Les Cahiers d’Hermès II

Dermenghem (Hermès) - LE MYTHE DE PSYCHE DANS LE FOLKLORE (3)

jeudi 17 novembre 2022.
 
Les Cahiers d’Hermès II. Dir. Rolland de Renéville. La Colombe, 1947.

II. - Un coup d’œil sur les variantes et les cycles voisins dans les folklores des autres pays nous précisera l’extension du thème et nous apportera quelques éléments de plus pour la compréhension du sens. Les groupes vont de « la Belle et la Bête » à « l’Oiseau Bleu » en passant par la « Peau d’animal », la « Jeune Fille et la Sorcière », « Riquet à la Houppe », le « Chevalier au Cygne », « Barbe Bleue » même.

Géographiquement, ils se répartissent surtout sur le pourtour de la Méditerranée, tout en existant aux Indes et à Java, en s’étendant jusqu’en Scandinavie et en envoyant des représentants en Amérique latine.

Dans les contes du type La Belle et la Bête, l’homme métamorphosé recouvre son premier état quand une femme accepte de l’embrasser ou de l’épouser (nous verrons plus loin le cas où c’est la femme qui est enchantée) [1]. Dans un conte cafre, l’héroïne désenchante l’homme-crocodile en le léchant. En Europe le monstre est souvent un serpent (Grèce, Italie, Gascogne, Pays basque), parfois un ours (Tyrol), un porc (Italie). Dans les contes du type du Crapaud, une jeune fille épouse cet animal qui lui demande de lui couper la tête et qui redevient beau jeune homme. Dans d’autres cas, le jeune homme enchanté reprend sa forme la nuit : il y a une condition à remplir pour qu’il soit définitivement libéré du maléfice et lié à son épouse : tantôt avoir un enfant, tantôt brûler ou ne pas brûler la peau d’animal, tantôt garder un anneau, conserver un secret, etc. [2]. Nous arrivons ainsi par gradation au type de Psyché proprement dit.

Le folklore bantou contient plusieurs contes assez sommaires et plutôt rationalisés du type Belle et Bête : une femme, par exemple, épouse un serpent qu’elle tue ; le récit conserve le souvenir de la visite aux parents et de leur conseil de se réveiller la nuit ; une femme épouse un léopard qui est homme la nuit au rebours des « loups-garous » ; elle le fuit en se faisant avaler par une grenouille qui la revomit devant sa mère ; un mari devient lion et avale sa femme le jour où elle a peur [3].

Aux Indes, nous trouvons des contes qui correspondent à nos récits nord-africains. Dans Tulisa et le Roi des Serpents (Bénarès), la femme ne voit son mari que la nuit, lui demande son nom sur le conseil perfide de la belle-mère, le perd, le retrouve après des voyages et des épreuves, grâce à l’aide d’animaux reconnaissants. Dans un conte bengalais, nous retrouvons même le trait des cadeaux rapportés et du verre pilé mis, dans le lit cette fois, par les sœurs jalouses, le voyage de la femme déguisée en yoghi et qui guérit son mari (comme dans nos contes de Fès) grâce aux conseils d’oiseaux-fées [4].

En Egypte, une jeune fille épouse un bouc qui est homme la nuit : elle révèle le secret à son père, perd son époux, qu’elle ne retrouve qu’après de longs voyages [5].

La Grèce nous fournit des détails significatifs parents de ceux des contes maghrébins. C’est ainsi que dans des contes de Crète et de l’île de Milo, l’époux mystérieux, qui a été évoqué par la prononciation de son nom, porte un verrou sur la poitrine ou le nombril ; l’épouse indiscrète y voit des laveuses en train de perdre leur linge ; elle les avertit en criant, ee qui réveille le mari [6]. En Serbie, se retrouvent le mariage avec un serpent, homme la nuit, la peau brûlée, la séparation, le voyage, les épreuves et la réconciliation [7]. En Roumanie [8], nous trouvons comme époux un cochon, une chouette, un nain.

En Turquie, nous revoyons l’époux serpent évoqué par son nom, et la serrure sur le nombril qui conduit à un bazar où l’on travaille à la layette du Prince des Serpents. [9] À Constantinople encore, des correspondances de nos contes fasis ou kabyles : l’écurie du Cheval mystérieux devient un jardin de roses, un goulistan (un « paradis » de la connaissance mystique), l’épouse révèle le secret, voyage, retrouve l’époux chez sa mère qui impose des tâches ; ou bien elle doit user des souliers de fer à la recherche du bonheur perdu [10].

