Arquivo Pessoa - Obra Édita

Fernando Pessoa - Sonnets (I, XIV, XXII)

Traduits de l’anglais par Armand Guibert
mardi 22 novembre 2022.
 
Dans les 35 sonnets, publiés à compte d’auteur à Lisbonne en 1918, il chante l’angoisse devant la destinée, l’énigme de l’univers, l’artifice des formes apparentes, l’inanité de toute action et de tout mouvement : lieux communs sans âge, mais magnifiés sous sa plume par un ésotérisme savant et servis par une forme inattendue, qui épouse étroitement les arabesques du néo-platonisme. (Armand Guibert)

Sonnet I

Par la parole, par l’écrit ou par le seul regard
Nous sommes éternellement voilés. Ce que nous sommes
Ne saurait dans le verbe ou dans le livre être coulé.
De nous notre âme est éloignée infiniment.

En vain à nos pensées voulons-nous impartir
Le don d’être notre âme claire et manifeste,
Impénétrables à tous n’en sont pas moins nos cœurs.
En cette part de nous qui s’offre on nous ignore.

D’une âme à l’autre il est un abîme que ne franchit
Nul artifice de pensée, nul faux-semblant.
A notre format réel nous amenuise

La tentative de traduire notre moi profond.
Nous sommes nos rêves de nous-mêmes, âmes par lueurs,
Chacun pour son prochain rêve de rêves étrangers.

Sonnet XIV

Nous qui, nés au couchant pour mourir avant l’aube,
Du monde connaissons l’obscurité totale,
Comment appréhender sa vérité, nés aux ténèbres,
Impénétrable fruit du non-rayonnement ?

Les seuls astres étant nos maîtres de lumière, nous saisissons
A perte de pensée leur ténu poudroiement,
Et, bien que leur regard perce des nuits le masque,
Il n’annonce jamais le visage du jour.

Pourquoi ces infimes dénis de l’intégral
Charmeraient-ils notre œil plus que le noir total ?
La prétendue valeur, pourquoi l’âme captive

L’accorde-t-elle à l’exigu pour en priver le grand ?
Ainsi, par amour de la lumière souhaitant la nuit plus vaste,
Accédons-nous confusément à une nocturne notion du jour.

Sonnet XXII

Mon âme est un pompeux spectacle, homme à homme.
De quelque art égyptien plus que l’Egypte vieux,
Trouvé dans quelque tombe au rite impénétrable
Où s’est réduit le reste en poudre colorée.

Et, quel qu’en soit le sens, son âge s’apparie
A celui des pontifes autour de Dieu pressés,
Alors que le savoir était si grand qu’il était crime
Et de l’homme l’âme trop humaine pour son séjour.

Mais sur le sens de ce spectacle
Moi me vais-je interrogeant,
Pris du désir soudain de l’observer, je perds
Le sentiment que j’avais de le voir, et c’est en vain

Que je tente à nouveau de regarder, ma mémoire impuissante
Qui semble se remémorer - ce rien, la sensation
Inane et vide d’avoir déjà vu ces murs.



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