Le Golem

Meyrink (Golem:48-57) - Qui peut dire quelque chose du Golem ?

Chapitre V
dimanche 20 novembre 2022.
 
L’origine de cette histoire remonte au dix-septième siècle, dit-on. D’après des récits égarés de la cabale, un rabbin aurait créé un homme artificiel, appelé le Golem, pour l’employer comme domestique.


-  « Je pensais seulement, que c’est très étrange de voir le vent agiter les choses sans vie, comme nos manteaux il y a un instant », répondit rapidement Prokop pour excuser son silence. « Cela semble si extraordinaire quand des objets, voués à l’immobilité se mettent tout à coup à se trémousser. Pas vrai ?... »

Je vis un jour sur une place déserte une grosse liasse de papiers - sans que je sentisse le vent, me trouvant abrité par une maison - tourbillonner avec violence et se poursuivre les uns les autres comme s’ils s’étaient juré la mort.

Un noir soupçon me prit alors ; n’en serait-il pas de nous, simples mortels, comme des papiers ? Peut-être qu’un vent invisible, insaisissable, nous pousse ça et là et détermine nos actions, tandis que dans notre naïveté, nous croyons dépendre de notre propre et libre arbitre. Si en nous la vie n’était autre chose que le tourbillon énigmatique d’un vent ?

Ne rêvons-nous pas quelquefois que nous plongeons au fond de l’eau et attrapons des poissons argentés tandis qu’en somme un courant d’air froid a passé sur nos mains ?

-  « Prokop, vous parlez comme Pernath, qu’avez-vous ? » dit Zwakh en regardant le musicien avec défiance.

-  « L’histoire du livre Ibbur racontée il y a quelques instants, - il est regrettable que vous soyez venu si tard, et que vous ne l’aviez pas entendue - l’a fait réfléchir », intercala, Frieslander.

-  « L’histoire d’un livre ? »

-  « En somme, d’un homme qui apporta un livre et qui avait un air particulier. Pernath ne sait pas comment il se nomme, où il demeure, ni ce qu’il voulait. L’inconnu, malgré sa tournure très caractéristique, ne se laisse pas décrire facilement. »

Zwakh écoutait attentivement.

-  « C’est très intéressant, dit-il après un arrêt ; l’étranger était-il imberbe et avait-il des yeux en obliques ? »

-  « Je crois, répondis-je, je... c’est-à-dire... je... je le sais tout à fait sûrement. Le connaissez-vous donc ? »

Le joueur de marionnettes secoua la tête : - « Il me rappelle le GOLEM », dit-il.

Le peintre Friesländer laissa glisser son ciseau sur la table.

-  « Golem ? J’ai tant entendu parler de lui. Savez-vous quelque chose du Golem, Zwakh ? »

-  « Qui peut dire quelque chose du Golem ? » répliqua Zwakh en haussant les épaules. « On le classe dans le domaine de la tradition jusqu’à ce que par les ruelles, il se passe un événement qui le fait revivre. Et pendant un certain temps, chacun parle de lui et les bruits grandissent en monstruosité ; ils deviennent tellement exagérés et enflés que, finalement, ils s’éteignent pour cause d’incrédulité... L’origine de cette histoire remonte au dix-septième siècle, dit-on. D’après des récits égarés de la cabale, un rabbin aurait créé un homme artificiel, appelé le Golem, pour l’employer comme domestique. Celui-ci devait lui aider à sonner les cloches de la synagogue et faire des rudes travaux de toutes sortes.

De tout cela ne serait résulté aucun homme véritable, mais un être ne végétant que lourd et demi-conscient, durant le jour seulement. Et cela sous l’influence d’une inscription magique que le rabbin lui cachait derrière les dents pour attirer sur lui les forces sidériques de l’univers.

Et lorsqu’un soir, avant la prière accoutumée, le rabbin aurait négligé de retirer la formule de la bouche du Golem, celui-ci serait tombé dans un délire furieux, aurait parcouru les rues sombres et brisé tout ce qui lui tombait sous la main. Et cela jusqu’à ce que le rabbin l’eût attrapé et eût enlevé l’inscription de sa bouche. La créature se serait alors effondrée sans vie.

Il ne resta rien de lui à part son corps d’argile qu’on montre encore aujourd’hui dans la vieille synagogue. »

-  « Ce même rabbin doit aussi avoir été mandé au château-fort de l’empereur pour évoquer, en les rendant visibles, les fantômes des trépassés ! » lança Prokop. « Des savants modernes prétendent qu’il se serait servi d’une lanterne magique pour cette opération. "

-  « Mais oui, il n’y a pas d’explication d’assez mauvais goût qui n’attire l’approbation de notre temps », continua Zwakh sans se troubler. « Une lanterne magique ! Comme si l’empereur Rodolphe, qui s’occupa toute sa vie de telles choses, n’aurait pas dû découvrir cette vaste tromperie dès le premier regard !

