Il y a dans les légendes tibétaines un monstre singulièrement épouvantable. La bouche s’emplit d’un bloc de sel quand on lit cela. Cette créature, larve ou démon, a dans l’ensemble figure humaine. De loin, vous croiriez un voyageur égaré ou un somnambule. Mais cela s’approche, et vous voyez que la tête, les membres et le tronc sont sectionnés. Les morceaux sont restés à peu près en place, et flottent dans l’air, mal réunis par des filaments très vagues. Le pire, l’impardonnable, c’est que cette horreur veut vivre et qu’elle souffre ; ces morceaux humains viennent vers vous, vous demandent à boire, à manger. Mais on n’a qu’une peur et un dégoût sans fond. On sent comme le danger d’une contagion. On sent au fond de soi qu’on pourrait devenir une de ces larves. Et, par peur, on la hait.
Contes de bonnes femmes ! Nous autres, esprits cultivés, dégagés des ténèbres de la superstition, nous savons très bien que l’homme, cette merveille de la création, est un tout harmonieux et homogène ; que nous sommes de petites républiques ambulantes et admirablement organisées ; que chacun de nous est un individu unique en son genre ; enfin que nous pouvons dormir tranquilles, et repousser loin de nous ces fantaisies morbides de peuples ignorants.
Eh bien non ! De ces monstres en morceaux, regardez, la rue en est pleine. Regardez-les, et surtout regardons-nous. Tous, plus ou moins, nous ressemblons à ces tronçonnés. Chez celui-ci, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, la tête a faim quand le ventre est repu, l’intellect s’use en cercles vicieux pendant que le corps décapité vaque aux besoins journaliers. Et chacun, à sa façon dont souvent il est fier, est ainsi découpé en morceaux à peine reliés par les vagues filaments d’une fonction sociale ou d’un obscur désir animal de vivre.
Heureux peuple, tout Tibétain qu’il soit, si pour lui ces monstres sont des créatures d’exception et de fable ! Chez nous, c’est bien au contraire un homme cohérent, d’un bloc qui étonnerait, détonerait et détonnerait. Regardez bien, et vous ne verrez que des foules de fantômes dépecés, et qui souffrent, et qui sont nos frères.
Pourtant, ce tronçonné ne se désintègre pas toujours complètement. On le voit, des années durant, garder une espèce d’individualité. Qu’est-ce qui rattache les morceaux ? Qu’est-ce qui fait que, me souvenant d’avoir nagé ou bu de l’eau fraîche, d’avoir éprouvé peur ou colère, d’avoir lu un livre ou compté les clous d’une porte, je prétends que c’est moi qui ai fait ou subi ces actions ou ces passions sans commune mesure entre elles ? Qui en moi proclame, pince-sans-rire, ces calembours continuels du genre : « je déteste ce poème », et « je déteste le ris de veau » ? Qui est l’agent de liaison ?
C’est un nommé Basile. L’homme l’a créé à son image, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais il n’est pas plus grand qu’un pou, ou, plus proverbialement, qu’un ciron, si bien que dans le corps humain où il réside il ne peut être qu’en un lieu à la fois.
Basile a échappé jusqu’ici à l’investigation scientifique la plus acérée. Voici pourquoi. Sur le sujet vivant, il est hautement improbable, même si, lui refusant toute espèce d’initiative, on veut qu’il soit soumis aux seules lois statistiques à la mode, il est presque impossible, donc, qu’il se trouve au même moment, à l’endroit précis où le savant regardera. D’ailleurs, à l’examen radiographique, même avec les moyens les plus modernes d’exploration des clichés, on le distinguerait mal d’un caillot de sang ou d’une minuscule concrétion ; encore est-il douteux qu’il soit opaque aux rayons X, et enfin son extrême mobilité empêche toute photographie. Sur le cadavre, il est introuvable. Si, au moment du décès, il se résorbe ou s’il déguerpit, et vers quel asile, nul n’en sait encore rien, lui-même non plus, semble-t-il.
