V. - Quelle que soit l’importance du « tabou » qui se trouve au nœud des récits que nous étudions et dont la violation amène la catastrophe, et quel que soit l’intérêt des rapprochements que l’on peut faire à cet égard entre la fiction et la réalité, il ne faudrait pas s’arrêter là, limiter l’ensemble à ce détail, et croire, comme a tendance à le faire A. Lang, que les contes en question ont été inventés pour graver dans les esprits telle ou telle interdiction parmi les usages matrimoniaux. Les éléments essentiels du conte : mariage avec un être surnaturel, faute (qui n’est pas toujours la violation d’un tabou), séparation, épreuves et réunion sont inséparables. Il est même vraisemblable que le choix du « tabou » entre plusieurs a pu varier et se faire après coup.
Dans la théorie de Saintyves, le conte est l’écho littérarisé d’antiques liturgies initiatiques ou saisonnières, et c’est pour cela qu’on y retrouve, plus ou moins déformés, parfois très peu, des traits correspondant aux coutumes décrites par les ethnographes. Nous venons d’en voir quelques exemples très nets. Le cycle de Psyché a une saveur initiatique très particulière. Mais il n’est pas aussi facile que pour le cycle du Petit Poucet (qui se rattache avec évidence aux rites de puberté, aux classes d’âge, à la probation de l’adolescent) de préciser davantage : initiation au mariage, ou mariage initiatique (hiérogamie), combinaison des deux, animisme et zoolatrie, antique religion des fées, cérémonies dans des grottes ? Toujours est-il que l’héroïne de nos contes subit une métamorphose analogue à la transformation symbolique de l’initiation, que les « épreuves auxquelles sont soumises Psyché ou les épouses de la Bête ne sont pas sans évoquer les épreuves initiatiques. Les courses qui durent des mois ou des années, un an, sept ans, dix ans, l’acceptation des plus humbles offices, des fausses accusations, des mauvais traitements et des menaces de mort, avec un cœur rempli quand même de soumission et d’amour, ne rappellent-elles point les tribulations auxquelles on soumet les novices ou les futurs initiés ? [1] »
Ce qui est certain et sans doute plus facile à préciser, c’est le sens mystique de ce thème [2]. Ce sens a toujours été senti, sans préjudice d’une interprétation morale ou psychologique, principale ou accessoire [3]. Au XVIIIe siècle, les érudits Buonoroti et Montfaucon estimaient que la fable de Psyché était née des Mystères. A vrai dire, on peut se demander si le conte est né des mystères, si les mystères se sont appropriés un conte existant, ou si les mystères de l’âge classique ne dérivent pas eux-mêmes de liturgies populaires primitives auxquelles correspondrait l’affabulation folklorique. Mais le lien est difficilement contestable.
Le thème des amours d’Eros et de l’âme existait plusieurs siècles avant Apulée selon les monuments. Jouant sur le double sens de psyché, âme et papillon nocturne, on représenta l’âme sous la forme d’un papillon ou d’une jeune fille aux ailes de papillon et la comparaison s’établissait naturellement entre la chrysalide et la métamorphose.
Des bronzes corinthiens du IVe siècle avant J.-C. et. surtout des terres cuites du IIe montrent Eros et une jeune fille ailée. Sur un cratère de marbre plus récent du palais Chigi, Eros suspend un papillon au-dessus de sa torche, détourne la tête et pleure entre Némésis et Elpis, la vengeance et l’espoir. Pour expier ses chutes ou pour retrouver une vie transfigurée, l’âme est passée aux flammes purificatrices et régénératrices de l’amour. Une représentation analogue figure sur les fresques de Pompéi. Une gemme antique montre aussi Psyché torturée par Eros devant Bacchus. Ailleurs ce sont des papillons que le dieu cruel consume [4].
Eros est un feu purificateur, disaient les Oracles orphiques [5]. Un texte capital de Platon, dont on connaît l’habitude de faire appel au « mythe » lorsqu’il effleure l’enseignement réservé des Mystères, nous montre dans l’amour le désir que l’âme a de retrouver ses ailes pour retourner dans sa véritable patrie. L’âme, dit-il dans le Phèdre, ne peut retourner dans sa patrie d’origine qu’après un exil de dix mille années, à moins qu’elle ne recouvre ses ailes avant ce temps en cultivant la philosophie d’un cœur sincère et en pratiquant l’amour philosophique pendant trois révolutions de mille ans. Alourdie par la corruption terrestre et se souvenant mal des mystères divins contemplés dans le monde supérieur, elle a peine à s’élever des choses d’ici-bas jusqu’à la beauté parfaite (selon la dialectique de l’amour philosophique décrite dans Le Banquet). Mais l’initié reconnaît en frissonnant, sur les beaux visages et les corps d’ici-bas, la beauté des Essences éternelles. La chaleur qu’il éprouve alors fait fondre l’écorce qui empêche les ailes de pousser. C’est pour cela que les dieux appellent Eros Pleros, Celui qui donne des ailes.
