Approches de l’Inde. Tradition & Incidences

Alain Daniélou (Inde) - La théorie métaphysique du verbe et son application dans le langage et la musique

Jacques Masui (dir.)
vendredi 18 novembre 2022.
 
Approches de l’Inde. Tradition & Incidences. Dir. Jacques Masui. Cahiers du Sud, 1949

La théorie de la création par le Verbe se retrouve dans toutes les traditions, mais elle occupe dans la tradition hindoue une place particulièrement importante, et son exposé fait l’objet d’une littérature philosophique considérable.

C’est la théorie du Verbe et de sa manifestation le Védà qui forme l’édifice central de la pensée et de la religion des Hindous. On peut ne pas croire à un Dieu personnel, rejeter les rites et les lois morales et rester un Hindou, mais non point nier le principe d’une Connaissance Éternelle et accessible à l’homme sous la forme d’une parole manifestée, car la négation de ce principe constitue la définition même du Nâstikà, l’incroyant. C’est cette parole ou Verbe révélé, expression même de la nature de toutes choses, qui est appelée, la « Connaissance » Éternelle, le Védà.

Les classifications et les termes employés par les Shabdà-Brahtnà-vàdins, qui appellent « Verbe » la Cause Première de toutes choses, sont complexes et leur exposition systématique nous entraînerait loin des limites d’un article. Nous nous limiterons donc ici à un exposé de la théorie du Verbe et des principaux degrés de sa manifestation suivi d’un aperçu sur son application dans le langage et la musique.

Lorsque dans le Brahma, l’ « Être immense », pur, indifférencié, une tendance apparaît, cette tendance implique une différenciation, une polarisation qui est le principe d’un mouvement. Cette tendance au mouvement forme dans la non-dualité une multiplicité apparente comme des vagues dans la mer, et donne naissance sur des plans successifs à la pensée, à la forme et à la substance ; car l’origine de la pensée et celle de la matière est une et peut être ramenée à un mouvement ou état vibratoire qui est une particularisation locale de l’immense continuum qu’est l’Être Indifférencié.

La Tendance Première, origine du mouvement, est appelée Shakti (Énergie) du point de vue cosmologique, mais du point de vue de la métaphysique non-dualiste elle est appelée Mâyâ (Pouvoir d’Illusion) car c’est elle qui donne naissance aux mondes en créant dans la non-dualité une multiplicité apparente qui, bien qu’elle apparaisse indéfinie par rapport à la durée et l’espace, est éphémère et infime par rapport à l’éternité sans limites.

L’univers est une idée

Du point de vue cosmologique la vibration première envisagée dans son ensemble comme une forme ’indivise correspond à ce que nous appelons une idée.

L’idée, comme les autres aspects de la manifestation, est un rapport de mouvements, mais ce qui caractérise l’idée c’est que ses différents éléments forment un tout indivis. Ces mêmes différents éléments, lorsqu’ils sont perçus analytiquement apparaissent comme forme, substance, etc., mais non plus comme idée. C’est en ce sens que l’on peut considérer la pensée comme le principe, ou comme la synthèse, des différents aspects de la manifestation.

Dans le cas de l’individualité humaine ou microcosme la pensée devient la synthèse des perceptions sensorielles, c’est-à-dire des sphères de perception des cinq sens qui sont appelées éléments. C’est pourquoi on peut dire que, dans l’homme qui le perçoit comme dans le Créateur qui le conçoit, « lorsque s’arrête la vibration mentale (chittà spandanà), la dualité, c’est-à-dire le monde, disparaît, car l’état non-vibratoire dans lequel la vibration mentale, c’est-à-dire l’idéation (kalpanâ) se dissout est, par définition, la non-dualité. La vibration mentale qui se manifeste comme la forme de l’univers est cause que par réflexion le Soi, le Brahmâ qui n’est que le spectateur immobile de l’idéation, semble revêtir toutes sortes de formes. D’après cette conception la multiplicité n’est qu’une idéation, c’est-à-dire une vibration-mentale (chittà sphuranà).