Mais nous qui pratiquons la méthode pataphysique dite expérimentation par l’absurde, nous déclarons : si vous niez Basile, Basile vous reniera. Et vous risquerez fort de vous émietter tout à fait.
Tout en gardant sa forme humaine générale, Basile est très sujet à prendre la forme de la partie du corps où il se trouve à un moment particulier. Dans le crâne, il devient macrocéphale, dans le ventre, pansu, dans les mains, griffu ou même tentaculaire, et ainsi de suite. Mais comme il a généralement son endroit de prédilection, il en acquiert peu à peu une déformation persistante. En retour, cette déformation lui rend réellement incommode les autres lieux, et souvent il a toutes les peines du monde à quitter le logis où il s’est incrusté et moulé ; et si parfois il fait de timides excursions, il revient toujours à son gîte prendre son repos et sa nourriture.
C’est ainsi que les Basiles - nos chers Basiles - se différencient les uns des autres. Et, grosso modo, on peut les ranger en trois classes, selon leur conformation et leur habitat :
les Basiles Pansus,
les Basiles Torsus,
et les Basiles Têtards.
Les premiers sont fort semblables au Père Ubu, ou, dans un ordre de grandeur plus proche de la réalité, à la puce bien repue, à la tique dite pou-de-bois ou à la chique tropicale après quelques semaines d’incrustation dans un derme bien irrigué. Leur tête infime a la coriacité chitineuse de celle du ver blanc, et elle est asservie à la même fonction ventrale ; mais contrairement au futur hanneton, ce n’est pas dans un but, non même inconscient, de métamorphose. D’autres variétés, fort communes, sont pareilles à des aegypans, satyres, faunes ou capricornes, sans les cornes. D’autres combinent la dryade et l’ubu sans parvenir à la sérénité du cynocéphale égyptien. Mais à quoi bon énumérer ce que chacun voit chaque jour défiler sous ses yeux ?
Les Basiles Torsus ressemblent souvent à des pigeons, des paons, des coqs, à toutes sortes d’oiseaux, de ceux surtout qui se rengorgent et bombent un vaste bréchet ; comme eux aussi, ils peuvent vivre assez longtemps, et sans apparences de troubles excessifs, lorsqu’on leur a enlevé proprement les hémisphères cérébraux. D’autres sont léonins, prompts à frapper ou à lécher, et Socrate disait déjà avec quelles précautions on en pouvait faire « de bons chiens de garde ». On trouve les Basiles Torsus chez, par exemple, les militaires de vocation et les âmes apostoliques ; et, affectés de certaines maladies de langueur, chez bon nombre de poètes lyriques.
Les Basiles Têtards, enfin, ont, comme leur nom l’indique, figure d’enfants de grenouille. Ils habitent la plupart des représentants des Intelligenzias. S’ils franchissent jamais la gorge qui sépare leur domicile des autres régions, ils peuvent semer dans celles-ci de grands désordres ; comme d’ailleurs toute espèce de Basile qui s’aventure hors de son lieu d’adoption.
(Il faudra pourtant que tu sortes, Basile, tu sortiras, Basile, tu sortiras de ce trou-là.)