II est probable qu’un enseignement de ce genre faisait partie du rituel des Mystères à l’époque de Platon et qu’il y a quelque relation entre lui et l’allégorie de Platon, l’iconographie antique et le conte de Psyché tel que le reprendra plus tard Apulée sous une forme folklorique.
On peut aussi noter que les termes caractéristiques du texte platonicien se retrouvent dans le vocabulaire technique des çoufis musulmans avec une densité et un timbre analogue : ‘urif, initié, gnostique ; dzikr, souvenir ; a’yân, essences (surtout chez Ibn Arabî et son école) ; çâdiq, sincère ; îkhlâç, sincérité, pureté ; jamâl, beauté.
Les mystères comportaient une certaine description de l’autre monde, une sorte d’itinéraire symbolique d’outre-tombe, d’indications à suivre pour en éviter les périls et y trouver la bonne voie. C’était même, semble-t-il, ce qu’y venaient surtout chercher les candidats à l’initiation. Ce thème se retrouve dans le Livre des morts égyptien, le Livre des morts thibétain, les mystères d’Eleusis, d’Isis, etc.. La route d’Hadès doit avoir beaucoup de bifurcations et de détours, dit Platon dans le Phédon, « comme je le conjecture d’après ce qui se passe dans nos cérémonies ». Et dans l’Hercule furieux d’Euripide, Hercule dit avoir réussi son voyage aux enfers parce qu’il avait vu les mystères [6]. Nous trouvons justement dans le texte d’Apulée un itinéraire détaillé des enfers et des recommandations pour en affronter les dangers. Tout se passe comme si Psyché, dans sa dangereuse mission auprès de Proserpine, suivait des conseils donnés aux initiés.
C’est aussi l’eau des fleuves infernaux qu’elle réussit à recueillir avec l’aide d’un aigle, c’est-à-dire l’eau de la source de vie, qui jaillit dans l’Hadès, au royaume des morts [7], l’ « eau fraîche » de la vie éternelle qu’Osiris apporte à ses fidèles, l’eau de jouvence des légendes chrétiennes ou musulmanes qui a procuré une vie sans fin au prophète Al Khadir, inspirateur caché des saints.
Dans nos contes africains nous avons trouvé aussi des voyages parallèles. Ils se passent à vrai dire sur la terre mais en un sens hors du temps et les personnages se trouvent en quelques heures à des distances considérables. Ou ils voyagent sans s’en douter des mois et des années. Ou ils abordent miraculeusement des îles ou des montagnes mythiques à l’extrême bord du monde. Ou ils descendent dans le monde souterrain et y apprennent des choses plus ou moins agréables. Des auxiliaires supranormaux leur donnent les indications nécessaires pour se retrouver et survivre.
Le voyage outre-tombe, hors du temps et de l’espace, est d’ailleurs un symbole de la mort initiatique nécessaire pour renaître à une vie nouvelle. Plutarque (Sur l’immortalité) compare les impressions des morts et celles des initiés : épouvante, courses éperdues, lumière, apaisement, apparitions divines. L’impression de sérénité, de sécurité devait subsister à travers les médiocrités et les tristesses de la vie quotidienne. « L’homme parfait et initié, ajoute Plutarque, devenu libre, voit les autres dans le bourbier et les maux engendrés par la crainte de la mort. » « Le but des initiations est de faire remonter les âmes vers leur origine », dit Olympiodore dans son commentaire du Phédon. Selon leur enseignement, la Pensée (nous) entre dans une âme (Psyché) qui entre dans un corps. La remontée se fait, l’une entraînant l’autre. L’âme se dégage du corps par la mort ordinaire, la pensée se dégage de l’âme par la seconde mort. Un jour l’âme rejoint la pensée, rentre dans l’Unité, et peut-être même un corps nouveau rejoint l’âme. Les mystères rejoindraient la doctrine de saint Paul. C’est « pour la perfection de l’univers » que les âmes « semées dans la génération » sont descendues ici-bas (Plotin, Ennéades, IV, 8, 5). A leurs étapes ascendantes correspondent les degrés de l’initiation : petits mystères, grands mystères et époptie, initiation holoclère, sacerdotale ou dadouquie, et hiérophantique ou royale, initiation suprême (3, 3 et 1 = 7 ; rôle des nombres 3 et 7 dans nos contes). Et selon Théon de Smyrne, Porphyre, Plotin, la philosophie ne procède pas autrement. Philosopher, comme se faire initier, « c’est apprendre à mourir » pour renaître régénéré [8].