Toutefois cette vibration qui est la pensée ne peut se produire sans une base (âshrayà), à faire vibrer. Cette base est l’Être sans dualité qui existe par lui-même. C’est dans cette non-dualité que la vibration-pensée engendre la multiplicité, et c’est par ce procédé que la dualité prend son origine dans la non-dualité ». (Swâmï Shahkara Tïrthà, Paramârthïi satyâ, Siddhântà, 4, 5, p. 34).

LA CAUSE PREMIÈRE

Le mouvement premier est nécessairement un mouvement périodique ou rythme, car seul un tel mouvement détermine sa propre mesure et peut exister par lui-même puisqu’il ne dépend que du rapport mutuel de ses différents éléments. Aussi voyons-nous que tous les mouvements fondamentaux de l’univers sont des mouvements périodiques ou vibratoires, mouvements qui peuvent s’exprimer en termes de rythmes ou de rapports de nombres.

Nous pouvons considérer comme la cause première de la manifestation chacun des différents éléments qui contribuent à former le mouvement originel. C’est ainsi que nous pouvons attribuer ce rôle soit au continuum sans dualité, le Brahmâ, soit à l’Énergie (Shakti) source de l’impulsion, soit au nombre, principe du rythme (chhandâ), soit à la pensée, principe de la forme, soit au mouvement vibratoire (nâdà), soit à l’espace ou Éther (Akâshâ) dans lequel se développe ce mouvement. Ces différentes approches, chacune desquelles est justifiable d’un certain point de vue, ont donné naissance aux principales écoles de la pensée métaphysique hindoue.

LA TRIPLE FORME VIBRATOIRE

La manifestation de par sa nature à donc pour point de départ un mouvement rythmique ou vibratoire. Ce mouvement se présente sous un triple aspect : la vibration-idée, la vibration-substance et la vibration-son.

La vibration-idée est un mouvement rythmique du Brahma, du Conscient immobile, mouvement perçu indivis dans son ensemble comme un tout, une image, une pensée.

La vibration-substance ressemble à la vibration-idée dont elle est la projection multiple sur le plan perceptible, le plan des éléments et des sens. La substance de l’univers n’est en fait que la matérialisation apparente de l’idée en un jeu de mouvements vibratoires dont les rapports multiples forment des combinaisons en nombre indéfini. En dehors de l’idée qui est la perception de l’ensemble indivis nous percevons à l’aide de cinq sens distincts cinq de ces aspects différenciés de la manifestation. Ces cinq aspects ou sphères des cinq sens forment ce que les Hindous appellent les cinq éléments. Mais il peut exister d’autres sens en nombre indéfini qui percevraient d’autres aspects du manifesté comme autant d’autres éléments.

La vibration-son est un rapport ou rythme qui est à la fois idée et forme sensible. Elle est le lien qui unit la pensée et sa matérialisation substantielle. Elle est comme l’équation numérique qui permet d’analyser l’idée et la substance et peut donc être approchée d’un côté comme de l’autre comme cela apparaît particulièrement dans le son musical qui peut être perçu comme une expression ou idée ou comme un rapport de vibrations physiques.

Ces trois aspects de la vibration première correspondent aux trois éléments inséparables qui constituent la nature du Brahma et qui sont Existence-Conscience-Joie (Sat-Chit-Anandà) :

De l’aspect Existence est issue la vibration-idée ;

De l’aspect Conscience est issue la vibration-son ;

De l’aspect Joie est issue la vibration-substance.

LE NON-MANIFESTÉ (AVYAKTÀ) ET LE POINT-LIMITE (BINDOU)

L’union de l’Énergie et du continu immobile qui lui sert de base constitue le Désir-de-créer (Sishrikshâ) qui donne naissance à l’« Univers en puissance », le Non-manifesté (Avyaktà).

De Avyaktà est issu le point de départ du manifesté qui est appelé Bindou, le Point-limite. C’est en effet en partant du point géométrique qui n’a pas d’étendue que se développent l’étendue et le temps.