Je ne sais évidemment pas à quoi remonte la tradition du Golem. Mais je suis certain que quelque chose ne pouvant mourir et errant dans ce quartier a rapport à cette légende. De génération en génération, mes ancêtres ont habité ici et personne que moi ne peut si bien retracer les souvenirs vécus et hérités se rapportant à l’apparition périodique du « Golem. »

Zwakh avait tout d’un coup cessé de parler et l’on sentait dans quel passé lointain voyageaient ses pensées.

Comme, la tête rejetée en arrière, il était assis à la table et que sous la lueur de la lampe, ses joues rouges et juvéniles contrastaient étrangement avec ses cheveux blancs, je comparai involontairement ses traits avec les masques de ses marionnettes, qu’il me montra si souvent.

Il était intéressant de constater combien le vieil homme leur ressemblait.

La même expression et la même coupe de visage ! Je sentis que certaines choses sur terre ne peuvent se séparer. Et comme je pensais à la destinée de Zwakh, il me parut à la fois effrayant et monstrueux qu’un homme comme lui - quand même il avait reçu une éducation meilleure que ses prédécesseurs et était destiné à devenir acteur - eût pu retourner aux boites râpées de ses marionnettes. Tout cela, pour aller aux foires et montrer les mêmes poupées (elles étaient, déjà le gagne-pain de ses pères) leur faire accomplir de nouveau les mêmes révérences pleines de raideur et représenter leurs aventures de rêve.

Je compris qu’il ne pourrait s’en séparer ; elles goûtent à la même vie que lui et lorsqu’il était loin d’elles, elles se sont transformées en pensées, ont logé dans son cerveau en ne lui laissant ni paix ni trêve jusqu’à ce qu’il eût repris le chemin de la maison. C’est pourquoi il les soigne avec tant d’amour et les affuble d’oripeaux brillants.

-  « Zwakh, ne voulez-vous pas poursuivre votre récit ? » demanda Prokop au vieillard, en nous interrogeant du regard, pour voir si tel était aussi notre désir.

-  « Je ne sais pas où je dois commencer », répliqua en hésitant le vieil homme ; « l’histoire du Golem est difficile à entreprendre. C’est comme disait Pernath : il savait exactement quelle tournure avait l’inconnu et cependant il ne pouvait le dépeindre. A peu près tous les 33 ans il se répète dans nos venelles un incident qui n’a en lui-même rien d’émouvant et qui, pourtant, répand un effroi pour lequel n’existe ni explication, ni justification.

Toujours il se trouve qu’un homme imberbe, absolument étranger, au visage jaune, au type mongol, arrive de la rue du Vieux-Temple, enveloppé dans des vêtements démodés et fanés, trébuchant comme s’il allait à chaque instant tomber en avant, et passe par le quartier juif.

Ordinairement, il contourne une ruelle et devient ensuite invisible.

Une autre fois, il aurait décrit un cercle et serait revenu à son point de départ : une très vieille maison dans le voisinage de la synagogue.

En outre, quelques superstitieux prétendent qu’il se serait avancé vers eux en venant de l’angle d’une autre rue, et quoiqu’il s’approchât visiblement, il aurait été comme quelqu’un dont la taille, se perdant dans le lointain, diminue de plus en plus et finit par disparaît ce complètement.

Il y a soixante-six ans, l’impression qu’il a produite doit avoir été plus profonde, car je me souviens - j’étais encore un tout petit garçon - qu’on a inspecté, du haut en bas, ce bâtiment de la rue du Vieux-Temple.

On constata aussi qu’il existe vraiment dans cette maison une chambre à la fenêtre grillée et sans aucun accès.

On avait, pour le vérifier de la rue, pendu du linge à toutes les fenêtres et de cette façon découvert les preuves du fait.

Comme il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir, un homme se serait glissé du toit le long d’une corde pour voir à l’intérieur. A peine aurait-il atteint la fenêtre que la corde se serait rompue et que le malheureux se serait fracassé le crâne sur le pavé. Et lorsque, plus tard, on voulut tenter encore une fois l’essai, les avis sur la position de la fenêtre étant différents, on y renonça.

Moi-même, je rencontrai le Golem, pour la première fois de ma vie, il y a quelque 33 ans.