Tous ces Basiles-là, tout dissemblables qu’ils sont et où qu’ils se trouvent, emploient le même langage. Mais chacun d’eux l’entend à sa façon ; d’où malentendus et confusions ; et, loin de faire une Pentecôte, cette ambiguïté de langue tourne plutôt à la Babel. Un jour, au café, j’ai entendu trois Basiles - un Pansu, un Torsu et un Têtard, précisément - cachés dans trois personnages à figure humaine, trois bons amis, et ils parlaient par leurs bouches. Ils s’étaient mis d’accord sur cette affirmation maxima que « la recherche et l’amour de la vérité devait diriger toute leur conduite ». C’était langage de Basile. Et, de même qu’en grec on entend tout autrement qu’en français la scie potachière : « où qu’est la bonne Pauline... », ainsi fallait-il traduire les paroles des Basiles, en langage chrétien :
(Basile Têtard, en langue Barbara) : « Quod est verum, hoc est desirabile. Mea autem propositio est vera. Ergo propositio mea est desirabilis. Oui, mais, on ne peut pas désirer ce qu’on possède. Ergo seu propositio mea non est mea, seu falsa est. Mais assez pensé, la logistique nous tirera d’affaire. »
(Basile Torsu, en bon français) : « Amour sacré de la Patri-i-e ! »
(Basile Pansu, en langue experte) : « J’adore le boudin. »
Comme c’était l’heure du dîner, c’est le dernier qui mit le plus de poids dans ses paroles. Et tout en s’embrassant (ils en étaient au cinquième pernod), par amour de la vérité et de la patrie, ils allèrent manger du boudin, et d’autres choses. Les trois Basiles s’installèrent dans leurs estomacs respectifs. Alors la communion des ventres était accomplie, on était frères. Après les liqueurs, Basile Têtard remonta dans son crâne. Il avait sommeil, et ne dormait bien qu’en cet endroit. Près de la célèbre deuxième circonvolution frontale gauche, il s’empêtra dans les plis d’une banderole où il lut, par hasard : « La Science n’a pas de Patrie. » En tirant dessus, il déclencha, peut-être sans le vouloir, le mécanisme vocal de son homme qui proféra : « La Science n’a pas de Patrie. »
Basile Torsu, qui était remonté pour faire la sieste dans son médiastin, entendit et riposta : « Moi, mon cher, j’ai fait la guerre, sachez-le bien, et... » il était lancé, et il continua jusqu’au cramoisi. Basile Pansu, soucieux de sa digestion, fit dire par son bonhomme qu’il voulait « la paix ». Il se fit traiter de pacifiste et de défaitiste par Basile Torsu, pendant que le Têtard les accusait d’être « des esprits primaires ». Ils allaient (non les Basiles, mais leurs hommes) en venir aux mains, lorsqu’on cria : Au feu ! Les trois Basiles prestement descendirent vers les fesses, s’installèrent aux postes de commande des pattes de derrière et se mirent à les faire tricoter. L’entente était revenue, par la communion des jambes et du feu au derrière, comme on voit des loups et des biches fuir côte à côte une forêt en feu.
C’est une conscience follette, falote et vagabonde. Une pauvre lueur de ver luisant qui arrive à peine à réchauffer le petit coin d’homme où elle s’est attachée. Une flamme débile et sujette de tous les vents du dehors ; parfois l’haleine d’un mot, d’une forme qui passe la ravive un instant. Mais incapable de trouver chez elle un combustible suffisant, lorsque aucune brise extérieure ne souffle, assez forte pour la raviver sans être assez violente pour l’éteindre, elle se traîne et languit si pâle et lente que sans sa mobilité on la prendrait pour une moisissure. Parfois pourtant il arrive ceci.
Il faudrait ici la grande trompette du Jugement, il faudrait mettre en branle tous les cieux comme des cloches pour carillonner l’approche du miracle, longtemps sonner que les mondes s’apprêtent à voir, et puis silence ! et regardez par la porte royale ; voici le grand coup de théâtre.
Basile se souvient que son nom vient du grec et signifie roi, ou tout au moins royal. Et que « tout sera pardonné à l’homme, sauf d’oublier qu’il est un fils de roi ».
