistique.

Ce qu’on a nommé le mouvement symboliste n’est sans doute que l’épanouissement de tout ce que le romantisme français contenait de philosophie secrète et mystique. Le romantisme allemand, dès la fin du dix-huitième siècle, élaborait une représentation idéaliste et magique de l’univers, particulièrement exprimée par Novalis, où tout aspect du monde sensible n’était plus que symbole et signe d’une Idée à laquelle cet aspect se trouvait lié par la loi de l’analogie. De son côté, le romantisme anglo-saxon prenait à la même époque son point de départ dans les poèmes visionnaires de William Blake, qui prolongeaient dans les temps modernes la tradition du Sepher Ietzirah et du Zohar, et trouvait au début du dix-neuvième siècle son accomplissement dans l’œuvre d’Edgar Poe, le poète de l’Analogie et de la Doctrine oubliée que l’on peut, à travers Eurêka et La Révélation magnétique, reconnaître comme la tradition kabbalistique. Le romantisme français devait, par les voix de Nerval, Baudelaire, Balzac et Hugo, renouer avec la tradition hermétique des poètes français de la Renaissance [4], et exprimer un message identique, mais plus réticent, et qui n’allait être exalté au point de devenir un système de connaissance, et constituer une philosophie de la poésie que dans les œuvres de Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam et de Rimbaud. Le nom même de symbolisme que prit le mouvement poétique issu de leur exemple, révèle bien la tendance de ses promoteurs à ne considérer les objets du monde visible qu’en tant que signes d’une réalité dont ils ne sont que les aspects.

A cet égard, lorsque Axel, le héros philosophique imaginé par Villiers de l’Isle-Adam, après avoir vécu par la pensée en compagnie de sa fiancée Sarah, la plénitude de leur amour, se suicide afin de n’en point ternir l’Idée au contact de sa réalisation, il est bien dans la ligne d’une philosophie pour laquelle le monde sensible n’est que la projection dégradée de l’Idée qui le produit. Il en est de même du héros mallarméen Elbehnon, qui se couche sur la cendre des astres, ses ancêtres, pour boire « la goutte d’infini qui manque à la mer ».

On sait que le drame d’Axel emprunte son sujet au conte philosophique d’Igitur, ou la folie d’Elbehnon.

Je crois avoir démontré ailleurs [5] que le héros mallarméen porte un nom composé de mots hébreux qui signifie le fils des Elohim, et avoir suggéré le sens de l’expérience mystique très particulière dont les pages d’Igitur composent la somme. D’autre part, l’attrait de Villiers de l’Isle-Adam pour toutes les formes d’illuminisme est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Le drame d’Axel est d’ailleurs entièrement construit sur le symbolisme alchimique, et l’on y entend le Bose-Croix, Maître Janus, user d’un langage qui donne à penser que l’auteur du drame avait abordé les divers aspects de la tradition secrète, et en particulier le message de Martinez de Pasqually. Le symbolisme du manteau, qui est particulier au rituel martiniste, s’y trouve en effet employé.

C’est au moment où le mouvement symboliste se trouvait en plein essor que le Dr Encausse, sous le pseudonyme de Papus, entreprit de faire revivre le mouvement martiniste en France, et fonda à Paris un Ordre dont les membres étaient en relations avec les écrivains du temps. C’est ainsi que le poète Victor-Emile Michelet, l’un des martinistes de la première heure, a révélé dans son dernier ouvrage, intitulé Les Compagnons de la Hiérophante [6] que la librairie occultiste d’Edmond Bailly servait de lieu de réunion aux adeptes de la doctrine martiniste, ainsi qu’à divers écrivains et artistes tels que Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Bops, Debussy et Odilon Bedon. Il en résultait entre eux de fertiles discussions. Et c’est dans l’Ombre du martinisme qu’allait se fonder la Bose-Croix esthétique de Péladan, à laquelle devait adhérer tout un groupe de peintres, d’écrivains et de musiciens. Saint-Pol Roux et Eric Satie furent de leur nombre. L’influence de la Bose-Croix esthétique se manifesta sur la pensée d’Alfred Jarry, si vivement épris de pentacles magiques et de symbolisme hermétique, et dont la formule théâtrale consistait à porter à la scène des Idées, et non des êtres vivants, ce qui devait lui permettre d’atteindre à une expression de la réalité que le réalisme n’a jamais su appréhender. Sur la couverture qu’il a composée pour le drame de César Antéchrist, Jarry s’attribue justement, et sans doute avec quelque humour, le titre chaldéen alors en vogue de Sar Alfred Jarry.

Les formes si diverses de l’illuminisme ont entre elles des points de rencontre par l’effet de ce que René Guénon nomme « la catholicité de la Tradition ». C’est ainsi que l’orphisme grec, dont se réclamèrent à la fois Rimbaud dans la Lettre du Yoyazd, et Mallarmé dans la préface du Coup de Dés, trouve sa correspondance dans les messages de Martinez, de Swedenborg et de Wronski, bien que les systèmes de ces derniers philosophes soient avant tout des interprétations personnelles de la kabbale hébraïque. Nous n’avons donc pas à éprouver de la surprise ou de l’inquiétude à voir une certaine famille de poètes accepter l’ensemble de ces divers messages sans paraître éprouver de préférence à l’égard de l’un d’entre eux. Il reste toutefois possible de dégager les répercussions particulières de ces messages sur la pensée des poètes qui trouvèrent en ces derniers la préfiguration de la méthode de connaissance que leur expérience personnelle les avait conduit à élaborer. C’est ainsi qu’après avoir quelque peu précisé les contours de l’ombre portée que le mouvement fondé par Martinez de Pasqually projeta sur le paysage romantique, en contribuant de ce fait à en nourrir les riches ténèbres, il convient à présent d’examiner la part que prirent les messages de Swedenborg et de Wronski dans l’élaboration de la nuit sublime que Mallarmé apparentait à la goutte d’encre.


Emmanuel Swedenborg.

Emmanuel Swedenborg naquit à Stockholm le 29 janvier 1688. Il était fils d’un pasteur protestant, célèbre pour sa piété, qui vivait parmi les créatures issues de son imagination et de sa foi, et passait pour converser familièrement avec les anges. En réaction sans doute à l’égard des postulats religieux que son père lui proposait, Swedenborg élut tout d’abord comme guides Descartes et Newton, et s’adonna passionnément à l’étude des mathématiques. Son génie lui fit découvrir successivement la théorie atomique, la théorie ondulatoire de la lumière et la théorie cinétique de la chaleur. Mais s’il rejeta délibérément la lettre des enseignements religieux que l’on avait imposés à son enfance, il resta fortement imprégné de leur .esprit, et ses premiers ouvrages philosophiques réalisent déjà une synthèse de la méthode analytique et de l’esprit mystique. C’est ainsi qu’au cours de ses hypothèses cosmogoniques recueillies dans les Principia, il suppose que les intervalles compris entre les particules de. la matière sont le siège d’un mouvement perpétuel qui ne peut être que Dieu lui-même, identifié à l’infini du temps et de l’espace. La philosophie de l’Œconomia ne fait qu’accentuer et préciser cette conception d’une source créatrice qui émane l’univers et s’y reflète, de sorte que la structure des choses visibles porte la signature d’une entité inconnaissable dont elles sont issues. Ainsi que l’a noté M. Martin Lamm dans son grand ouvrage consacré au philosophe suédois : « Cette conception organique de la nature se traduit dans son raisonnement scientifique par l’application systématique qu’il fait de la doctrine suivant laquelle tout ce qui existe dans le macrocosme se reflète dans le microcosme ; non seulement l’homme, mais encore la moindre particule de l’univers constituent un monde en miniature, présentant la même structure organique et soumis aux mêmes lois que le macrocosme [7]. » Swedenborg ne fait ici que prolonger une doctrine professée dans l’antiquité la plus reculée, et que l’on retrouve aussi bien chez Platon que chez Hermès Trismégiste, chez les stoïciens que dans la kabbale, et d’après laquelle l’univers est un être immense dont les planètes sont les organes, et que chacune de ses particules reflète tout entier. Mais il renouvelle cette doctrine et construit dans son rayonnement sa Théorie des Correspondances dont l’influence allait être telle que l’on peut dire qu’une grande part de notre façon de concevoir l’univers en est directement l’effet. D’après Swedenborg « toute chose naturelle est la représentation d’une chose spirituelle, et celle-ci est à son tour la représentation d’une chose divine ». « Ainsi conçu, ajoute M. Martin Lamm, tout notre monde physique n’est donc qu’un symbole du monde spirituel. Et la question se pose alors de savoir comment nous devons interpréter ces symboles, de façon à remonter de la conception des choses naturelles à celles des vérités spirituelles qu’ils reflètent, mais qui en soi se trouvent en dehors de notre sphère intellectuelle. »