L’Italie nous rapproche encore des versions maghrébines et de Psyché. Le Roi Cristal [11] ramené en cadeau par le père, ne doit pas être vu la nuit ; les sœurs jalouses persuadent l’héroïne d’allumer Une lumière ; une goutte de chandelle brûlante réveille l’époux qui s’en va, et il faut user des souliers de fer avant de le retrouver. A Rome [12], nous retrouvons le voyage et les cadeaux du père, les sœurs jalouses qui brûlent la maison et une plante de rue en relation télépathique avec l’époux, qui est blessé, puis retrouvé et guéri. En Toscane, la femme du Roi de Pietraverde [13] ne doit pas quitter un anneau ; elle le perd, ne retrouve son mari qu’après sept ans d’épreuves : sur le point d’être mise à mort, elle est sauvée par lui.

En Sicile, Le Roi Cheval [14] combine nos trois thèmes marocains [15] : une princesse perd son époux, cheval le jour, jeune homme la nuit, pour n’avoir pas gardé le secret ; elle le retrouve en léthargie, remplit deux brocs de larmes, est trahie par une esclave, etc.. Le Roi Chardonneret [16] évoque les contes grecs. L’Oiseau Vert [17] ne veut pas qu’on lui demande son nom. L’Italie présente aussi des formes anciennement littérarisées se rapprochant à la fois du texte d’Apulée et des versions orales d’Afrique du Nord : dans les Piacevolo Notti de Straparole [18], XVIe siècle, et le Peniamerone de Basile [19], XVIIe siècle.

Dans le Languedoc [20], un serpent épouse la plus jeune de trois sœurs et devient jeune homme la nuit. C’est la sœur aînée qui allume une lumière, voit l’époux endormi et brule la peau. L’épouse retrouve son mari après un voyage de sept ans, usant des sabots de fer et remplissant des bouteilles de larmes. La Bretagne fournit plusieurs variantes de La Belle et la Bête : La Truie sauvage, L’Homme Poulain, Le Loup gris, L’Homme Marmite, L’Homme Crapaud [21]. En Poitou, il ne faut pas regarder dans l’oreille du Bouc blanc [22], l’épouse désobéissante y ouvre une porte et découvre une chambre où l’on tisse pour elle. En Normandie, dans le Pays des Margriettes [23], nous avons un prince à tête de singe qui disparaît la nuit et la bougie allumée par l’épouse. En Lorraine, nous retrouvons notre vieille connaissance du père qui rapporte des cadeaux, un mariage avec un Loup blanc [24], le secret arraché par la sœur ; mais cette fois l’époux, au lieu de fuir, meurt. En Allemagne, nous avons un conte hessois de Grimm, des variantes du Crapaud ; en Islande, l’histoire d’un chien noir ; au Chili, celle d’un prince transformé le jour en nègre, qui reçoit une goutte de cire et que son épouse finit par retrouver. Au Danemark, nous avons un prince qui est loup le jour [25]. En Norvège, le conte de L’Ours blanc” offre un ensemble assez complet : interdiction de voir l’époux, permission réticente d’aller chez les parents avec recommandation de se méfier de la mère, chandelle remise par celle-ci, goutte de suif que la femme, absorbée par l’extraordinaire beauté de l’être endormi, laisse tomber sur le front de ce dernier.

Enfin tout le monde connaît la légende du Chevalier au Cygne, époux de Béatrice de Bouillon, et celle identique de Lohengrin, si répandues au moyen âge. Ces héros repartent sur leur nacelle parce que leur femme a voulu savoir leur nom [26] et leur origine. La séparation est définitive [27].

AVANT : Dermenghem (Hermès) - LE MYTHE DE PSYCHE DANS LE FOLKLORE (2)

[1] Dans un récit kabyle de la région de Bougie, que me communique M. Rahmani Slimane, un serpent épouse et tue deux sœurs qui ont peur de lui, mais se transforme en jeune homme quand la troisième l’accueille gentiment.