Si nous voulons imaginer un commencement à l’Espace et au Temps nous serons ramenés à partir d’un point. C’est pourquoi le point, le Bindou, est le symbole de la limite du non-manifesté et du manifesté. Ce point étant à l’intersection de deux ordres de choses a nécessairement deux aspects. Du côté causal il est la « semence » (bijâ) ou « point-causal » (kâranà-bindou), du côté résultant il est le « point-résultant » (kârya-bindou). L’unité des deux aspects du Bindou est le point d’origine du rythme premier,-le point de départ de la vibration première, de Nâdà, le Son originel, la cause immanente (upâdânà) de toute chose, qui est la Voix-de-l’au-delà (Parâ-vâk) ou le « principe du son » (ravà).

ESPACE ET TEMPS

La manifestation sensible commence lorsque l’espace et le temps apparaissent. La substance du monde manifesté est le mouvement vibratoire, c’est-à-dire le mouvement pur dans l’espace et le temps. Sur le plan du Non-manifesté la base du mouvement était le Brahmà lui-même, sur le plan du manifesté elle est un continuum inchangeable, immobile, l’Éther, dont l’espace est la nature. L’espace est ce dans quoi un mouvement, une vibration peuvent se développer. Là où une vibration, un mouvement ne peuvent se former il n’y a pas d’espace. C’est pourquoi il n’y a pas d’espace sans éther ni d’éther sans espace, car dans un cas il n’y aurait rien qui puisse vibrer et dans l’autre pas d’endroit où vibrer, donc l’extension n’existerait pas.

Le Temps, qui est considéré par les philosophes hindous comme une qualité - nous dirions aujourd’hui une dimension - de l’Espace, est de deux espèces. L’un est le Temps absolu, indivisible comme l’Espace lui-même - car l’espace enfermé dans une urne n’est pas en soi séparé de l’Espace environnant - de même le Temps sans limites n’est pas affecté en soi par les divisions temporaires créées par un cycle périodique quelconque.

Le temps relatif est le fragment du temps absolu qui se trouve enfermé dans un cycle périodique quelconque, cycle généralement déterminé dans un monde donné par le mouvement de planètes formant des jours, des années, des âges. Mais lorsqu’un monde planétaire est détruit, le temps relatif cesse d’exister et retourne au temps indivisible, comme l’espace de l’urne lorsque l’urne est brisée disparaît dans l’espace sans limites dont il n’a jamais cessé de faire partie.

Nous voyons donc que dans le substratum continu que forme l’Espace-Temps indivisible et sans limites, c’est un premier mouvement périodique ou vibratoire qui va déterminer l’espace et le temps relatifs. Ce mouvement est la mesure mais aussi la nature de toutes choses. Si loin que nous allions dans la structure des univers ou des atomes ou dans celle des idées, nous ne trouverons d’autres substances que le mouvement, d’autre forme que le rythme.

NÂDÂ, LA VIBRATION ÉLÉMENTAIRE

Le substratum indéfini et immuable de l’univers manifesté apparaît donc sous la forme de l’Éther-Temps Akâshâ dans lequel prennent place des mouvements rythmiques ou périodiques qui constituent la vibration élémentaire, le Son Primordial, Nâdâ.

Cette première vibration, qui par analogie est représentée comme un son, est donc la cause première du monde perceptible. Mais ce son ne représente pas seulement une vibration, c’est aussi une énergie, c’est-à-dire un rapport de tendances, c’est aussi une idée qui prend forme dans la conscience universelle comme un remous dans un lac immobile. Et ceci constitue le caractère essentiel du Verbe qui est à la fois une force, une idée et une vibration, caractère que nous retrouverons dans le son musical et le son articulé d’une manière plus évidente encore que dans les autres aspects de la manifestation.