Et cette réintégration se fait par l’Amour. C’est grâce aux ailes que celui-ci lui donne que l’initié holoclère s’envole hors du cercle de la genèse, et qu’il devient bacchos, comme les âmes qui fuient la vie titanique pour la vie dionysiaque, dit Olympiodore commentant le Phédon. Exilée en ce monde et aptère, l’âme, dit Himerius (Orat. XIV), « lorsqu’elle voit des choses belles d’ici-bas, elle s’éveille et se souvient ». En présence du beau, dit Plotin dans la cinquième Ennéade, « elle éprouve quelque chose de semblable au mal d’enfant », jusqu’à ce qu’elle arrive au Principe, « à ce qui est beau par soi-même ». Dans l’initiation sacerdotale, le futur dadouque sort de la caverne pour monter à la lumière avec l’aide d’un Aimé, et peut-être traverse-t-il une rivière sur une barque conduite par cet Aimé [9].
« Nous connaissons enfin les raisons de vivre, dit Cicéron (De Legibus, II, 14), et n’avons pas seulement l’allégresse de vivre, mais un meilleur espoir dans la mort. » « C’est un beau mystère qui nous vient des Bienheureux, dit l’inscription d’un initié d’Eleusis ; pour les mortels la mort n’est plus un mal, mais un bien. »
De même, Pindare avait proclamé que les mystères révélaient les raisons première et dernière : « Heureux qui a vu ces choses avant de descendre aux régions inférieures : il connaît la fin de la vie et il connaît aussi le commencement de cette vie, don de Zeus. » Et Platon avait écrit dans le Phédon : « Les hommes illustres qui ont fondé nos mystères savaient ce qu’ils faisaient en réalité ; dans leur manière énigmatique, ils ont indiqué que celui qui se présente devant Hadès en état d’impureté et non initié demeurera embourbé, tandis que le pur, l’initié, au terme de son voyage, habitera avec les dieux. »
Malgré son aversion pour les mystères du paganisme, justifiée par bien des abus, le christianisme des premiers siècles ne devait pas penser, sur le fond des choses, de façon bien différente ; et ce n’est pas sans émotion que nous retrouvons dans les catacombes et sur les sarcophages ou les mosaïques chrétiennes les amours de Psyché et d’Eros [10]. Les deux amants s’y enlacent sur des sarcophages à côté du Bon Pasteur, de Jonas vomi par le monstre marin, ou de Ganymède ravi par l’aigle. La jeune fille aux ailes de papillon, au milieu des vignes vendangées, présente une grappe à l’Amour. Ou elle danse en un chœur paradisiaque au milieu des génies musiciens, des oiseaux, des fruits et des fleurs. Et les néo-pythagoriciens eux-mêmes, mystiques très réfléchis, descendants des Orphiques lointains, et quelque peu anachroniques, venus trop tôt ou trop tard, sur les murs de leur basilique enterrée de la Rome de Néron, faisaient courir des amours de stuc après des papillons conformément à une symbolique sans doute plus vieille que l’hellénisme lui-même, à côté du vin de Dionysos, du blé de Triptolème, des pommes d’or d’Héraklès, des enlèvements de Ganymède par Zeus, et de la Leucippide par un Dioscure, images prometteuses elles aussi de l’obsédante immortalité ; à côté aussi du fameux saut mystique de Sappho à Leucade, dont nous retrouvons le pendant, sinon dans nos contes nord-africains, du moins dans le saut malheureux des deux sœurs de Psyché non initiées [11].
D’après le peu que nous savons du rituel d’Eleusis [12], il comportait encore le symbole du grain de blé qui meurt pour renaître dans l’épi, et une hiérogamie. Le mot grec lelos lui-même s’applique à la fois aux cérémonies du mariage et à l’initiation aux mystères. Le mariage étant assimilé à une initiation, les mots agamos, célibataire, et anuietos, profane, non initié, étaient synonymes.