[2] Saintyves, Les Contes de Perrault et les Récits parallèles, 1923, pp. 408 et suiv.

[3] E. Jacottot, Étude sur les langues du Haut Zambèze, 2e partie, 1899, p. 79 ; 3e partie, 1901, pp. 67, 69, 71, 85 ; Junod, Les Ba-Ronga, 1898, p. 283

[4] E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, 1886, II, pp. 215-230

[5] Artin-Pacha, Contes populaires inédits de la Vallée du Nil, 1895, n. 5

[6] Cosquin, Études folkloriques, 1922, p. 53g. Cf. aussi H. Pernot, Mythes astrals..., 1944, p. 47

[7] Cosquin, Les Contes indiens et l’Occident, 1922, p. 341

[8] Saintyves, op. cit., pp. 408 et 409

[9] Ces ouvertures sur le monde souterrain, on l’a déjà remarqué, font la liaison avec le cycle de Riquet à la Houppe où le rôle mystique de l’Amour a tendance à se muer en psychologie « précieuse », mais qui conserve pourtant ses attaches « chtoniennes ».

[10] Kunos, Türkische Volksmaerchen aus Stambul, Leyde, 1905, nos. 42 et 12

[11] Marc Monnier, Les Contes populaires en Italie, 1880, n. 44

[12] Cosquin, Les Contes populaires de Lorraine, II, p. 221

[13] A. de Gubernatis, Mythologie zoologique, trad. P. Reynaud, II, 1874, p. 404

[14] Pitre, Fiabe... siciliani, 1875, n. 13

[15] Caftan, Et-Tahar Faraji, Et-Taj Ahmed ben Amar

[16] Gonzenbach, Sicilianische Maerchen, Leipzig, 1870, n. 15.

[17] Vaux-Phalipau, Le Cycle de Mélusine, in L’Ethnographie, 1938.

[18] Trad. J. Louveau et P. de Larivey, 1857, II, I. Imité par Mm. d’Aulnoy dans Le Prince Marcassin. L’époux enchanté doit épouser trois femmes, tue les deux premières, ote la nuit sa peau que brulent les parents de la troisième épouse.

[19] Edit. de 1891, n. 15. L’épouse brûle la peau de serpent de l’époux qui s’envole sous forme de colombe, est blessé à la vitre... Il y a un verrou non localisé et des femmes qui perdent leur linge, comme en Grèce.

[20] Déodat Roché, Les Cathares et l’Amour spirituel, Cahiers du Sud, 1943, numéro spécial sur Le Génie d’Or, p. 136.

[21] F.-M. Luzel, Contes populaires de Basse-Bretagne, 1887, III, pp. 289-363 ; Saintyves, op. cit., p. 414.

[22] Traditions populaires, 1888, p. 368.

[23] Saintyves, op. cit., p. 415.

[24] Cosquin, Les Contes populaires de Lorraine, 1886, II, p. 215.

[25] Saintyves, op. cit., pp. 408-415 ; Vaux-Phalipau, loc. cit.

[26] Saintyves, op. cit., p. 415 ; Cosquin, Contes populaires de Lorraine, II, p. 215 ; Les Contes indiens et l’Occident, p. 344.

[27] Le Chevalier au Cygne et le Roman de Godefroy de Bouillon, publiés par C. Hippeau, 1874-1877, 2 vol. Grimm, Les Veillées allemandes, II, 366. Il est inutile à noire propos de pousser plus loin l’analyse des types accessoires et des « emboîtements » en forme de « puzzle » avec les cycles voisins. Contentons-nous, avant d’en’ venir au type retourné, à forme féminine, de noter que les variantes du groupe Et-Taj Ahmed ben Amar, « Le prince en léthargie et la fiancée substituée », se retrouvent hors d’Afrique du Nord, aux Indes, en Egypte, en Arménie, en Grèce, en Albanie, en Turquie, en Russie du Nord, en Italie, en Sicile, en Estremadure, en Normandie et dans l’Angola portugais. Cosquin, Les Contes indiens et l’Occident, 1933, pp. 58 suiv., 100, 109, 133, 143 suiv. G. Huet, Les Contes populaires, 1923, p. 95. St. Prato, Bibliographie de variantes de trois Contes, Bruxelles et Paris, 1893.



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