Swedenborg expérimenta en 1743 la respiration intérieure à laquelle de nombreux mystiques font allusion, et qui s’accompagne d’une suspension de la respiration physiologique normale. A la faveur de cette méthode mystique de connaissance, des visions apparaissent à l’esprit qui accède au déchiffrement des symboles et conçoit les correspondances naturelles dans leur nudité. Le phénomène de la respiration intérieure est encore de nos jours poursuivi par les mystiques de la religion chrétienne orthodoxe sous le nom d’Hésychasme, et constitue une méthode transitoire entre les modes d’oraison des mystiques de la religion catholique romaine, et les pratiques du Yoga qui ont cours dans tout l’Extrême-Orient. Swedenborg parvint en 1745 à la vision du Christ. Et ici nous aboutissons au point où se rejoignent la doctrine martiniste, dont le but suprême était l’évocation de Jésus-Christ et la doctrine swedenborgienne. Cette remarque n’est pas vaine, car elle nous permet de pressentir les raisons qui amènent certains esprits du dix-neuvième siècle à passer indifféremment de l’une de ces doctrines à l’autre. Et il est certain que sous l’impulsion de Claude de Saint-Martin, la doctrine inaugurée par Martinez de Pasqually tendit à se confondre avec celle de Swedenborg.

Si la science du dix-neuvième siècle devait abandonner le postulat sur lequel repose la théorie des Correspondances, et momentanément se cantonner dans la recherche des lois, en évitant de construire à partir de celles-ci des hypothèses sur l’origine et la fin du cosmos, une famille de penseurs allait recueillir cette assurance que les choses visibles ne sont que les signes des réalités invisibles, et ne plus voir dans les objets du monde sensible que les correspondances et les symboles du monde spirituel.

A propos de la suite des poèmes qu’il composa sous Je titre Les Chimères, Gérard de Nerval écrivit à Alexandre Dumas : « Puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie supernaturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous... Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique de Hegel ou les mémorables de Swedenborg, et perdraient leur charme à être expliqués, si la chose était possible. » Ces deux noms que Nerval suggère à son correspondant ne sont pas choisis par lui au hasard : ils sont de nature à orienter le lecteur des Chimères sur le système de pensée qui justifie une expression symbolique pour la première fois employée dans la poésie française. Ils avertissent que le poète se tient à une conception moniste de l’univers selon laquelle l’esprit et la matière lui paraissent les faces d’une réalité unique, et que les apparences sensibles ne sont pour lui que l’envers d’une trame que le poète a la mission de déchiffrer. Cette conception swedenborgienne d’une correspondance entre les objets de notre monde et celui d’un au-delà qui le prolonge, apparaît plus explicitement définie encore par Nerval dans ce passage d’Aurélia : « Du moment que je fus assuré que j’étais soumis aux épreuves de l’initiation sacrée une force invincible entra dans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m’identifier avec elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. »

Aurélia, ce traité d’initiation qui, sous les espèces d’un journal de visions pour lesquelles l’auteur a repris dans son septième chapitre le titre swedenborgien de Mémorables, retrace, je l’ai déjà dit, les épreuves par lesquelles l’esprit du poète est parvenu à la conscience des lois cosmiques. Nerval a su faire concourir les symboles de toutes les traditions mystiques pré-chrétiennes à l’expression de ses expériences, et les a fait se résoudre, à travers la symbolique de la Chevalerie, à l’évocation du Graal. Il a ainsi affirmé un rapport de continuité entre le monde religieux de l’antiquité païenne et celui de la chrétienté. Et les dernières lignes d’Aurélia aboutissent à l’affirmation sur laquelle repose le système de Swedenborg : « Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art cabalistique [8] ; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les cœurs. » Les symboles apparaissent en effet les mots-images de la langue unique par laquelle les profondeurs omniscientes de l’esprit humain révèlent à la conscience les correspondances qui ne cessent de relier l’homme à la nature.

L’évocation du Christ sur laquelle se termine le drame cyclique d’Aurélia se trouve à la fois en complet accord avec la tradition de la maçonnerie illuminative que Martinez de Pasqually illustra de façon particulière, et avec le système mystique de Swedenborg.

Il est maintenant possible de pressentir que les affirmations des poètes des dix-neuvième et vingtième siècles sur le sens des symboles, le pouvoir de la parole, et la richesse infinie de l’inconscient seront les conséquences lointaines, mais irrécusables des courants de pensée exprimée par les doctrines martiniste et swedenborgienne à l’aurore du romantisme.

Sans doute n’est-il nullement question d’attribuer à Swedenborg la création de la doctrine des correspondances qui se retrouve dans les conceptions d’Aristote, de Platon et dans celles de la kabbale hébraïque. Swedenborg lui-même n’a jamais prétendu faire en ce domaine œuvre de novateur, mais a toujours assuré que cette doctrine fut connue de l’humanité primitive, qui, selon lui, en laissa s’obscurcir la notion dans la suite des âges. Toutefois il n’est pas douteux que Swedenborg contribua par son œuvre à mettre en valeur la doctrine des correspondances dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, et c’est à travers son message que les écrivains du début du romantisme en prirent conscience. Après avoir vu Gérard de Nerval citer Swedenborg pour justifier ses vues personnelles, et suivre au cours de ses écrits la ligne de pensée tracée par le penseur suédois, nous trouverons en Balzac un disciple non moins fervent du sage qu’il nommait le Bouddha du Nord.

Les deux livres dans lesquels Balzac a exposé ses convictions philosophiques et religieuses sont Louis Lambert et Séraphita. Il apparaît que le système qui s’y trouve exposé est composé d’éléments empruntés à la doctrine kabbalistique des nombres dont l’Ordre maçonnique fondé par Martinez de Pasqually, et auquel nous savons que Balzac avait adhéré [9], était fortement empreint, et de postulats swedenborgiens d’après lesquels notre monde n’est que l’image réduite et grossière d’un monde d’essence supérieure. La théorie que l’on peut dégager des affabulations de Louis Lambert et de Séraphita repose sur une conception du Nombre très proche de celle de Platon, et que la kabbale a reprise : le Nombre y apparaît en effet comme le facteur invisible, et commun des formes et des objets tant du monde interdit’ à nos sens que de celui auquel nous participons. Il en résulte que le Nombre constitue une voie d’accès entre ces deux mondes que relie un rapport d’analogie. Et dans cette conclusion Balzac retrouve la théorie swedenborgienne des Correspondances : « L’existence du nombre, écrit-il dans Séraphita, dépend de l’unité qui, sans être nombre, les engendre tous. » « Que serait-ce, continue-t-il, si j’ajoutais que le mouvement et le nombre sont engendrés par la parole ? » C’est à partir de cette phrase qu’il lui devient loisible d’exposer une doctrine de la création de l’univers, de nature émanatiste, tout à fait analogue à celle que Swedenborg a exprimée au cours de ses écrits. Balzac adopte complètement la théorie des Correspondances d’après laquelle le microcosme n’est qu’un reflet du macrocosme. « Les mondes visibles sont coordonnés entre eux et soumis à des mondes invisibles », écrit-il dans Séraphita. Et encore : « Ils comprirent les invisibles liens par lesquels les mondes matériels se rattachaient aux mondes spirituels. » Il se réfère explicitement à cette théorie : « L’esprit angélique va bien au-delà : son savoir est la pensée dont la science humaine n’est que la parole ; il puise la connaissance des choses dans le verbe, en apprenant les Correspondances par lesquelles les mondes concordent avec les cieux. » Enfin il restitue au philosophe suédois cette affirmation déduite de la théorie des Correspondances : « Comme l’a dit Swedenborg, la terre est un homme. »