De même enfin que Perséphone, dont Eleusis célébrait les mystères, passe alternativement trois mois dans le monde infernal et neuf mois sur terre, symbole à la fois du grain de blé, de la végétation, du rythme des saisons, du renouvellement de la vie et de l’initiation qui fait un être nouveau promis à l’immortalité, de même plusieurs personnages de nos contes passent une partie de leur vie sur terre et l’autre dans le inonde souterrain, dans la mer, dans une grotte, dans le sommeil, comme d’ailleurs le personnage le plus courant du thème principal est humain la nuit et animal le jour. Un de ces personnages El Haj Amar [13], après s’être fait aimer de la fille du Sultan, disparaît, car il dort et veille alternativement toute une année. Après les épreuves habituelles, la jeune fille parvient jusqu’à lui et doit l’éventer sans dormir elle-même jusqu’à ce qu’il se réveille. Du fond de son sommeil, qui n’est qu’un aspect de l’autre monde, celui de la mort par laquelle il faut passer pour revivre d’une vie plus haute, il répète ces paroles significatives : « Celle qui me fera renaître à la vie, je la ferai renaître à la vie. » Psyché finit par boire l’ambroisie qui la divinise. Pururavas est admis aux mystères d’un sacrifice qui l’agrège à la société des gandharvas immortels. L’épouse de Caftan el houbb est emportée au-delà du monde par son époux surnaturel.
La meilleure description des mystères d’Isis, si en vogue du Ier siècle avant au IVe siècle après J.-C, sous réserve du secret auquel il était tenu, nous a été justement donnée par Apulée lui-même à la fin de son Âne d’Or, où le héros raconte, avec une ferveur religieuse authentique, ses initiations successives sous l’égide de la déesse aux cent noms mère de toutes choses. Après s’être préparé par des jeunes et des abstinences, après s’être baigné, purifié, vêtu d’une simple tunique de lin (comme les héroïnes des contes se préparent pour la visite de l’époux mystérieux), il entre dans la chapelle la plus retirée du sanctuaire. Alors a lieu le voyage mystique dont il ne peut parler qu’allusivement : « Ecoute et crois-moi car je dis la vérité [14]. J’ai atteint les confins de la mort ; ayant foulé du pied le seuil de Proserpine, je suis revenu porté à travers tous les éléments. Au milieu de la nuit, j’ai vu le soleil resplendir de son pur éclat : les dieux infernaux et les dieux célestes, j’ai pu contempler leur face et c’est de près que je les ai adorés. Voilà ce que je puis te rapporter. Mais tu as beau avoir entendu mes paroles, tu en ignoreras le sens ; le destin le veuf. » Suit une sorte d’apothéose dans laquelle le nouvel initié apparaît à la foule, un flambeau à la main, la tête ceinte d’une palme dont les feuilles pointent comme des rayons, à l’imitation du soleil », identifié au dieu, devant la statue de la déesse.
Nous ne savons au juste en quoi consistait ce mystérieux voyage des confins de la mort aux genoux des dieux, à travers les éléments, s’il s’agissait d’un enseignement figuré ou mimé, ou d’une suggestion hypnotique dont nous avons lieu de penser que les prêtres égyptiens savaient se servir. Dans ce dernier cas, nous nous trouverions en présence à la fois d’une pratique analogue aux sommeils hypnotiques où sont plongés les adolescents initiés dans certaines régions du Congo, de la Nouvelle-Guinée, de l’Australie et d’où ils sortent pour renaître à une vie nouvelle [15] et d’une correspondance aux voyages supranormaux des héros de contes ou des drogues qui plongent leurs héroïnes dans le sommeil qui prépare la Visitation de l’époux.
Une année plus tard, Lucius est admis au deuxième degré, aux « mystères nocturnes du dieu suprême », c’est-à-dire à la représentation dramatique de la mort et de la résurrection. Il nous faut ici résumer la légende bien connue dont nous retrouverons tant d’éléments, isolés ou en séquence, dans le folklore maghrébin.
