Les Cahiers d’Hermès II

Dermenghem (Hermès) - LE MYTHE DE PSYCHE DANS LE FOLKLORE (4)

Émile Dermenghem
jeudi 17 novembre 2022.
 
Les Cahiers d’Hermès II. Dir. Rolland de Renéville. La Colombe, 1947.

III. - Nous en venons maintenant aux contes de la forme inversée, dans lesquels l’être mystérieux épousé est féminin. Ils ont la même atmosphère d’initiation et de mystique, mais ils semblent pour ainsi dire insister sur le côté actif, le côté conquête, comme s’ils représentaient l’aspect effort humain plutôt que l’aspect passif et théocentriste. Tout d’abord, nous trouvons le groupe très nombreux et très largement répandu du mariage avec un animal, une fée ou jinnia sous forme animale, ou une femme transformée ou déguisée en animal. Ce groupe se développe en celui des filles-cygneis qui présente une conquête, une séparation, une reconquête ; ou en celui de Mélusine, parallèle du groupe à forme masculine du Chevalier du Cygne, qui insiste sur une condition, un tabou nuptial, dont la violation amène une séparation généralement définitive. Evitant autant que possible les répétitions et les détails trop longs, nous nous bornerons à indiquer ceux de ces contes qui se rapprochent le plus du type de Psyché, et les traits les plus utiles à l’interprétation générale.

La Belle et la Bête renversée nous fournit, par exemple, les légendes du Bel Inconnu, roman de Renault de Beaujeu, XIIIe siècle, où une princesse changée en guivre est désensorcelée par un baiser ; celle de la fille du roi de Thulé, dans un Lancelot du XIIe siècle, changée en serpente pour avoir - détail intéressant - « manqué aux lois du fin amour », désenchantée par le baiser du meilleur chevalier du monde et qui devient juge des questions d’amour et de courtoisie à la cour du roi Arthur [1].

En Bretagne, une femme enchantée reste truie le jour tant qu’elle n’a pas mis au monde des enfants humains [2]. Une jument blanche redevient femme quand elle a été tuée et que son cœur a été coupé en deux [3].

En Tunisie, une femme met au monde une poule qui se transforme la nuit en femme ; le prince l’épouse ; elle est persécutée par l’autre femme ; elle se rend à une fête dans les mêmes conditions que Cendrillon ; le prince finit par brûler la peau de poule ; ils se marient ouvertement et normalement [4].

Généralement l’épouse est sympathique et bénéfique : mais il existe aussi des cas où l’être féminin surnaturel est maléfique, incarne l’aspect destructeur de la libido ; est une ogresse qui peut prendre une apparence séduisante, mais dont les instincts mauvais se réveillent vite pour tout détruire, dévorer des cadavres, semer les catastrophes. La Mesaouda de Blida [5] endort chaque soir son mari avec un soporifique, reprend temporairement sa forme de ghoula pour manger plusieurs parentes du roi qui use de ruse pour la faire périr. Parfois, la destruction de la peau d’animal détruit le maléfice, parfois au contraire elle amène la séparation provisoire ou définitive. Parfois les épreuves sont imposées à l’épouse sous sa forme animale ou obscure par la belles-mère (conte serbe), parfois elles le sont à l’homme par son propre père jaloux de lui (conte maure). Les épouses sont souvent, nous l’avons vu, des serpentes. Il y a aussi des grenouilles (Serbie, Géorgie, Arménie, Finlande, Suède, Piémont, Altaï, Annam), des crapauds (Allemagne Portugal), des poissons (Arménie, Turquie, Indochine), des chattes (France, Mme d’Aulnoy, Fès), des chiennes (Mongolie, etc.), des guenons (Inde, Tonkin, Grèce, Portugal), des tortues (Blida, Egypte) [6] et enfin des oiseaux, surtout des cygnes [7] (cycle bien délimité, qui se relie avec celui de Mélusine) [8].

Le thème des femmes-cygnes, dont un des exemples les plus connus et complets se trouve dans les Mille et Une Nuits [9], se rencontre notamment en Chine, en Malaisie, aux Indes, en Iran et dans le Moyen-Orient, en Russie, en Scandinavie, au Groenland (il s’agit d’une mouette), en Allemagne, en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie, en Afrique. Peu de contes offrent des échos aussi nets et nombreux des « initiations » magique, ethnographique ou mystique : tentateur rituel, chambre interdite, objets magiques, épouse surnaturelle conquise, perdue, retrouvée, épreuves et métamorphoses. Frobenius en a trouvé en Kabylie deux exemples assez tronqués [10]. Certeux et Carnoy [11] ont rapporté l’histoire du taleb qui a conquis une jinnia en s’emparant de sa peau de colombe pendant qu’elle se baignait ; mais elle retrouve un jour cette « forme » et s’envole, laissant à regret son mari et ses enfants, vers sa véritable patrie. J’en ai recueilli moi-même à Alger une version kabyle, mais qui dérive probablement des Mille et Une Nuits. Un jeune homme entre dans un jardin interdit, devient l’ami des jinniâl qui l’habitent, pénètre dans une chambre interdite, y voit des femmes qui se baignent après avoir déposé leurs peaux d’oiseaux, conquiert l’une d’elles en lui confisquant sa peau, l’épouse, l’emmène chez lui ; elle lui donne un enfant ; pendant son absence, elle se fait remettre par sa belle-mère la robe de plumes et s’envole vers le Jebel Wâq Wâq ; le jeune homme part vers cette montagne des génies, reprend sa femme à ses parents, grâce à des objets magiques, s’enfuit avec elle et échappe aux poursuites par des métamorphoses.

Mélusine et ses analogues s’échappent elles aussi, généralement pour toujours, parce qu’une condition posée au mariage n’a pas été respectée par l’époux mortel.