Le personnage de Louis Lambert, sous les traits duquel l’on sait que Balzac s’est dépeint, fait d’ailleurs entendre à l’égard de Swedenborg une profession de foi trop importante pour que je puisse me dispenser de la transcrire ici, malgré sa longueur. Elle contribue à marquer l’importance que la philosophie du mystique suédois avait prise dans les conceptions de Balzac et celles de son entourage. Et à cet égard il convient de remarquer que l’auteur de la Comédie Humaine a placé Louis Lambert sous la protection de Mme de Staël, dont les rapports avec les illuminés de France et d’Allemagne en un moment où s’élaborait la doctrine romantique, projettent sur la personnalité de cette dernière un éclairage particulier. Voici les paroles que Balzac prête à Louis Lambert : « Je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d’immenses études sur les religions et m’être démontré, par la lecture de tous les ouvrages, que la patiente Allemagne, l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible. Evidemment Swedenborg résume toutes les religions ou plutôt la seule religion de l’Humanité. Si les cultes ont eu des formes infinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n’ont jamais varié. Enfin l’homme n’a jamais eu qu’une religion. Le sivaïsme, le vichnouvisme et le brahmaïsme, les trois premiers cultes humains nés au Thibet, dans la vallée de PIndus et sur les vastes plaines du Gange, ont fini, quelques mille ans avant Jésus-Christ, leurs guerres par l’adoption de la Trimourti hindoue. De ce dogme sortent, en Perse, le magisme ; en Egypte les religions africaines et le mosaïsme ; puis le cabinisme et le polythéisme gréco-romain. Pendant que ces irradiations de la Trimourti adaptent les mythes de l’Asie aux imaginations de chaque pays où elles arrivent conduites par des sages que les hommes transforment en demi-dieux, Mithra, Bacchus, Hermès, Hercule, etc., Bouddha, le célèbre réformateur des trois religions primitives, s’élève dans l’Inde et y fonde son Eglise qui compte encore aujourd’hui deux cents millions de fidèles de plus que le christianisme, et où sont venus se tremper les vastes volontés de Christ et de Confucius. Le christianisme lève sa bannière. Plus tard Mahomet fond le mosaïsme et le christianisme, la Bible et l’Evangile en un livre, le Coran, où il les approprie au génie des Arabes. Enfin, Swedenborg reprend au magisme, au brahmaïsme, au bouddhisme et au mysticisme chrétien, ce que ces quatre grandes religions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrine une raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans ces fleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus, Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg ont les mêmes principes et se proposent la même fin. Mais, le dernier de tous, Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s’y trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sa théocratie .est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquels l’ont entortillé les autres cultes humains ; il l’a laissé où il est, en faisant graviter autour de lui ses créations innombrables et ses créatures par des transformations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’est l’éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles il punit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté. Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde aussi bien que la croix de Jérusalem et le sabre de la Mecque. L’une et l’autre sont fils du désert. Des trente-trois années de Jésus, il n’en est que neuf de connues ; sa vie silencieuse a préparé sa vie glorieuse. « A moi aussi il me faut le désert ! »

Si les doctrines de Martinez de Pasqually et de Swedenborg composent un message philosophique dont la lumière permet seule d’éclairer les ouvrages les plus singuliers de Nerval et de Balzac, un examen critique de l’œuvre entière de Baudelaire permet de conclure qu’il n’est pas possible d’en pénétrer les plus secrets arcanes, ni d’en découvrir le principal ressort, sans se référer aux deux doctrines mystiques qui les nourrirent de leur substance. Nous avons eu plus haut l’occasion de découvrir l’origine martiniste de l’obsession du péché originel qui constitue sans doute le thème majeur de l’éthique baudelairienne. Il va nous devenir loisible de restituer à l’influence avouée de la doctrine swendenborgienne les postulats sur lesquels reposent la métaphysique et l’esthétique de Baudelaire, qui ne doivent être à aucun moment séparées l’une de l’autre, puisque la beauté, selon le poète, n’était que la projection sensible d’une réalité supérieure : « Je me suis toujours plu, a-t-il écrit dans l’Art Romantique, à chercher dans la nature extérieure et visible, des exemples et des métaphores qui me servissent à caractériser les jouissances et les impressions d’un ordre spirituel. »

Dans la Fanfarlo, le premier conte en prose qu’il tenta de publier, et où il se dépeignit sous les traits de Samuel, Baudelaire mit en scène son héros au moment où il s’arrache à la lecture d’un ouvrage de Swedenborg : « Il souffla résolument ses deux bougies dont l’une palpitait encore sur un volume de Swedenborg, et l’autre s’éteignait sur un de ces livres honteux dont la lecture n’est profitable qu’aux esprits possédés d’un goût immodéré de la vérité. » Il est par ailleurs possible de noter tout au long de son œuvre des références à l’œuvre du grand mystique, et les citations qu’il lui emprunte pour soutenir ses affirmations. Mais l’hommage le plus éclatant qu’il rendit à son maître spirituel consista sans doute dans la publication du fameux sonnet des Correspondances, en tête du recueil des Fleurs du Mal, dont il résume le système secret, et commande les développements. Par un effort de dépassement audacieux et grandiose du mode romantique de composition qui s’appuyait sur la série indéfinie des comparaisons, Baudelaire introduit, au même moment que Nerval, et sous l’influence d’une théorie mystique commune, la méthode des Correspondances dans la poésie française. Cette innovation allait avoir sur notre esthétique des répercussions d’une ampleur telle que le mouvement symboliste, et plus tard le mouvement surréaliste n’en pourront épuiser les possibilités. C’est à partir de l’impulsion donnée par Nerval et par Baudelaire que l’artiste contemporain use du droit de substituer les réalités les unes aux autres, jusqu’au moment où l’objet qu’il évoque devient le symbole de tous ceux que sa progression a effacés. Cette marche vers l’Unité, à travers la multiplicité des réalités sensibles, n’est pour Baudelaire que la conséquence du système métaphysique qu’il adopte : puisque « Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité » selon l’expression qu’il donne, au cours de l’Art Romantique à ce postulat swedenborgien, il n’est pas d’aspect de ce monde qui ne puisse permettre à l’esprit d’en déduire la totalité, en même temps que d’en approcher l’essence.

Parcelle de la création hors de laquelle il émerge dans son effort de prise de conscience, le poète possède en lui une symbolique innée qui reflète les réalités supérieures dont les aspects du monde ne sont que les ombres épaissies. Il fera passer dans ses poèmes cette « symbolique innée d’idées innées » que Baudelaire évoqua dans les Curiosités Esthétiques, et qui permettra aux autres hommes d’entrevoir les prestiges de l’Eden perdu. Ce monde supérieur des idées qui préexiste à celui de la création et l’ordonne, a pour corps unique et spirituel la Beauté. De sorte que le mouvement qui porte le poète vers l’idée de Beauté en laquelle toutes les autres sont contenues, se confond bien avec un retour vers la patrie perdue que Swedenborg nommait la Jérusalem Céleste, et qui n’était qu’une traduction nouvelle de la notion d’Eden : « Tout poète lyrique en vertu de sa nature, écrit encore Baudelaire, opère fatalement un retour vers l’Eden perdu. »

La clef des Correspondances permet au poète de déchiffrer « l’immense analogie universelle ». Le verbe, dont le poète dispose, est lui-même un reflet de celui que le Créateur a employé pour « proférer le monde ». Un caractère sacré lui reste de ce fait attaché, et le plus de conscience possible doit présider au déclenchement de ses pouvoirs : « Il y a dans le verbe quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard », écrit-il dans l’Art Romantique.