Seth-Typhon se procure en secret la mesure du corps d’Osiris, fait un coffre de cette taille, invite Osiris à un banquet, offre le coffre à celui dont la taille s’y adapterait exactement. Osiris se couche dans le coffre, que Seth referme et jette dans le Nil. Isis, sœur et épouse d’Osiris, revêt des habits de deuil et part à la recherche de son corps. Le coffre a été porté jusqu’au rivage de Byblos et s’est fixé sur un arbre dans la ramure duquel il est caché. Le roi du pays a fait couper l’arbre et l’a pris comme étai sous son toit. Déguisée en pauvresse, Isis devient la nourrice du fils du roi qu’elle allaite en lui mettant son doigt dans la bouche et qu’elle passe dans les flammes purificatrices pour lui conférer l’immortalité. S’étant fait reconnaître, elle emporte le coffre. Pendant qu’elle va chez Horus, Seth découvre le cadavre, le déchire en quatorze morceaux qu’il disperse. Isis va à la recherche des morceaux, qu’elle retrouve, sauf le phallus qui a été mangé par le poisson oxyrhinque. Avec l’aide de l’Ibis Thot, du Chacal Anubis, d’Horus Faucon, du Vautour et du Serpent Uréus, elle rassemble les fragments, reconstitue le corps, le ranime par ses passes et ses onguents magiques, confectionne à son époux un corps impérissable, zet, qui sera à jamais uni au ka, source génératrice, principe divin, âme universelle. Osiris a affronté, subi, vaincu la mort et désormais les morts n’auront qu’à s’identifier à lui par les rites pour revivre éternellement avec lui.
Horus alors triomphe de Seth qu’Isis pourtant délivre de ses chaînes. Furieux, Horus décapite sa mère, à qui Thot donne une tête de vache, ou - version atténuée, - il lui arrache sa couronne, que Thot remplace par un casque à cornes de vache [16].
Outre le thème général de la recherche et de la guérison du mari, que nous connaissons bien dans nos contes d’Afrique, la plupart des traits de cette légende essentiellement rituelle se retrouvent, isolés ou groupés, dans des contes kabyles que nous n’avons pas à étudier spécialement ici : ruse du coffre, coffre à la mer, allaitement par le doigt, déguisement, cadavre dépecé et revivifié, membre perdu, prisonnier sauvé par la mère, décapitation de la mère [17]. Contentons-nous de noter que, pour ceux du cycle de Psyché, plusieurs des plus importantes variantes maghrébines nous montrent l’époux surnaturel grièvement blessé par une trahison : sa femme part à sa recherche et le guérit grâce à des procédés magiques indiqués par des oiseaux-fées, comme Iris guérit de la mort le corps d’Osiris avec l’aide des animaux divins.
Quoi qu’il en soit des rapports des contes du cycle de Psyché avec les « mystères », leur sens « mystique » est indéniable. L’ethnographie et le folklore comparés nous ont permis de l’élucider et de l’approfondir. Aux initiations ethnographiques correspond une initiation métaphysique. Aux rites de croissance, de germination, de renouveau et de passage (dans une autre saison ou dans une autre classe sociale), correspondent à la fois les promesses de l’immortalité, les triomphes de la grâce dans les cœurs, l’illumination des esprits par la Connaissance, la découverte de l’Unique Nécessaire et de la Perle de grand prix, l’apparition victorieuse de l’Unique Réalité. Les symboles sont souvent les mêmes, car toujours il s’agit d’une mort et d’une résurrection.
Naturellement, selon les temps et les écoles diverses, les expressions figurées, littéraires ou orales du mythe insistent plus ou moins sur tel ou tel aspect, soulignent tel ou tel point ; chacun le tire à soi, y trouve un aliment, une source de ferveur.
Les Orphiques ont pu le teinter de leurs conceptions dominantes sur la chute de l’âme condamnée à s’unir à un corps pour sa punition, et sur l’importance des rites purificatoires ; comme les premiers chrétiens l’ont utilisé surtout pour signifier les espoirs d’outre-tombe, l’union au divin amour et les joies paradisiaques. Les Platoniciens partageaient sensiblement les idées orphiques sur le corps prison de l’âme, la nécessité des purifications et le bienfait qu’apporte la mort à qui a bien subi les épreuves de la vie ; ils insistaient sur la nostalgie de l’éther céleste, les souvenirs du monde des idées, les ivresses joyeuses mêlées d’angoisse devant la beauté, et sur le rôle capital de l’amour pour « nous rétablir en notre nature première », guérir nos infirmités et procurer le bonheur sans mélange (Banquet, Phèdre, Axhochus, Gorgias, Phèdre) . Apulée avait étudié leurs doctrines à Athènes et nous retrouvons deux siècles après lui, chez un rhéteur maître de saint Basile et de saint Grégoire de Nazyanze (Himerius, Oratio XIV), cette symbolique de l’âme ailée, chassée du paradis des vérités éternelles, vivant dans l’ignorance unie à un corps périssable, retrouvant par intervalles le souvenir des beautés autrefois contemplées, jusqu’au jour où elle renaît pour jamais à la gloire [18]. Les Gnostiques ont pu se plaire à imaginer les pérégrinations de l’âme à travers les Eons. Chez les Cathares du moyen âge, il n’est pas impossible que le thème ait été interprété dans un sens manichéen. Les trois sœurs d’un conte languedocien [19] représenteraient les trois puissances de l’âme de Basilide, animale, logique, pneumatique, en développement graduel, correspondant aux trois mondes de Manès, la dernière seule libérant l’âme et l’affranchissant des renaissances. Le serpent figurerait l’ensemble des forces unies à la matière et qui se libèrent du corps pendant le sommeil ; les quatre épreuves seraient le passage à travers les éléments et les sept années de voyage, les sept ans du règne de Satan, le cycle des vies successives et les sept degrés d’initiation, au long desquels, dit M. Déodat Roche, les forces du serpent se dépouillent de leur peau matérielle et s’unissent à l’âme, « sous l’impulsion du Christ, pour entrer dans un monde nouveau ».