Il déboucha de l’une de ces maisons de traverse et nous nous précipitâmes presque l’un sur l’autre.

Je ne saisis pas encore aujourd’hui ce qui se passa alors en moi. - C’est qu’on ne porte pas tous les jours en soi l’idée qu’on va rencontrer le Golem.

Mais à cet instant, sûrement, tout à fait sûrement, avant que je l’aperçusse, quelque chose cria clairement en moi : « le Golem ! » et, au même moment, quelqu’un quitta la porte obscure en trébuchant et cet inconnu me dépassa.

Une seconde plus tard, un flux de visages pâles et contractés se pressa autour de moi et m’assaillit, de questions pour savoir si je l’avais vu.

Et quand je leur répondis, ce fut comme si ma langue se libérait d’une contraction que je n’avais jamais éprouvée auparavant. J’étais vraiment surpris et je sentis nettement que je m’étais trouvé dans un état convulsif durant un bref instant. Sur tout cela j’ai réfléchi souvent et longtemps et je crois que j’atteins la vérité en disant : une fois, dans l’espace d’une génération, une épidémie psychique traverse très rapidement le quartier juif, s’empare des âmes des vivants dans un but caché et fait apparaître en mirage les formes d’un être caractéristique, avide de renaître, qui, probablement, a vécu ici il y a quelques siècles. Peut-être se trouve-t-il parmi nous à toute heure sans que nous nous en apercevions. De même n’entendons-nous pas le son d’un diapason avant qu’il ait touché la caisse de résonnance qu’il fait vibrer. Ce n’est peut-être rien qu’une œuvre d’art sans connaissance, une œuvre qui se forme d’après les lois éternelles, comme le cristal, de la matière amorphe.

N’en pourrait-il pas être ici, dans cet amas continuel de pensées invariables qui empoisonnent l’air du Ghetto qu’une décharge prompte et saccadée doit suivre comme dans les jours d’été où la tension électrique s’augmente jusqu’à l’insupportable pour engendrer enfin la foudre ? - une explosion d’âmes qui fouette notre conscience de rêve à la lumière du jour pour créer ici l’éclair dans la nature - là un spectre. Apparition qui, par les gestes, l’allure et la conduite, dans tout et partout manifeste la psychologie des masses, lorsqu’on est capable de bien com prendre le langage secret des formes.

Et comme plusieurs phénomènes annoncent le coup de foudre, de même ici, d’horribles signes précurseurs trahissent l’approche menaçante de ce fantôme dans le domaine de l’action. La crépissure écaillée d’un vieux mur prend l’aspect d’un homme qui marche ; et des Heurs de givre sur les fenêtres affectent les traits de visages impassibles. Le sable [1] parait tomber du toit autrement qu’à l’ordinaire et impose à l’observateur soupçonneux la pensée qu’une intelligence invisible se cache dans les ténèbres, le jette en bas et s’exerce secrètement à former maints contours étranges.

Posez l’œil sur des tissus simples ou sur les inégalités de la peau et vous êtes la proie du don désagréable de voir partout des formes significatives qui, en rêve, prennent d’énormes proportions.

Lorsque, auparavant, j’entendis Pernath assurer qu’il avait rencontré un homme imberbe, aux yeux obliques, je vis le Golem comme il m’était apparu autrefois. Comme s’il était sorti du sol, il se trouva devant moi.

Une certaine crainte accablante me saisit ; il m’arriva de nouveau quelque chose d’inexplicable pendant un instant : la même peur que j’avais éprouvée, dans mon enfance, lorsque les manifestations occultes du Golem déployèrent leurs ombres.

Les années se sont écoulées depuis et mon récit se rapporte à un soir où le fiancé de ma sœur nous avait fait une visite pour fixer en famille le jour du mariage ; celle fois-là on coula du plomb - par amusement - et je restais à côté, bouche bée, et ne comprenant pas ce que cela devait signifier - dans mon imagination confuse d’enfant j’y vis un rapport avec le Golem, dont j’avais entendu parler par mon grand-père. Je pensais à chaque instant que la porte allait s’ouvrir et l’inconnu entrer.

Ma sœur versa alors la cuiller contenant le métal liquide dans l’écuelle et rit gaiement de ce que je parusse tant excité.

Avec des mains fanées et tremblantes, mon grand-père sortit le bloc de plomb brillant et le tint à la lumière, aussitôt se manifesta chez tous une forte agitation. On s’entretenait à haute voix, je voulus me joindre à eux, mais on me repoussa.