L’agent qui constitue la trame du monde, et qui se laisse déchiffrer par l’homme est le Nombre, d’après la doctrine swedenborgienne. D’où l’obsession du Nombre que nous avons notée chez Balzac, et que Baudelaire à son tour manifeste. « Tout est nombre, écrit-il dans les Fusées, le nombre est dans tout, le nombre est dans l’individu. » Cette pensée par son mouvement même qui va de l’univers à l’homme, du tout au particulier, recompose dans sa brièveté la doctrine des Correspondances. Et c’est encore sur cette doctrine que Baudelaire s’appuie lorsqu’il suggère dans ses journaux intimes que l’homme doit être « considéré comme un mémento divin ». Se connaître soi-même équivaudra donc à connaître le monde, car selon la phrase très explicite de l’Art Romantique : « Swedenborg qui possédait une âme bien plus grande (que Charles Fourrier) nous avait déjà enseigné que le ciel est un très grand homme ; que tout, forme, mouvements, nombre couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel est significatif, réciproque, correspondant. »

Il apparaît donc que pour Nerval, Balzac et Baudelaire, la doctrine des Correspondances, telle que Swedenborg en fixa les aphorismes traditionnels, constitua en quelque sorte le correctif de la construction pessimiste que Martinez de Pasqually avait élaborée à partir de la notion de péché originel. Si les créations humaines sont par avance maudites, ainsi que Martinez de Pasqually l’affirme, il est toutefois loisible à l’homme d’établir entre ses créations et celles de la divinité un accord lointain, mais profond, grâce à la Loi de l’Analogie universelle que révèle la doctrine swedenborgienne des Correspondances.

Le poète ne pourra sans doute être qu’un poète maudit, mais ses œuvres conserveront la trace de l’état édénique que l’homme connaissait avant la chute, et refléteront par éclairs les prestiges d’une réalité dont le monde visible n’est qu’une image impermanente.

La doctrine du romantisme français, lentement élaborée sous l’influence conjuguée des poètes et des illuminés, allait trouver sa prolongation et son achèvement dans le système philosophique que le mathématicien polonais Wronski construisit au début du dix-neuvième siècle. Balzac et Baudelaire y découvrirent une pensée métaphysique qui comportait à leurs yeux le double avantage de substituer l’appareil scientifique de la méthode déductrice aux révélations de l’intuition, et d’accentuer dans le sens de l’espoir l’élargissement de la doctrine dont se nourrissait leur foi dans les pouvoirs créateurs de l’homme. Il semble que Mallarmé lui-même tînt compte de ce système à un certain moment de ses recherches.


Hoéné Wronski.

Joseph-Marie-Hoené Wronski naquit le 24 août 1776 à Walsztyn, en Posnanie. Son père, architecte du dernier roi de Pologne, lui fit accomplir ses études à l’Ecole d’artillerie de Varsovie. Après avoir donné à ses premiers galons un particulier éclat en participant à la défense de Varsovie contre l’armée prussienne, et à la guerre pour l’indépendance de la Pologne contre la Russie, Wronski fut élevé au grade d’officier supérieur d’artillerie dans l’armée russe. Il ne put se résoudre longtemps à servir sous les drapeaux d’un pays qui tenait le sien en servitude, et renonçant à la carrière militaire, il alla demeurer en Allemagne, où il poursuivit de 1797 à 1800 des études de mathématiques et de philosophie. Il y médita sur les doctrines de Kant, de Schelling et de Hegel. En 1800 nous le retrouvons en France, où bientôt commence pour lui une existence étrange et passionnée : le 15 août 1803, Wronski découvre ou croit découvrir l’Absolu, et pénétrer les éléments qui le composent. A partir du moment où sa conscience a été envahie par cette illumination philosophique, Wronski n’eut de cesse qu’il ne parvînt à en imposer la révélation aux autres hommes. Il mena « ne vie, parfois misérable, et toujours hasardeuse, toute consacrée à l’élaboration d’un système d’interprétation de la réalité dont il exposa les aphorismes en de très nombreux ouvrages qui ne furent pas tous imprimés de son vivant et dont quelques-uns restent encore inédits. Il n’acceptait de s’en distraire que pour effectuer des travaux de hautes mathématiques, et concevoir des inventions telles qu’une méthode pour l’utilisation de la force des marées, un modèle de chars qui constituait une anticipation des tanks modernes, et un type nouveau de « téléomètre marin ». A certaines époques de sa vie Wronski vécut en donnant des leçons de mathématiques ; à d’autres, en usant de la protection de mécènes que ses théories et ses travaux avaient séduits. Il eut de retentissantes controverses avec les hommes de science de son temps. Et lorsqu’il s’éteignit le 9 août 1853, sa dernière parole fut : « Mon Dieu, j’avais encore tant de choses à dire ! »

Le système philosophique qu’il est possible de dégager des nombreux ouvrages de Wronski prend son point de départ dans le message de Kant et celui de Schelling. Tandis que le premier de ces penseurs considérait la philosophie comme science des conditions ou des formes sous lesquelles s’exerce l’acte du savoir, le second, au terme de ses réflexions, concevait le principe absolu sur lequel doit reposer l’univers comme l’identité primitive du Savoir et de l’Etre.

Wronski conserva dans sa définition de l’Absolu les deux termes successivement admis par ses prédécesseurs : l’être lui parut en effet la condition de tout savoir, puisqu’il est à la fois le sujet pensant et l’objet de la pensée. De même il admit qu’il n’y a d’être qu’en fonction du savoir, puisqu’il n’y a de savoir que de l’être et par l’être. Toutefois il discerna un troisième terme transcendant aux deux premiers et qui les relie nécessairement : ce troisième terme est l’acte de la pensée qui se manifeste à travers l’être et à travers le savoir, et neutralise leur hétérogénéité. Il nomma ce troisième terme l’élément fondamental neutre.

Selon Francis Warrain, le plus célèbre disciple français de Wronski, « la triade formée par les deux éléments polaires être et savoir, et par l’élément fondamental-neutre est l’expression de l’Absolu, du moins comme condition suprême de toute relativité ». Cette triade constitue pour Wronski la clef de ce qu’il nomme la loi de Création : toutes les activités et toutes les réalités dans leur mouvement d’apparition et de destruction lui paraissent ressortir de ces trois aspects dont la synthèse exprime ce que nous pouvons connaître de l’Absolu. La Loi de Création telle que Wronski en a déterminé les phases constitue à ses yeux le canon philosophique de la Pensée, et doit permettre à l’humanité de discerner la voie de son développement indéfini. Il admet que l’homme doué de raison est un nouveau Créateur : il lui reconnaît les moyens de créer sa propre immortalité à condition qu’il soumette ses facultés aux exigences de la Loi de Création dont il lui découvre les arcanes. Selon Wronski, la pensée philosophique antérieure à la découverte de la Loi de Création a suivi une voie régressive, puisqu’elle partait du monde sensible pour aboutir à un Absolu inconnaissable aux abords duquel elle se dissolvait. La philosophie qu’il s’attache à instaurer suit le mouvement inverse : elle part de l’Absolu tel qu’elle en a défini la nature pour aller vers une création toujours en devenir, dont l’humanité est en mesure de diriger le mouvement.

Cette conception de la pensée humaine élevée à la dignité de. principe transcendant, en qui se reflète l’un des termes de l’Absolu, constituait dans le domaine philosophique une audace aux vastes conséquences. Wronski ne se fit pas faute de les déduire. Le rôle prométhéen qu’il attribue à l’humanité lorsqu’il lui reconnaît et lui fixe la tâche de parfaire la Création, est à la base du Messianisme auquel aboutit son système. C’est en créant sa propre immortalité que l’homme verra la promesse du Messie s’accomplir.

Dans son ouvrage intitulé Développement progressif et but final de l’Humanité, Wronski s’exprime ainsi :

Aucun des divers buts que l’humanité a poursuivis successivement, depuis son origine jusqu’à nos jours, n’a une valeur absolue, c’est-à-dire une réalité inconditionnelle ou existante par elle-même... Mais par une nouvelle réflexion tout aussi simple, on reconnaît que ce terme nécessaire, ou but final de l’existence de l’humanité, doit être, ou du moins doit devenir l’ouvrage même des hommes... L’humanité doit opérer une régénération, ou plutôt une véritable création d’elle-même, en fixant le but suprême de son existence.