Et il ne semble pas non plus abusif de noter aussi une concordance possible avec les doctrines des çoufis du Maghreb sur « l’unité de l’existence », la connaissance, ma’rifa, et la mahabba, amour réciproque entre la créature et le Créateur.
Quoi qu’il en soit de ces nuances et de ces interprétations, partout le mythe a un même sens fondamental.
L’âme-papillon (Psyché) sort de sa chrysalide pour s’élancer dans les airs. Amoureuse de la lumière, elle s’y brûle et s’y consume, c’est-à-dire s’y absorbe et s’y identifie. Dans un poème mystique arabe, le papillon brûlé est l’image de l’homme parvenu au degré du fana, de l’annihilation, irrévocablement « arrivé » ou plutôt « revenu ».
Placé au centre, au nœud de l’univers, comme un pont, un isthme (barzakh), entre le monde matériel et le monde des Principes, reflétant la totalité des attributs divins, ceux de la Majesté et de la Rigueur, comme ceux de la Douceur et de la Beauté, « dieu tombéqui se souvient des cieux », l’homme ne peut ni oublier sa véritable patrie, ni la retrouver intégralement avant l’heure. Le souvenir (anamnésis, chez Platon ; dzikr chez les çoufis, à la fois mémorial et récitation qui actualise) est le moyen, la garantie de la réalisation ; et le guide par excellence dans la voie du retour (roujou) est l’Amour inséparable de la Connaissance. Dans son état actuel, dans ce monde de la manifestation contingente, l’esprit ne peut guère qu’entrevoir sa vérité, en de courts instants, qui sont comme des clins d’œil, comme à la lueur des éclairs, ou l’étreindre obscurément dans les ténèbres de la nuit. Il a les moyens, par la voie mystique de l’annihilation (fana) au moi relatif et de la permanence (baqa) dans la Réalité absolue, de se retrouver tel qu’il est originellement, de rendre effective, par le renoncement, la gnose et l’amour, l’unité essentielle de l’existence. Mais cette voie des « nuits obscures », de « l’union transformante », du « mariage spirituel », comme disent les mystiques chrétiens, est difficile et semée de pièges. Ce n’est qu’à force de constance, de patience, d’épreuves et avec l’aide de l’Epoux divin qui veille secrètement sur l’âme, même quand il semble se cacher, que cette âme peut retrouver la patrie perdue. L’amour, plus fort que toutes les magies et que la mort même, se trouve ainsi au commencement et à la fin, le Premier et le Dernier, l’alpha et l’oméga, à la racine de l’existence et au terme. Dieu qui a créé par amour ramène à soi par l’amour.
L’initié suprême dépasse les statues du naos pour entrer dans le sanctuaire où il s’unit « non avec une statue ou une image, mais avec l’Etre même (Plotin, Ennéades, VI, 9, 11). L’Etre est sorti de Lui-même » pour s’unir à Lui-même au terme du voyage, « fuite de l’Unique vers l’Unique ». « L’Esprit procède de l’Ordre divin » (Coran, XVII, 87). C’est à cette « âme pacifiée, ... satisfaite et approuvée » que Dieu dit solennellement : « Retourne à ton Seigneur » (Coran, LXXXIX, 28) [20].