L’exemple le plus mythique se trouve aux Indes : l’apbam Urvaçi épouse Pururavas à condition qu’il ne se montre jamais à elle sans ses vêtements royaux ; pour poursuivre des gandharvas voleurs, il sort nu une nuit de son lit et sa femme le voit à la lueur des éclairs ; elle s’en va ; il la revoit un jour se baignant dans un lac avec d’autres femmes-cygnes ; il la supplie de revenir ; je suis difficile à saisir comme le vent, répond-elle ; elle accepte pourtant de le voir une nuit, la dernière de l’année ; il a le droit de faire un souhait ; elle lui conseille de demander de devenir l’un des gandharvas ; ceux-ci acceptent et l’initient aux mystères d’un sacrifice qui le rend immortel [12] (comme Psyché).

De même, dans Le Lai de Lanval [13], Marie de France, au XIIe siècle, conte l’histoire d’un chevalier qui doit garder le secret de ses amours avec une fée ; il le laisse entendre pour repousser les avances de la reine ; son amie disparaît, mais revient le sauver au moment où il va être condamné ; tous deux s’en vont vers l’île d’Avallon, séjour des Bienheureux.

Des histoires analogues se retrouvent à Madagascar et en Corse, au Rif et en Provence, en Sicile et au Poitou, en Espagne et en Anjou, en Bohême et en Normandie, en Esthonie et en Bretagne, en Ruthénie, en Petite-Russie, en Pologne, en Grèce, en Albanie, comme en Suisse et en Bourgogne [14].

Elles constituent le pendant exact, sous forme féminine, du Chevalier au Cygne et de Lohehgrin. La légende poitevine est la plus fameuse : le roi d’Albanie a épousé la fée Pressine à condition de ne pas la voir au temps de ses couches ; elle met au monde trois filles, dont Mélusine ; poussé par son fils, il entre et la voit dans son bain ; elle s’enfuit avec ses filles ; pour venger leur mère, Mélusine et ses sœurs emprisonnent leur père dans la montagne ; Pressine est irritée de cet excès de zèle ; elle prédit à Mélusine qu’elle sera serpent jusqu’à mi-corps tous les samedis ; elle pourra se marier et aura des enfants célèbres, mais son mari ne devra pas la voir le samedi sous sa forme monstrueuse ; Raimondin, fils du comte de Forest, trouve Mélusine près d’une source et l’épouse ; il a d’elle dix fils qui deviennent rois de Chypre, d’Arménie, de Bohême, seigneur de Lusignan, etc. ; conseillé par son frère, il observe, par un trou dans une porte, son épouse, un samedi, dans la chambre interdite, et la voit se baigner en forme de sirène. Mélusine doit dès lors recommencer sa pénitence ; serpent ailé, elle s’envole à regret.

AVANT : Dermenghem (Hermès) - LE MYTHE DE PSYCHE DANS LE FOLKLORE (3)

[1] Saintyves, op. cit., pp. 410-413. Plusieurs contes de Grimm sont sur ce thème.

[2] Luzel, Contes populaires de Basse-Bretagne, I, p. 294.

[3] Sébillot, Le folklore de France, t. IV, 1906, p. 140.

[4] Albert Canal, in Revue Méditerranéenne, octobre 1981, p. 1837.

[5] Desparmet, Contes populaires sur les Ogres, 1909, I, p. 374.

[6] Cosquin, Les Contes indiens et d’Occident, 1922, notamment pp. 281-311. Le thème est étudié à partir d’un conte recueilli à Blida par Desparmet, du type de « La Captive alternativement morte et vivante » (sorte de parallèle féminin à notre Et-Taj Ahmed ben Amar) ; Fasi-Dermenghem, Nouveaux Contes Fasis, p. i65, « La petite Chatte », et notes, pp. 219-223.

[7] Cosquin, tels Contes populaires de Lorraine, II, p. 16, et remarques sur le n. 32 ; Les Contes indiens et l’Occident, p. 328 ; Dermenghem, Contes Kabyles, 1945, notes sur La Jinnia du Jebel Wâq Wâq ; Chauvin, Bibliographie..., t. VII, pp. 29-38 ; Certeux et Carnoy, L’Algérie traditionnelle, 1884, I, pp. 89-92.

[8] Mœe de Vaux Phalipau, Le Cycle de Mélusine à travers le monde et son type le plus complet, la Mélusine de Lusignan, dans L’Ethnographie, 15 juillet-15 décembre 1938, pp. 59-80 ; Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, IV, 1938, p. 651.

[9] Histoire de Hassan al-Bassri, trad. Mardrus, t. X, 1925, pp. 7-159.

[10] Op. cit., II, pp. 171 et 177.

[11] L’Algérie traditionnelle, 1884, I, p. 87.

[12] P. Regnaud, Comment naissent les mythes, 1857, pp. 157-171 ; Saintyves op. cit., pp. 437-439.

[13] Poètes et romanciers du Moyen-Age, texte établi et annoté par A. Pauphilet, 1939, p. 309. Dans un conte pop. (R. Trautmarïn, Litt. pop. de la Côte des Esclaves, 1927, p. 41), le mari est englouti avec sa maison parce qu’il a révélé que sa femme était une sirène.

[14] Ch. Renel, Contes de Madagascar, 1910, I, p. 36 ; Ortoli, Les Contes populaires de l’île de Corse, i883, p. 286 ; Bévue des Traditions Populaires, 1891, p. 692 ; R. Busquet, Légendes, Traditions et Récits de la Provence d’autrefois, Marseille, 1932, p. 12a ; Biarnay, Etude sur les dialectes berbères du Rif, p. 310 ; Vaux-Phalipau, op. cit. ; Traditions et légendes de la Suisse romande, 1872, p. 87.



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