Wronski attribue à « la tendance infinie de notre raison » la possibilité de découvrir ce but suprême de l’existence humaine, devenu celui d’une religion non plus révélée., mais prouvée. La Loi de Création, telle que Wronski en a établi les termes, lui permet d’ordonner les réalités physiques et morales de l’univers selon un ordre septénaire : 1) la philosophie qui prend son point de départ dans l’Absolu, et se situe au-delà de l’Erreur et de la Vérité ; 2) la Religion, non plus révélée, mais prouvée par la raison ; 3) le mysticisme caractérisé par l’abandon aux tendances irrationnelles et qui représente par conséquent la part des ténèbres et la perversion ; 4) l’Eglise formant l’association éthique des hommes ; 5) l’Etat formant l’association juridique des hommes ; 6) l’Union publique ou secrète formant l’association messianique ou directrice de l’humanité ; 7) enfin les Sciences et les Arts.

M. Zalevski dans sa préface aux œuvres de Wronski [10], après avoir passé en revue la classification qui précède, remarque justement qu’ « un plan architectural se dégage assez nettement de cette énumération : la philosophie à la base, les sciences et les arts comme le couronnement de l’édifice, constitué par une double triade. D’un côté le Messianisme, représentant l’Union finale de la philosophie et de la religion et correspondant ainsi à l’Autothésie (théorie) ; de l’autre l’Association messianique ou directrice de l’humanité (synthèse de l’Eglise et de l’Etat) correspondant à l’Autogénie (technie) et le tout devant servir à l’épanouissement des sciences et des arts ».

L’interprétation de l’univers telle que Wronski l’a élaborée, se présente comme un système sans fissure, tout entier dominé par les trois termes qu’il place à son origine : l’être, le savoir, et l’acte qui les unifie. De même que les phénomènes de l’univers viennent se ranger d’eux-mêmes dans les grandes classifications que le philosophe a déduites de la Loi de Création, de même les diverses activités de l’homme doivent y prendre nécessairement place pour que la participation de l’humanité à l’harmonie universelle demeure assurée, et que l’humanité puisse réaliser sa progression indéfinie sous l’égide de la raison. Le système de Wronski ne laisse aucune place au Hasard. Et l’on peut avancer que la répudiation du Hasard fut l’une des obsessions majeures du penseur polonais qui tenta d’en vaincre la notion non seulement au cours de ses démonstrations philosophiques, mais encore dans ses travaux de mathématiques pures. C’est ainsi qu’il publia à cet effet un mémoire intitulé La loi téléologique du Hasard comme base de la réforme du Calcul des probabilités. La loi, rattachée « immédiatement et exclusivement à ce qu’on nomme les causes finales de l’univers », devrait avoir pour « conséquences morales et immédiates de rendre nuls les jeux de hasard et spécialement les loteries et autres jeux publics ». M. Baldensperger qui, dans un de ses ouvrages [11], reproduit cette phrase de Wronski, ajoute : « Le 13 avril 1828, Wronski, reprenant son exposé dans un second « aperçu », s’inscrivait en faux contre la Théorie des probabilités de Laplace, et affirmait que seule sa « loi téléologique » permettait aux théories mathématiques des probabilités de subsister.

L’hostilité manifestée par Wronski à l’égard de l’activité mystique et des doctrines qui se sont constituées dans son courant, n’est qu’une conséquence rigoureuse de son attitude philosophique : la négation du Hasard telle qu’il l’a formulée, et le rôle prédominant qu’il a reconnu à la raison humaine ne pouvaient que l’amener à rejeter de son système un mode de connaissance basé sur la révélation, l’extase et l’abandon aux forces qui de leur flux submergent l’entendement humain.

Toutefois sous l’empire de l’inéluctable Nécessité qui se confond avec le Destin, et par un de ces retournements de pensée dramatiques qui s’observent dans les efforts de l’homme pour briser le cercle des mystères qui l’assiègent, le système d’interprétation de l’univers, Wronski tenta d’établir avec le secours des seules puissances de la raison, présente dans sa structure une analogie singulière avec les théories que la pensée mystique élabora au cours des âges dans son effort d’accession à la connaissance, et plus particulièrement avec le système de la kabbale. De sorte que Wronski rejoignit dans ses conclusions les hypothèses que soutinrent les mystiques tels que Martinez de Pasqually et Swedenborg dont l’attitude intellectuelle lui était ennemie.

Francis Warrain a comparé, dans le dernier chapitre de son ouvrage intitulé La Synthèse concrète [12], le schéma du système de Toute Réalité établi par Wronski avec l’Arbre séphirotique dont l’image résume la conception kabbalistique de la création de l’Univers. Une analogie très évidente existe entre les deux systèmes. C’est ainsi que la triade établie par Wronski dans sa définition de l’Absolu : l’Etre, le Savoir et l’Acte, ou élément fondamental neutre qui les relie, correspond dans la kabbale à l’Intelligence et à la Sagesse unifiées par la Couronne. Une concordance aussi frappante se remarque entre les autres figures du schéma établi par le philosophe et celles du système que l’antiquité hébraïque nous a légué. Il est d’ailleurs possible de rapprocher, la Loi de Création telle que Wronski en a conçu la structure, de nombreux symboles mystiques, dont les plus nombreux sont issus de la tradition biblique, tandis que d’autres appartiennent à la pensée de l’Extrême-Orient. C’est ainsi que Warrain a pu nommer la Loi de Création « un pentacle ontologique étroitement apparenté à l’Arbre des Séphirqth de la Kabbale, au Yan-Yin, au Sceau de Salomon, au signe de la Croix, à la Swastika, enfin aux arcanes profonds dignes de nos méditations [13] ».

Il n’y a pas lieu de se poser la question de savoir si une telle rencontre signifie que l’esprit humain, quelle que soit la nature de ses démarches, ne peut aboutir qu’à un nombre restreint de conclusions, toujours les mêmes, lorsqu’il ose aborder l’énigme de la Création , ou si l’analogie qu’on remarque entre les divers systèmes élaborés par la pensée mystique et les conceptions que Wronski construisit à l’aide de la seule logique, signifie que les unes et les autres aboutirent à élucider une partie de l’éternel problème. Il nous suffira, dans le champ limité des questions que nous avons entrepris d’aborder à propos d’une période de l’histoire littéraire, de constater la rencontre de Wronski avec des penseurs tels que Martinez de Pasqually et Swedenborg, malgré l’opposition de leurs méthodes, pour concevoir que leurs messages devaient mutuellement se conjuguer et se compléter, pour finalement se projeter sous les espèces d’un faisceau unique, en des esprits que leurs expériences personnelles prédisposaient à en recueillir le rayonnement.

Honoré de Balzac, dont nous avons noté l’affiliation à l’Ordre instauré par Martinez de Pasqually, et qui nous est apparu particulièrement épris du message philosophique de Swedenborg, devait encore choisir Hoené Wronski comme l’un de ses maîtres. La pensée de ce dernier a laissé de nombreuses traces dans l’œuvre du romancier. Et c’est avec raison que les balzaciens ont cru reconnaître la figure énigmatique de Wronski dans celle du gentilhomme polonais Adam de Wierzchownia qui së profile derrière les épisodes de La Recherche de l’Absolu. Il est intéressant de souligner ici que pour un esprit puissant et épris de synthèse comme le fut celui de Balzac, le passage de la philosophie de Martinez de Pasqually à celle de Swedenborg, puis au système de Wronski, peut s’effectuer sans rupture : Balzac unifie naturellement ces trois systèmes, qui, dans sa pensée, se complètent, beaucoup plus qu’ils ne s’opposent.

Il a été prouvé historiquement que Balzac entretint des relations personnelles avec Wronski. La correspondance échangée entre Balzac et Mme Hanska en témoigne. Je n’y insisterai donc pas. D’autant que c’est l’œuvre de Balzac dans ses rapports avec la philosophie du savant polonais qui nous sollicite, beaucoup plus que ne sauraient le faire les anecdotes biographiques qui relatent leurs rencontres temporelles.