Ce retour n’est pas une régression, mais un cycle et un progrès. L’essence du Désir humain n’est pas seulement de ressusciter les spontanéités de l’enfance, comme font les poètes, de revivre à rebours le cataclysme de la naissance, comme pensent les psychanalystes, mais de retrouver, au terme du nécessaire voyage, dans l’Unité divine une plénitude pour ainsi dire plus parfaite.
Mais il faut que cet amour soit « pur », disent les mystiques. Il faut qu’il soit « philosophique », disait Platon. Qu’il ne s’arrête pas aux idoles, qu’il cherche et trouve dans toute beauté matérielle le reflet, le pressentiment et l’image de la Beauté in créée. Qu’il dépasse les êtres limités pour trouver en définitive l’Idée même du Bien et du Beau. Qu’il chérisse, dans l’unité même de la connaissance et de l’amour, dans l’adéquation du sujet et de l’objet, le Créateur dans les créatures, le Principe dans ses manifestations. Sans Aphrodite Uranie, Aphrodite terrestre peut faire beaucoup de tort à l’âme. Caftan al houbb lamnaqqath bel ahwa, caftan d’amour tacheté de passion, tel est le titre du conte marocain. Ahwa, c’est justement la passion, l’amour aveugle, l’amour terrestre. Houbb se dit pour l’amour supérieur et c’est le mot que les çoufis réservent à l’amour divin. Les mots lamnaqqath, manqouth, tacheté, employés dans ce conte, évoquent l’idée de tache, et nous aurions alors quelque chose comme : « l’Amour céleste corrompu par l’amour terrestre », ce qui correspond précisément à une partie du mythe, à la chute avant la rédemption, à la séparation avant la réunion et l’apothéose.
Le paradis perdu ne peut être retrouvé par la curiosité vaine et le désir intéressé ; il l’est seulement par la parfaite connaissance et le pur amour. C’est en s’oubliant que l’on se trouve ; c’est en mourant que l’on renaît. L’enseignement des « mystères » et les rites embryonnaires ou obscurcis des primitifs, rejoignent la doctrine des « savants ». La mémoire subconsciente du peuple a conservé à l’état d’histoires de nourrices, de contes de fées, de récits de vieilles femmes, des poèmes religieux et métaphysiques. S’il est un cas où la vox populi rejoint la vox Dei, c’est bien celui qu’offrent aux enfants et aux adultes, aux illettrés comme aux savants, les contes du cycle d’Eros et Psyché, du Cheval d’Or et de Caftan d’Amour.
[1] Saintyves, op. cit., pp. 434, 435, 452 suiv. Dans le chapitre sur Riquet à la Houppe ou la Puissance de l’amour.
[2] Mentionnons seulement pour mémoire la théorie astronomique : selon Ch. Ploix, Mythologie et folklorisme, 1886, pp. 45 suiv., le personnage humain de ces contes serait un héros solaire et l’autre une personnification de la nuit ; le jour se couchant, la lumière et la nuit sont unies, à l’aube la lumière reste seule.
[3] Par exemple, pour Thorlacius, Profusiones et opera academica, Copenhague, 1801, I, n. 20, p. 341, Psyché est une héroïne de la loi conjugale et le conte vante les vertus du mariage. L’esprit se libère la nuit pendant le sommeil (Vaux-Phalipau). Les trois sœurs sont le corps, l’esprit et l’âme, la chair, la liberté et l’âme (Fulgence, évêque de Carthage au VIe siècle) ; le désir s’unit à elle, lui conseillant d’éviter les plaisirs sensuels et de ne pas suivre les conseils de ses soeurs ; elle pèche, est punie, puis réconciliée par la grâce. Ou bien la sensualité, Vénus veut unir l’âme à la chair eri lui choisissant, selon l’oracle du début, un époux grossier, mais Eros s’éprend de cette âme, pèche comme Adam, et une expiation est nécessaire. Empire des passions sur l’âme. Curiosité source du péché. Le bonheur ne doit pas être approfondi. L’amour disparaît devant la lucidité et la froide lumière de la raison. La science apporte la souffrance que peut seul surmonter l’amour. L’amour transfigure un objet et le fait trouver beau [Riquet à la Houpe, Belle et Bête, de Perrault]. Cf. Apulée, Œuvres, traduction V. Béiollaud. 1835, notes, pp. 316 suiv.