Basile réveillé soudain - il a dû recevoir un bon coup sur la tête, ou quelque chose de ce genre - Basile se voit difforme, macrocéphale, bossu, obèse ou cul-de-jatte. Pauvre roi ! et malheureux royaume ! Les terres, négligées ou livrées à une industrie avide, produisent trop ici, et trop peu là. Des fauves dévastent les troupeaux, des récoltes pourrissent, parce que le roi, poussé par l’ambition d’un cœur excessif, guerroyait au-dehors ; ou bien parce qu’il passait son temps en festins et en débauches ; ou bien les barbares oppriment son peuple parce qu’il ne faisait que rêver aux étoiles sur les terrasses du palais. Triste palais ! partout le désordre et l’injustice. Basile éveillé se force à sortir des chambres - harem, salle à manger ou observatoire - où il s’était confiné pendant si longtemps. Il visite sa demeure de cave en combles. Il parcourt toute cette masse mouvante et laborieuse de chairs, d’os, de peau, de sang, de nerfs ; ces pieds, ces mains, cette bouche et les fenêtres ouvertes sur l’extérieur. Il inspecte ses sujets, les interroge sur leurs désirs ; ont-ils faim, et de quoi ? de pain, d’images, de pensées ? Partout il trouve des salles encombrées de meubles de rebut, de poubelles qu’on n’a pas vidées, de toiles d’araignées et de vieux journaux. Il faudra déblayer et nettoyer ici, remplir et reconstruire là. Démolir ces vieux échafaudages vermoulus, faits de moindre effort, d’amour-propre, de bavardages et plaqués de carton peint, et rebâtir. Basile, roi, cette demeure vivante de chair est ta Basilique. Dans les cryptes de ta Basilique, Basile, vit ton ennemi le Basilic. Depuis des années, par ta paresse, tu le laisses s’engraisser de ta substance, et il t’a même volé ton nom. C’est une hydre multiforme dont le regard change tout en pierre. Sous le regard du Basilic, les appétits deviennent manies, les désirs vices, les pensées syllogismes, et la maison vivante de l’homme devient un dur tombeau.
Basile jette des flammes, lance la foudre et répand partout un liquide inflammable, splendeur mortelle pour le Basilic qui répond par flots de venin. La guerre sera longue.
Basile réédifie sa Basilique. Il ne sait pas s’il vivra assez longtemps pour mener son œuvre à bien. Mais il ne veut plus retomber dans son incurie, et ce n’est pas par goût de cette vie qu’il désire vivre cent ans.
Dans une soupente, Basile a retrouvé quelques livres poussiéreux que par exception il n’a pas brûlés. Par extraordinaire, les mots en étaient combinés de telle façon qu’ils n’avaient de sens que pour lui, Basile, pour le centre même du Basile réveillé. Pour la tête seule, pour le thorax seul, pour le ventre seul, ce ne sont que mots insanes, déconcertants et ennuyeux. Dans un de ces livres, par exemple, il lut :
« Dans ce corps, citadelle du Proférateur, un petit calice, une demeure. Au-dedans un petit espace. Ce qu’il y a là-dedans, c’est cela qu’il faut chercher, oui, c’est cela qu’il faut vouloir connaître... Aussi vaste l’espace étendu hors de nous, aussi vaste cet espace au-dedans du cœur. Ciel et Terre y sont réunis, Feu et Vent, Soleil et Lune, Éclair et Astres, tout ce que l’on a et tout ce que l’on n’a pas ici-bas, tout y est réuni... Cet être au-dedans de mon cœur est plus petit qu’un grain de riz, qu’un grain d’orge, qu’un grain de moutarde, qu’un grain de millet, que le germe d’un grain de millet. Cet être au-dedans de mon cœur est plus grand que la Large Terre, plus grand que l’Atmosphère, plus grand que le Ciel lumineux, plus grand que tous les mondes... Ce minuscule-là, c’est l’essence vitale de toutes choses ; c’est l’être réel ; c’est le soi-même : tu es cela !... »
Basile comprit qu’il s’agissait de lui, qu’il n’était pas encore. Le livre s’appelait Enseignement pour les Chanteurs de Rythmes, et s’il venait de l’étoile Sirius, de Belgique ou de Papouasie, Basile s’en souciait peu.
Je parlerai des tourments des Basiles Têtards, non que les autres soient moins dignes d’intérêt, loin de là. Mais comme Basile Lecteur et Basile Auteur appartiennent probablement à la catégorie têtarde, ils auront plus de chances de s’entendre sur ce terrain de matière grise. Pourtant, ou plutôt donc, cet espoir est tout théorique ; et c’est un peu à l’aveuglette que ces deux Basiles, par l’intermédiaire souvent illusoire de signes d’imprimerie, essaient de se toucher.