La part qui revient à la pensée de Wronski dans les conceptions métaphysiques que Balzac expose en divers passages de son œuvre, tient surtout aux thèmes de la Volonté et du Hasard qui apparaissent comme les motifs obsessionnels et majeurs de la Comédie Humaine. C’est avant tout dans Louis Lambert, ce livre qu’on peut nommer la somme des convictions philosophiques de l’auteur, que Balzac esquisse le plus complètement sa théorie de la Volonté. Il la prête en ces termes au héros de l’ouvrage : « Souvent à la chapelle, il pouvait aussi bien songer à Dieu que méditer sur quelque idée philosophique. Jésus-Christ était pour lui le plus beau type de son système. Le Et verbum caro factum est ! lui semblait une sublime parole destinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, du Verbe et de l’Action se faisant visibles. Le Christ ne s’apercevant pas de sa mort, ayant assez perfectionné l’être intérieur par ses œuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à ses disciples, enfin les mystères de l’Evangile, les guérisons magnétiques du Christ et le don des langues lui confirmaient sa doctrine. »

Les idées que Balzac jette ainsi en quelques lignes sur le papier sont très précisément celles que Wronski développa au cours de sa théorie grandiose et subtile de la Volonté. Pour le philosophe polonais, l’homme appartient au monde dont il est l’aboutissement, et, d’autre part, tend à devenir transcendant au monde en vertu de la virtualité d’absolu qui est en lui : « La fonction d’absolu s’exerce spontanément en l’homme de manière à créer en quelque sorte de nouvelles réalités. Cet état ne se trouve actuellement pleinement réalisé que dans la nature humaine du Dieu-Homme, dans le Christ. Mais le germe de cette spontanéité créatrice apparaît dans l’homme temporel. Sa manifestation constitue le Génie et l’Héroïsme. » Toujours d’après Wronski : « L’identification de la volonté et de la raison émancipe le Génie et l’Héroïsme. Ce n’est là que le degré infinitésimal concernant les buts temporels de l’indépendance de la raison et du verbe de l’homme. La réalisation parfaite de cette indépendance aurait pour but l’immortalité, car elle établirait la fonction créatrice non seulement dans les actes particuliers de l’homme, mais encore dans l’acte fondamental, dans celui qui constitue l’acte de son être, et cet acte consiste justement dans l’identité finale de l’âme et du corps, qui doit conférer à l’homme l’Immortalité. »

Comme on le voit, la théorie wronskienne de la Volonté absolue qui doit amener l’homme à l’immortalité par « l’indépendance du verbe et de la raison » et par « l’identité finale de l’âme et du corps » s’apparente plus qu’étroitement à la théorie que Balzac prête à Louis Lambert : « Le Et verbum caro factum est ! lui semblait, nous a-t-il dit, une sublime parole destinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, du Verbe et de l’Action se faisant visibles. » Et pour le philosophe comme pour le romancier, si le génie et le héros présentent les types humains dans lesquels se perçoit un relatif développement de la Volonté absolue, ce n’est que dans la personne du Christ que cette Volonté atteint son épanouissement. Selon Balzac, la doctrine de Louis Lambert trouvait sa confirmation dans « le Christ ne s’apercevant pas de sa mort » et ayant obtenu cette identification de l’esprit et du corps rêvée par Wronski, c’est-à-dire d’après les paroles de Balzac « ayant assez perfectionné l’être intérieur par des œuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à ses disciples ».

L’influence de la doctrine de Wronski sur la pensée de Balzac apparaît encore lorsque le romancier expose en divers endroits de son œuvre sa conception du Hasard. Les manières successives et parfois opposées dont Balzac traite ce thème permettent de déceler tout particulièrement ce que l’écrivain doit au philosophe. En effet deux périodes peuvent à cet égard se distinguer : l’une au cours de laquelle le futur auteur de la Comédie Humaine eut l’occasion d’aborder le problème du Hasard avant d’avoir connu la solution que Wronski allait lui apporter ; l’autre qui correspond à la connaissance que Balzac eut de la doctrine de Wronski, et sous l’égide de laquelle il modifia ses vues sur la nature du Hasard.

La première période s’ouvre sur la composition de Sténie ou les Erreurs philosophiques, roman conçu sous forme de lettres échangées par deux amis, et qui date de 1818. Balzac y élabora une doctrine du Hasard conçu comme « l’incidence forcée des accidents partiels ».

Il admet dans cet ouvrage de jeunesse, qu’à la base des phénomènes de l’univers on trouve une seule cause « dont la marche éternelle amènera toujours des accidents d’un pur hasard. Certes, continue-t-il, lorsque le vent agite ou casse les branches d’un arbre, il n’y a dans la nature aucune intention de vouloir casser ou balancer seulement la branche ; c’est un véritable hasard comme l’engloutissement d’un village par une avalanche : une impulsion est donnée à la masse énorme des univers, et dire que les arrangements et les dérangements de ses particules lui importent, c’est dire que, lorsque nous tournons un globe de verre rempli de grains de sable, notre esprit détermine les accidents de leur marche : qu’un grain de sable tombe là ou tombe ici dans la machine, c’est le hasard qui décide ».

Si Balzac admettait à cette époque l’existence du hasard dans l’apparition des effets adjacents issus incidemment de la cause unique qu’il reconnaissait aux phénomènes de l’univers, il allait par la suite répudier sous l’influence de Wronski tout accident imprévisible dans la suite logique des événements, et chasser le hasard des positions secondaires qu’il lui avait permis d’occuper. Nous avons vu que pour Wronski il n’y a dans l’univers aucune place pour le Hasard. Le philosophe polonais avait prétendu découvrir la loi de ce que nous nommons par ignorance le Hasard, et conçu le projet d’en effectuer la démonstration à l’occasion du tirage des grandes loteries officielles en 1828. Ainsi que l’a écrit M. Baldensperger : « Pour un esprit à la Wronski la loterie, le jeu ne sont que des aspects plus concrets, et plus resserrés, les indices chiffrés du vaste problème des probabilités, qui est une façon de se poser la question de la destinée. » Dès ce moment Balzac modifia sa conception du Hasard. Il ne cessa d’en confondre les manifestations avec celles de la Destinée. M. Baldensperger a noté les exemples qu’on peut à cet égard extraire de l’œuvre de Balzac : « Une pluie de mars, en forçant le baron de Maulincourt à se réfugier sous l’auvent d’une vieille maison, l’amène à ramasser un billet tombé à terre et à découvrir Ferragus dans l’immeuble même où il a trouvé un abri très peu prémédité. Lucien de Rubempré, décidé à se jeter à l’eau pour en finir avec les lâchetés déshonorantes dont il s’est rendu coupable, erre sur la route de Poitiers, mais se défile dans un chemin creux pour laisser passer la diligence. Il débouche précisément derrière un voyageur, de tournure ecclésiastique et d’allure espagnole : c’est le faux prêtre Carlos Herrera, qui est descendu de sa voiture juste à point pour sermonner le jeune homme et l’emmener avec lui, par surcroît de coïncidence, il s’est trouvé, à la pension Vauquier, le commensal du jeune Rastignac dont Lucien est l’ami. Mme de Langeais est en visite chez une amie qu’elle déteste quand Armand de Montineau, qui a le monde en horreur, lui est présenté : toute une affaire se noue, que nulle nécessité autre que le hasard ne commandait. Balzac lui-même, dans la Vieille Fille, a rattaché ses proches inventions, dans cet ordre d’affaires, à celles dont la Destinée historique est si riche. » Le romancier ne s’est d’ailleurs pas fait faute de préciser en divers endroits de son œuvre la nouvelle conception du Hasard pour laquelle il avait définitivement opté : « Tout est fatal dans la vie humaine comme dans la vie de notre planète, écrit-il dans Le cousin Pons. Les moindres accidents, les plus futiles, y sont subordonnés. Donc les grandes choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent nécessairement dans les plus petites actions, et avec tant de fidélité que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y écrira le secret de sa conspiration pour le Voyant [14]... »

Si l’influence de Wronski se conjugua d’assez bonne heure avec celles de Martinez de Pasqually et de Swedenborg pour agir sur la pensée d’Honoré de Balzac et en commander la direction, il semble que l’on ne puisse guère parler que d’un parallélisme entre certains courants de pensée qui se retrouvent dans l’œuvre de Wronski et celle de Baudelaire. Toutefois l’accord que l’on peut constater dans certaines de leurs conceptions aboutit finalement à une rencontre qu’il est intéressant de découvrir ici, et dont les journaux intimes du poète portent la trace.