[4] Collignon, Essai sur les Monuments relatifs au Mythe de Psyché, 1877, pp. 311 suiv. C’est surtout au IIe et au IIIe siècle que les représentations de Psyché abondent (Collignon, p. 291), spécialement sur les sarcophages, dans le symbolisme funèbre ! Le mythe était largement populaire et réconfortant pour lésâmes. Toutes ces figures sont assez proches du conte pour pouvoir lui être comparées, mais assez différentes parfois ou indépendantes pour qu’il n’y ait pas lieu de les lui rattacher directement. Tout indique un fonds commun.
[5] Cf. Proclus, In Prim. Alcib., II, p. 171 de l’édition Cousin.
[6] V. Magnien, Les Mystères d’Eleusis, 1929, p. 71. Cf. la descente aux enfers dans Les Contes populaires de l’Egypte ancienne, par G. Maspero, 3e édit., s. d., pp. lviii, 181.
[7] Erwin Ronde, Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité, édit. franc. A. Reymond.
[8] V. Magnien, op. cit., pp. 51, 63, 64, 69, 155, 186, 81, 82, 92-94, 69. Sur la structure de l’homme, le corps, l’âme et l’esprit, cf. Festugière, La trichotomie de I Thess., v, 33. et la philosophie grecque, in Recherches de Science religieuse, octobre 1930.
[9] Magnien, ibid., pp. 165-167, 205, 185-186, 191.
[10] Collignon, op cit., pp. 341 suiv., 436 suiv.
[11] Carcopino. La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, 1926, pp. 1o4 et 372.
[12] P. Foucart, Les Mystères d’Eleusis I, 1914 ; M. Brillant, Les Mystères d’Eleusis, 1920 ; V. Magnien, Les Mystères d’Eleusis, leur origine, le rituel de leurs initiations, 1929 ; G. Glotz et R. Cohen, Histoire grecque, 1938, I, pp. 503-507, et II, pp. 440-445. Au XVIIIe siècle, Buonarroti (Osservazioni sopra alcuni frammenti di vasi antichi, Florence, 1716, p. 193) et le P. Montfaucon croient que le mythe a pris naissance dans les mystères d’Eleusis ou de Thespies, point de vue partagé en gros au XIXe siècle par Otto Jahn (Archoeologische Beitrage, Berlin, 1847, pp. 121 suiv.) ; Boettiger, Ideen zut kunstmythologie, II, p. 361 ; De Witte, Élite des monuments céramographiques, IV, pp. 127 et suiv. Ötfried Muller (Handbuch des Archoeologie, Breslau, 1848, S 397), émet l’hypothèse d’une origine orphique. Cf. Collignon, op. cit., p. 355.
[13] Desparmet, Contes maures recueillis à Blida, 1913.
[14] Cf. les formules rituelles initiales des contes berbères, Dermenghem, Contes kabyles, 1945, note finale.
[15] Briem, Les Sociétés secrètes de Mystères, trad. du suédois par E. Guerre, 1941, pp. 49 et 369. Dans les petits mystères d’Eleusis (Magnien, op. cit., p. 119), il y avait un sommeil mystique qui commençait à dégager l’âme et à mettre de l’ordre dans sa partie inférieure.
[16] Plutarque, Isis et Osiris ; Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, 1895, I, p. 174 ; Moret, Le Nil et la Civilisation égyptienne, 1926, p. 100 ; Rois et dieux d’Egypte, 1925, p. 83, et chap. III et V.
[17] Dermenghem, Contes kabyles, El Ghoul Amelloul, Le Hachaïchi qui devient sultan, La mère dénaturée ; et, Des mystères d’Isis, Pierre à Feu, 1947 - Ce ne sont pas les seuls rapprochements entre le folklore maghrébin et l’Egypte antique : L’Adroit Voleur correspond exactement à l’histoire du Trésor de Rhampsinite rapportée par Hérodote (Contes Kabyles, « l’Adroit Voleur » ; Nouveaux contes Fasis, Mhammed ed-Derraz, pp. 69 et notes, 106). Le trait de l’âme extérieure est dans lefameux conte des Deux Frères (Maspéro ; Les Contes populaires de l’Egypte ancienne (3e édition, s. d., pp. 1-20 ; Nouveaux Contes Fasis, pp. 151 et 214).
[18] Collignon, op. cit., pp. 358-360, 325, 329 ; Otfried Muller, Handbuch des Arechoeologic der Kunst, Breslau, 1848, 5 397.
[19] Déodat Roche, Les Cathares et l’amour spirituel, Cahiers du Sud, août-octobre 1942, p. 126.
[20] Ghazali, Risâlat al-ladunniyya, 2e chap., texte trad. et présenté par L. Gardet, Ibla, 1944, p. 406.