Basile Physmathique, ayant désintégré l’atome, cassé successivement ses électrons, ses ions, ses neutrons et ses deutons, patauge dans un magma de corpuscules ondulatoires, de grains d’énergie, d’insaisissables quanta livrés aux lois du pile-ou-face. Les limites de son univers s’éloignent de lui à une vitesse qui n’est pas même constante. Les bonnes vieilles béquilles euclidiennes et mécanistes l’abandonnent, et il ne trouve pas d’autres supports. Basile Philosophe est incapable de lui en fournir, comme il serait de son devoir ; il est tout à fait abruti par la recherche du « concret », comme il dit pour désigner la plus abstraite des abstractions philosophiques ; il espère qu’en cornant et claironnant : concret ! concret ! concret ! il va réellement créer ou trouver ou comprendre une chose ou un fait réel, pleinement réel. Une de ses dernières trouvailles, ce fut de décrire « le contenu vécu » de ses opérations mentales ; un de ces jours, je l’en préviens, il s’apercevra que ce n’est pas le contenu mais le contenant qui vit, qui fabrique le contenu comme dans un moule. Mais il oubliera encore que la tête du Têtard doit parfaire le reste du corps avant que l’animal adulte puisse contenir, comprendre, garder et palper dans ses paumes intérieures la moindre réalité vivante. En attendant, il continue à vider de tout contenu les mots de réel, de vie, de concret, comme tous les autres qui passent par sa bouche, par la vertu de la répétition mécanique, comme chacun en a pu faire l’expérience. Si les mots sont des balles, Philosophe tire à blanc. Basile Lartisse, lui, a un petit sourire de supériorité. Au moins, il manie de la matière. Il dit que l’époque n’est plus aux diarrhées lyriques (bonne nouvelle, en tout cas), et qu’il a un métier, des idées, des sentiments et tout. Mais si on lui demande qu’est-ce qu’il fait avec cela, et pourquoi ? - mais demandez-le-lui entre quatre yeux, un couteau sur sa gorge pour faire rentrer dedans les réponses toutes faites et perroquardes - alors vous le verrez faire un visage de baleine, ou d’escargot à qui l’on pose une question gênante ; ou bien il avouera des soucis qui n’ont rien à voir avec l’édification de la Basilique.
Les plus vivaces des Basiles à grosse tête sont d’accord là-dessus : ils sont pris dans des cercles vicieux ; ils n’ont plus du monde une vision ferme qui puisse diriger leur vie ; ils n’ont plus de contact avec les autres Basiles, avec Basile Tout-le-monde, Basile de la Rue, Basile de la Terre, Basile de l’Usine, - ni avec leurs propres corps, ni avec leurs propres vies.
« Je regrette, dit soudain Basile Egomet en me coupant la parole, de parler à la première personne. C’est un pis-aller. Voici mon histoire. Une enfance sans foi religieuse m’a mis prématurément en face de la peur de la mort ; c’était une crispation du ventre, comme je finis par le voir, qu’une simple détente des muscles abdominaux pouvait faire disparaître. Ainsi je me délivrai de cette peur de ventre, mais la crispation remonta dans la poitrine sous forme d’une boule d’angoisse ; la même constatation et la même opération de détente fit se dissoudre cette peur de gorge. Et la crispation remonta au cerveau sous forme du problème : être ou ne pas être. Question ressassée, mais rarement pensée. Cette crispation se ressassa donc dans mon cerveau, et y demeura pendant de longues années. Elle proliféra en spéculations métaphysiques qui faillirent tourner à la décapitation complète. J’en ai encore la tête congestionnée, mais j’ai eu des chances qui me permettront peut-être d’en tirer avantage.