Il n’est pas douteux que des analogies peuvent se remarquer entre certaines phrases de Wronski et plusieurs expressions de Baudelaire. La sublime exclamation sur laquelle se termine Le Reniement de saint Pierre :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ;

indique une direction de pensée pour le moins parente de celle du philosophe polonais, dont le système entier eut pour but la découverte d’une harmonie entre « connaître et agir ».

La place que Wronski reconnaissait à la création propre de l’homme, par lui conçue comme une mise en œuvre des facultés humaines élevées à une valeur absolue, et dont l’apparition devait avoir pour effet de compléter la création divine restée en suspens, correspond à l’importance que Baudelaire attachait au culte de l’artificiel. Sous une forme provocante et paradoxale, le poète exprimait évidemment, par là, sa recherche d’un univers dont l’homme eût été le démiurge, et qui eût prolongé en même temps que corrigé une Nature dont il cherchait passionnément à s’évader.

De même le vers célèbre du Balcon :

O toi tous mes plaisirs ! ô toi tous mes devoirs !

implique une philosophie qui fend à définir par l’identification du plaisir et du devoir une morale absolue très proche de celle que Wronski nous fait entrevoir lorsqu’il expose dans le Développement progressif de l’Humanité que l’apparition de l’homme spirituel suppose un accord entre le Progrès et la Création, et qu’au point de vue pratique, son apparition coïncide avec « l’identification du devoir et du désir, grâce à la régénération spirituelle qui délivrera l’homme de tout attrait vers le mal ».

Baudelaire eut-il l’occasion de connaître les travaux de Wronski aux diverses époques où il écrivit les poèmes qui expriment des principes philosophiques très proches de ceux que l’auteur de la Loi de Création avait conçus ? Rien ne permet de l’affirmer, et il est infiniment probable que i’on se trouve ici en présence d’une rencontre et non d’une influence. Toutefois l’attirance que la pensée de Wronski suscita chez l’auteur des Fleurs du Mal ressort de la lettre qu’il écrivit à M. Ancelle le 24 septembre 1853 et dont il convient de relire ce passage essentiel :

... Pourriez-vous me rendre le service suivant ? J’ai besoin de faire quelques recherches relatives à certaines parties des doctrines de Wronski. Vous savez que ses livres sont introuvables. Pourriez-vous les emprunter à Mme Wronski pour une quinzaine de jours ? Vous pourriez dire que c’est pour un de vos amis qui a une grande curiosité de ces matières, et dans le cas où Mme Wronski refuserait de les prêter, lui demander si elle veut les vendre. Comme je suis sans le sol, vous auriez, dans ce cas, la bonté de répondre de ma solvabilité.

Les livres en question sont : Réforme du savoir humain, deux, volumes in-4°. Un des volumes contient la partie mathématique ; l’autre, la philosophie.

En second lieu : La Théorie mathématique de l’Économie politique. Remarquez bien que tel n’est point le titre de l’ouvrage. Je sais seulement qu’un des ouvrages de Wronski contient la théorie en question.

Je crois que c’est contenu dans une brochure in-4°. Mais il me semble que Mme Wronski doit deviner de quel ouvrage j’ai besoin. Enfin, demandez à Mme Wronski comment, généralement, on doit s’y prendre pour se procurer des ouvrages quelconques de son mari, par exemple Le secret politique de Napoléon et Le faux napoléonisme.

Je vais tous les deux jours place Louvois. Mettez pour moi un petit mot chez votre sœur, si vous ne me voyez pas d’ici à deux ou trois jours.

Tout à vous. Ch. Baudelaire [15].

La première phrase de cette lettre semble prouver que Baudelaire n’avait pas attendu l’année 1853 pour se mettre au courant des doctrines de Wronski, puisqu’il annonce à M. Ancelle son désir d’approfondir certaines parties de ces doctrines. Toutefois il serait hasardeux de tenter de découvrir dans les œuvres écrites par le poète avant l’année 1853 des thèmes ou des images certainement dus à l’influence de Wronski. Après cette date, nous avons plus de liberté. C’est ainsi que rien ne peut sérieusement nous retenir d’attribuer au culte que Baudelaire professait pour Wronski un passage de Mon cœur mis à nu, dont la forme et la teneur rappellent d’évidente manière le style et l’obsession majeure du philosophe polonais. Wronski, nous l’avons vu plus haut, concevait le but suprême de l’évolution humaine comme une obtention de l’immortalité réalisée par la mise en œuvre de « la fonction d’absolu, ou spontanéité créatrice » dont tout homme porte en lui le germe : « Sa manifestation constitue le génie et l’héroïsme, a-t-il écrit. L’un et l’autre opèrent l’identification de la liberté et de la nécessité dans l’homme. » Dans le texte de Baudelaire, les expressions sont presque celles qu’emploie Wronski : l’existence de la loi de progrès lui paraît dépendre de la volonté de l’homme, et il conçoit le progrès comme une identification de la liberté et de la fatalité ;

« Pour que la loi du progrès existe, écrit Baudelaire, il faudrait que chacun voulût la créer, c’est-à-dire que, quand tous les individus s’appliqueront à progresser, alors, ét seulement alors, l’humanité sera en progrès.

« Cette hypothèse peut servir à expliquer l’identité des deux idées contradictoires, liberté et fatalité. Non seulement il y aura, dans le cas de progrès, identité entre la liberté et la fatalité, mais cette identité a toujours existé. Cette identité c’est l’histoire des nations et des individus [16]. » Réminiscence évidente de la doctrine wronskienne de progrès, cette vue métaphysique exprimée par Baudelaire, révèle l’influence que les conceptions de l’auteur de la Loi de Création ont eue, à un moment donné, sur sa pensée.

On sait que Stéphane Mallarmé s’efforça tout d’abord de continuer Baudelaire, et si bientôt son génie personnel l’emporta fort au-delà du rôle de disciple qu’il s’était implicitement assigné dans ses premiers écrits, et lui permit de découvrir la doctrine et la forme qui font de lui l’un des plus grands créateurs de valeurs nouvelles qui soient apparus dans notre littérature, il ne se départit jamais du culte qu’il avait voué dans sa jeunesse à l’auteur des Fleurs du Mal. Est-ce à travers Baudelaire que Mallarmé perçut les thèmes philosophiques qui dans l’œuvre de ce dernier apparaissent comme un écho de la pensée de Wronski, ou connut-il directement les théories du philosophe polonais ? En l’absence d’un document certain, nous en sommes ici réduits aux hypothèses. Toutefois l’on ne peut manquer d’être frappé, lorsque l’on étudie l’œuvre de Stéphane Mallarmé, des accords qui apparaissent entre sa pensée et celle de Wronski.

Dans les notes sur le langage qu’il écrivit en 1869, Stéphane Mallarmé énonça : « L’esprit. Ce qu’est l’es-prit par rapport à sa double expression de la matière et de l’humanité, et comment ce monde peut être rattaché à l’Absolu. » La tentation est grande de voir posés dans cette phrase les trois termes de la Loi de Création : l’esprit et l’humanité correspondant respectivement au savoir et à l’être, et la matière à l’élément fondamental neutre. La fin de la phrase : « et comment notre monde peut être rattaché à l’Absolu », est plus significative encore, et s’accorde si exactement avec le mouvement de pensée propre à Wronski que le rapprochement ne paraît pas arbitraire.