Plus lard, lorsque je fus devenu plus grand, mon grand-père raconta que le métal fondu se serait nettement figé en forme de tête ; une tète lisse et ronde portant une ressemblance si inquiétante avec les traits du Golem, que chacun s’en était effrayé.

Souvent je parlai avec l’archiviste Chemajah Hillel, responsable du matériel du vieux temple et aussi de certaine statue d’argile du temps de l’empereur Rodolphe. Cet archiviste a embrassé la Cabale et pense que ce bloc de terre, avec des membres humains, ne serait peut-être rien d’autre qu’un ancien signe précurseur, exactement comme dans mon cas, la tête de plomb ; et l’inconnu qui errait çà et là devait être la fantaisie ou l’imagination que ce rabbin du moyen âge fit vivre par la force de ses pensées avant de l’avoir matérialisé. Tourmenté par le besoin animal d’une vie matérielle, cet être réapparaît périodiquement à la même position astrologique des étoiles sous lesquelles il a été créé.

La feue épouse d’Hillel a aussi vu le Golem face à face et, comme moi, a été prise de convulsion aussi longtemps que la créature énigmatique s’est tenue dans son voisinage.

Elle se disait fermement convaincue qu’il avait été sa propre âme, laquelle, échappée de son corps, lui avait fait face un instant et l’aurait fixée avec les traits d’une personne étrangère.

Malgré l’horreur terrible qui l’avait dominée, elle n’avait pas perdu une seconde la certitude que cette autre ne fût un fragment de sa propre âme. »

-  « C’est incroyable », murmura Prokop absorbé dans ses pensées.

Le peintre Friesländer parut aussi plongé dans son rêve. On frappa alors à la porte et la vieille femme, qui m’apportait l’eau et tout ce qui m’est nécessaire, entra en posant la cruche d’argile sur le plancher puis se retira en silence.

Nous avions tous levé les yeux et promené, comme réveillés, nos regards dans la chambre, mais durant plusieurs minutes personne ne dit mot.

Comme si une nouvelle influence, à laquelle on devait d’abord s’accoutumer était entrée avec la vieille.

-  « Oui, la rousse Rosina, c’est aussi un de ces visages dont on ne peut se défaire et qu’on voit apparaître dans tous les coins et recoins », dit tout à coup Zwakh de but en blanc. Je connais ce sourire raide cl figé depuis toute une vie d’homme. Premièrement la grand’mère, ensuite la mère ! - Et tout à fait le même visage, pas un trait différent ! Le même nom : Rosina ; - l’une est toujours la résurrection des autres. »

-  « Rosina, n’est-elle pas la fille du brocanteur Wassertrum ? » demandai-je.

-  « On le dit, répondit Zwakh, mais Aaron Wassertrum a plusieurs enfants dont on ne sait rien ; ainsi, pour la mère de Rosina, on ignorait qui était son père et ce qu’il est advenu d’elle. A quinze ans, elle donna naissance à une fille et ne s’est plus montrée depuis. Sa disparition était liée à un meurtre qui, si je m’en souviens bien, fut commis dans cette maison.

Ainsi que sa fille à présent, elle fascinait tous les adolescents. L’un d’eux vit encore - je le vois souvent - cependant, son nom m’échappe. Les autres sont morts prématurément, et elle en était la cause. De ce temps, je ne me rappelle que de courts épisodes qui passent dans mon esprit comme des images atténuées. Ainsi il existait autrefois un demi-toqué qui, durant la nuit, allait d’auberge en auberge, découpant pour quelques sous, à chaque hôte, des silhouettes en papier noir.

Et, lorsqu’on l’enivrait, il était saisi d’une tristesse indicible ; avec des larmes et des soupirs, il découpait chaque fois sans s’interrompre, le même profil tranchant d’une jeune fille jusqu’à ce qu’il eût employé toute sa provision de papier.

D’après des indices, oubliés depuis longtemps, j’en conclus qu’il avait - dans son enfance - aimé une certaine Rosina si violemment qu’il en perdit la raison. Lorsque je recompte les années, il m’est impossible de croire que ce fut une autre que la grand’mère de la Rosina actuelle. »

Zwakh se tut et s’appuya contre sa chaise.

-  Le destin, dans cette maison, erre dans un cercle et retourne toujours au même point, pensai-je, et l’image laide que j’avais vue une fois - un chat avec une moitié de cervelle blessée tournent en chancelant - passa devant mes yeux.

[1] Les maisons pauvres étaient recouvertes de carton imbibé de goudron sur lequel on avait étendu du sable. (Note du traducteur).



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