SHABDÀ ET ARTHÀ, LE MOT ET L’OBJET

Tout objet est la matérialisation d’une idée. L’urne existe dans la pensée du potier avant qu’il ne pétrisse sa glaise ; de même l’univers existe dans la Pensée Créatrice avant d’exister sous une forme perceptible. Mais alors que dans la création du potier la relation de la substance et de l’idée est accidentelle et temporaire, dans la création universelle cette relation est permanente. L’idée et la substance sont issues en même temps du principe et ne sont différenciées que du point de vue des degrés de la manifestation, c’est-à-dire qu’elles sont une seule chose perçue sous des aspects différents. Nous avons vu que la Parole représentait l’équation commune à ces différents aspects, il en résulte qu’il existe un son, un nom naturel correspondant à chaque objet ou aspect de la manifestation. Ce nom naturel de l’objet qui est la forme vibratoire sonore donnée à l’idée reste en rapport étroit avec la substance et la forme de l’objet qui sont des formes vibratoires et des proportions ou rythmes résultant de la même idée.

DHVANI ET SPHOTÀ, LE SON ET L’IDÉE

Ce rapport des sons et des formes est à l’origine du langage qui en est le reflet. Lorsque la pensée s’exprime dans le langage, c’est le rythme ou rapport de sons qui constitue le mot (shabdâ). Ce rapport peut s’exprimer par une relation abstraite, des symboles graphiques. C’est une équation permanente distincte de la vibration de l’air qui constitue le son (dhvani) du mot. Cette vibration de l’air, bien que reproduisant les rapports rythmiques qui constituent la formule du mot, n’en est que la manifestation éphémère. Toutefois :

« Dans la pratique c’est le son qui est considéré comme le mot » dit le grammairien Patanjali, et il ajoute :

« La nature du mot (shabdâ) réside dans l’idée-indivise (sphotâ). Le son est seulement une qualité du mot (par laquelle il se manifeste). » (Mahà-bhâshyâ).

« Les mots ont donc deux aspects, l’un permanent (nityâ), l’autre impermanent (anityà), le premier étant l’aspect idée, le second l’aspect son. (Les deux aspects sont connectés par l’équation rythmique qui est leur forme commune.)

L’idée, lorsqu’elle apparaît, est quelque chose de différent d’un son physique (prâkrità dhvani). Les sons articulés (vaikrità dhvani) représentent une utilisation de rapports de sons pour servir temporairement à transmettre des idées qui existent par elles-mêmes mais ne sont pas perçues.

« Le mot existe par lui-même toujours présent mais il reste invisible tant que rien ne le manifeste. Si le moyen de perception est là, ne fût-ce que pour un instant, l’esprit peut se saisir de l’idée qu’il représente comme on perçoit soudain le paysage révélé par un éclair dans la nuit d’orage obscure. »

(En fait ce n’est pas le son qui est perçu lorsque nous écoutons une phrase, c’est l’idée particularisée que nous percevons directement, le son n’étant que le véhicule de cette perception.)

« Il faut distinguer" la vibration de l’air qui est une alternance de pression et de dépression (vâyavïyâ sahyogà-viyogâ) du rythme articulé dont elle est seulement le véhicule. L’état vibratoire n’est pas particulier à l’air et c’est seulement le son grossier (Dhvani) qui est un état de l’air. Il faut donc distinguer deux états du son parlé : son état en tant que groupe donné de syllabes définies qui est une entité permanente et son état en tant que son physique perceptible à l’oreille. Le son physique est seulement le véhicule du mot articulé. Il apparaît lui-même en même temps qu’il révèle le rythme articulé dont il est le support comme la lumière qui se manifeste elle-même en même temps qu’elle éclaire les objets environnants. C’est pourquoi les grammairiens font une différence entre la nature des mots en tant que rapports de syllabes ou en tant que son. » (Swâmï Hariharânandà Sarasvatï, Shabdâ aur Arthà.)

LES QUATRE DEGRÉS DE LA MANIFESTATION DU SON

Dans le microcosme, c’est-à-dire dans l’homme, nous pouvons observer le procédé même par lequel la vibration-idée apparaît et s’exprime à travers les stages intermédiaires jusqu’à la vibration-son.

Les quatre principaux degrés de la manifestation de l’idée en forme de son, c’est-à-dire la Parole (Vâk), sont appelés Para (au delà), Pashyantï (visible), Madhyamâ (intermédiaire) et Vaikarï (perceptible). Ces quatre degrés sont localisés dans le corps subtil, dans quatre centres principaux situés respectivement à la base de la colonne vertébrale, à la hauteur du nombril, à la hauteur du cœur et dans la gorge.