Mais la pensée de Mallarmé s’apparente plus curieusement encore à celle de Wronski par l’importance et la signification qu’elle attache au Hasard, et par la place qu’elle lui donne dans son système. On peut dire de l’œuvre de Wronski et de celle de Mallarmé qu’elles représentent l’une et l’autre un effort tragique pour éliminer le Hasard de leurs constructions. Si l’Absolu wrons-kien nie le Hasard, l’Absolu mallarméen ne s’établit qu’à la faveur de sa négation. Il faut en arriver à l’œuvre ultime de Mallarmé, le Coup de dés, pour trouver l’exclamation désespérée par laquelle s’exprime la conviction que la pensée humaine ne peut abolir le Hasard et doit se satisfaire d’ajouter une constellation à toutes celles qui brillent dans l’univers. Antérieurement le drame d’Igitur qui constitue la préfiguration du Coup de dés nous montrait l’infini sortant du Hasard que le Héros avait nié.

Enfin l’ambition de prolonger l’univers par un livre qui apparaît comme le but final et jamais atteint du labeur de Stéphane Mallarmé peut être rapproché de la conception que Wronski se forme des Lettres et des Arts, qu’il plaçait, nous l’avons vu, au sommet d’un édifice constitué par la philosophie et la religion, non plus révélée, mais prouvée. La tâche que Wronski assignait à l’humanité de prolonger par son activité la création divine fait écho au rôle que Mallarmé reconnaissait au poète, conçu par lui comme le Héros suprême.

Certes le parallélisme des grandes lignes qui dessinent dans leur mouvement les deux systèmes ne doit pas entraîner à des conclusions imprudentes. La pensée de Mallarmé se nourrit à de nombreuses sources, et certaines de ses flexions traversent tour à tour la philosophie bouddhique auquel son ami Cazalis l’initia, et le système de Hegel que Villiers de l’Isle-Adam lui fît connaître. Le platonisme colore lui aussi l’idéalisme mallarméen de ses feux. Toutefois les traits communs qui paraissent exister entre la pensée de Wronski et celle de Mallarmé méritaient d’être à leur tour découverts.


L’examen rapide des doctrines de Martinez de Pasqually, de Swedenborg et de Wronski que nous venons d’effectuer, nous a permis de mettre à jour le parallélisme qui existe entre leurs conceptions des possibilités créatrices de l’homme, et celles que les initiateurs de la nouvelle école littéraire conçurent au dix-neuvième siècle à propos de la création poétique. Les nuances qui caractérisent à cet égard la pensée des trois principaux philosophes ésotériques qui s’échelonnèrent du dix-huitième au dix-neuvième siècle, se retrouvent dans la façon dont les écrivains que nous avons évoqués comprirent leur "rôle et leur prédestination.

Sans doute la condamnation que Martinez de Pasqually a portée sur les efforts de l’homme pour ajouter à la création divine les enfantements de son propre esprit, et perpétuer de la sorte l’usurpation des pouvoirs divins qui valut au couple Eve-Adam la déchéance dont nous sommes, à sa suite, affectés, trouve-t-elle un écho singulièrement émouvant et profond dans le caractère de malédiction que les poètes romantiques et leurs héritiers reconnurent à l’impulsion créatrice qui les animait. De Vigny à Baudelaire, une sorte de complaisance dans le mal et le retranchement, qui va chez le dernier jusqu’à la postulation vers Satan, marque bien la conscience qu’ils eurent d’accomplir (ou de tenter d’accomplir) par l’exercice de leur don créateur un coup de force à l’égard de la divinité. Une telle conception devait s’épanouir dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé, et constituer le thème obsessionnel et majeur de sa première et de sa dernière grande œuvre - Igitur et Un coup de dés - qui s’ouvrent et se ferment comme « deux panneaux de nuit » sur sa destinée. Mais la théorie pessimiste de Martinez de Pasqually reçut, nous l’avons vu, un correctif de la part de Swedenborg, dont la doctrine des Correspondances apportait au poète l’espoir de faire rayonner dans ses créations, par la vertu de la loi d’analogie, un reflet de la création divine. Nous avons retrouvé chez les « poètes maudits » cet espoir de voir leur effort justifié par le progrès qu’il leur permet d’accomplir dans la voie d’un retour vers l’Eden perdu. Cette amorce d’une rémission prononcée à l’égard de l’effort créateur de l’homme allait recevoir son achèvement de la part de Wronski. L’œuvre du philosophe polonais aboutit à une conception étrange et grandiose selon laquelle l’homme possède en lui les moyens de perfectionner son être intérieur au point de spiritualiser son corps, vaincre le hasard et accomplir des actes absolus. L’aspect démiurgique de la création humaine apparaît et subsiste dans chacune de ces trois philosophies ; mais de Martinez à Wronski elle perd sa coloration mortelle et maudite, pour devenir une voie de salut. Il est bon d’ajouter toutefois que Jésus-Christ apparaît à Wronski comme le seul personnage qui soit parvenu à réaliser en lui cet. accord de la Volonté, du Verbe et de la Raison, qui doit permettre à l’humanité de triompher de la mort... Malgré les apparences, la théorie de Wronski n’est sans doute pas aussi éloignée que lui-même l’a cru de la doctrine de Martinez de Pasqually pour lequel l’évocation du Christ devait coïncider avec l’effacement du péché originel dans l’esprit de l’homme « réintégré ».

Bien que Victor Hugo se soit voulu prophète, que Rimbaud ait considéré que le poète, lorsqu’il était parvenu à la maîtrise de ses pouvoirs spirituels, méritait d’être considéré comme « un vrai dieu », et que Mallarmé se soit interrogé sur la possibilité pour l’homme d’abolir le hasard et de prononcer une parole absolue, l’on ne peut avancer que l’un d’eux ait atteint1, même de loin, l’état défini par Wronski. L’échec qu’ils ont subi contribue à laisser à leur tentative cet éclat ténébreux, et cette atmosphère maudite qui sont les attributs inhérents aux efforts prométhéens de l’homme pour s’approprier les secrets de la création divine.

Lorsque l’on examine les étapes de l’évolution humaine depuis la fin du dix-huitième siècle, l’on constate que l’espoir de pénétrer par la science les mystères de la nature alla de pair avec l’ambition que conçurent les poètes de restituer à leur art la valeur d’une méthode de connaissance. Il semble bien que le souci de forcer l’Enigme universelle qui se remarque chez les hommes de science, les illuminés et les poètes, leur révolte contre la condition humaine et leur volonté de rentrer en possession de la Parole perdue dont renonciation leur ouvrirait à nouveau les portes qui se refermèrent derrière le premier homme, aient pris naissance à l’aurore des temps modernes, dans un mouvement intérieur commun. C’est à partir de ce dernier que des esprits aussi divers purent cheminer quelque temps, échanger leurs acquisitions et leurs moyens, et ne point apercevoir entre eux les divergences que la spécialisation des techniques accentue de nos jours entre les diverses classes de chercheurs.

[1] Un thaumaturge au XVIIIe siècle : Martines de Pasqually, par le Dr Gérard Van Rijnberk. Derain et Racler, Lyon, 1938

[2] Cet ouvrage a été réédité en 1946 aux Éditions de La Colombe

[3] Lettre à Toussenel

[4] Sur le courant de pensée initiatique qui anime la poésie française de la Renaissance, lire le grand ouvrage d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au XVIe siècle, Albin Michel

[5] Cf. L’Expérience Poétique (Gallimard)

[6] Les Compagnons de la Hiérophanie, par V.-E. Michelet. Dorbon aîné, 1936

[7] Swedenborg, par Martin Lamm. Stock, 1936

[8] Nerval entend par art cabalistique l’emploi des Lettres et des Nombres sacrés dont l’ensemble compose la Parole divine, suivant la doctrine hébraïque du Zohar et du Sepher Ietzirah

[9] Consulter à cet égard l’ouvrage de Gérard Van Rijnberk, Martines de Pasqually, sa vie, son œuvre, son ordre, 2 volumes chez Derain et Racler, Lyon, 1938

[10] Éditions Vega, 1933

[11] Orientations étrangères chez Balzac. Champion, 1927

[12] Bodin, éditeur, 1906

[13] Revue Hermès, mars 1937

[14] Cité par M. Baldensperger

[15] Charles Baudelaire, Lettres, Mercure de France, 1907, pp. 49-50

[16] Baudelaire, Mon cœur mis à nu



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