« J’ai cherché la réponse à la question qu’on ne formule pas chez les philosophes, puis chez les sages et dans les grands écrits non signés de noms d’hommes. J’ai trouvé des mythes et des algèbres à double tranchant. On pouvait s’en servir pour se bercer dans une douce somnolence, pleine de beaux rêves, de demains, de cela-suffit ; mais aussi pour constater qu’on n’avait rien compris aujourd’hui, et tâcher de les comprendre autrement. C’est cet autrement que je me suis mis à chercher - aux rares moments où j’étais actif. »
Il poursuivit : « J’ai cru pendant quelque temps que l’activité poétique, comme je faisais dire à mon bonhomme, mettant en jeu le tout de l’homme, suffirait à ma vie. J’ai dû déchanter, c’est le cas de le dire. Je suis bien placé pour dire ici, et tant pis si je trahis la confrérie, que l’exercice littéraire dit de nos jours « poésie » est fait pour les neuf dixièmes et plus de bluff éhonté, de mascarade, d’ignorance de tout (du langage, du poids et de la vie des mots et des images, et des idées s’il y en a ; du métier, des moyens ; et surtout du but), d’irresponsabilité, de vanité, d’amour-propre aux dix millions de replis, et de paresse ; c’est-à-dire fait de néants multiformes, d’absences, de creux voilés de vagues mirages. Sinon, oui, ce serait une voie possible. Ce serait même la seule voie, mais ce ne serait plus un exercice littéraire. »
« Dans les choses publiques, je n’ai pas fait long feu. Le même tronçonnement que je constatais dans l’individu, je le retrouvais dans la société, avec tout ce qu’il entraîne de pléthores et de disettes, de dégénérescence des privilégiés et des exploiteurs, et d’avilissement des exploités et affamés. J’ai espéré trouver un contact avec la masse humaine. J’ai cru d’abord que les rapports étaient faussés par les intermédiaires (des créatures et créations têtardes encore) que je voulais utiliser. Non, c’est en moi, comme en chacun de nous, que les rapports étaient faussés. Le contact doit se refaire un jour, mais, aussi, autrement que par des moyens de tête ; ce jour-là, ça fera du bruit. »
« Il fallait donc nettoyer la Basilique, jeter les bouquins inutiles et tâcher de s’aménager. Mais comment ? Avec ce : il faut... il faut... j’aurais pu rester des années, toute une vie, une vie vaine, une vie de si... et de demain..., une vie au futur et au conditionnel.
« J’ai rencontré un être humain. Je ne l’aurais pas cru possible. Et pourtant j’ai dû abandonner de bien commodes désespoirs. C’est l’espérance qui est lourde à porter.
« Un peu plus tard, dans une autre partie du monde - les voyages provoquent de ces rencontres quand ce n’est pas pour s’échapper qu’on voyage - je rencontrai le personnage qui porte mon nom : une bouillie psychique enfermée dans une peau humaine, où flottaient divers morceaux de matériaux divers, plusieurs encore utilisables, quelques-uns assez précieux, et beaucoup à remplacer complètement.
« Si je vous disais qu’ensuite je rencontrai encore un être humain, vous me diriez que je fais du roman-feuilleton. Je ne vous en parlerai donc pas. Je vous dirai seulement le fait : dans une petite ville d’Europe, quelqu’un organise des rendez-vous entre les Basiles et leurs hommes ; je ne sais pas ce qu’ils y font, les autres, c’est leur affaire. Pour moi, Basile, j’y rencontre mon bonhomme ; nous avons souvent, lui et moi, de curieuses surprises. Comme nous nous connaissions mal, nous qui nous croyions de vieux copains ! On refait connaissance, on met bas les masques, un à un, et l’on n’est pas près d’avoir fini ! On se dispute et on se réconcilie. On va dire que je tiens des propos d’ivrogne, à parler ainsi d’une chose aussi simple. C’est simple, mais ce mot est plus lourd à encaisser qu’on ne croit. » Basile se tut brusquement, me frappa durement sur la bouche en me disant sèchement : « Assez, bavard ! »
(C’est pourtout lui qui parlait ? Et c’est moi qu’il accuse de bavarder. Quelle injustice !)