Au premier stage, para, dans la masse des possibilités non encore différenciées, apparaît comme un remous orienté, la tendance vers l’idée.

Cette idée peu à peu prend forme et s’élève au-dessus de la masse indistincte du non-différencié. Vers le second centre elle peut être distinguée. Mais si on peut la percevoir, on ne peut pas encore l’exprimer. Elle existe comme un tout indivis qui devra être ultérieurement divisé analytiquement pour pouvoir être communiqué. C’est le stage visible (Pashyantï) qui correspond au Non-manifesté (Avyaktâ).

L’idée est alors projetée dans le moule des formes. Dans le troisième centre elle s’exprime en termes de rapports de vibrations encore subtiles mais différenciées. Ce stage est appelé Intermédiaire (Madhyamâ) puisque c’est là que la vibration-idée et la vibration-son s’unissent. En fait Madhyamâ est l’équivalent de la Vibration, Créatrice (Nâdà).

Enfin, au quatrième degré, cette vibration s’exprime en termes de sons. C’est maintenant le son matériel qui est devenu l’élément prédominant, le véhicule qui transporte l’idée. C’est par analogie avec ce caractère du son audible que le son du Védà est personnifié sous la forme d’un oiseau appelé Garudâ (les ailes de la parole) qui transporte sur ses ailes le Principe Divin pénétrant toutes choses, Vishnou, l’Omniprésent.

« La voix de l’au-delà, Para Vâk, est le pouvoir du Conscient, l’énergie enroulée sur elle-même (kundalinï) dont la substance est le Principe du Verbe. Elle correspond au divin pouvoir d’Illusion (Mâyâ) ou « Nature Transcendante » (Prakriti) qualifiée par le Conscient. A l’état de repos, les trois qualités fondamentales (gunàs) qui constituent la Nature sont en équilibre. Lorsque Prakriti commence à s’émouvoir, à vibrer, c’est que cet équilibre est rompu. C’est alors que Pashyantï et les autres degrés de la manifestation apparaissent. La nature de Pashyantï est-la Connaissance, jnânâ, sa forme est l’Embryon d’Or (l’Intelligence Cosmique, Hiranyagarbhâ) que le Sarikhy " appelle le Grand Principe (Mahat Tattvà). » (Yogatrayânandâ, Shivâ-archanâ tattvà, p. 42).

LE LANGAGE VRAI

De ce qui a été dit, il résulte qu’il existe nécessairement un langage vrai qui est la représentation exacte du procédé par lequel la pensée donne naissance aux formes visibles de l’univers. Si affaibli qu’en soit le reflet qui constitue un langage vrai humain, ce langage ouvre cependant des possibilités magiques prodigieuses.

Étant donnée la correspondance des sons et des formes, les sons, s’ils sont parfaitement exacts, ont un pouvoir extraordinaire sur les choses car, comme l’explique Sayanâchàryà le commentateur des Védâs, ces « mots vrais » (satyukti) reproduisent le procédé par lequel « se développent la Terre et l’Espace, le jour et la nuit. C’est dans ces rythmes vrais que les êtres trouvent le repos et s’endorment quand ils sont las, c’est en eux qu’ils se dissolvent à l’heure de la destruction. C’est par ces rythmes vrais que chaque être vivant vibre, se meut, c’est-à-dire se livre à la pensée et à l’action dont la nature est vibration. C’est par ces rythmes vrais que les vagues s’agitent et que le soleil se lève chaque jour. »

C’est à cause de son pouvoir que le langage vrai, qui était le langage des sages des premiers âges dont chaque parole se réalisait nécessairement, ne put être laissé à la portée des hommes et fut voilé sous la confusion des langues multiples.

Bien que toutes les langues humaines et animales soient dérivées du langage vrai originel, leur forme a été systématiquement déviée et leur principe confondu de manière à détruire leur pouvoir de création et le réduire à un simple pouvoir d’évocation.

Les formes essentielles du langage vrai sont toutefois préservées par certaines chaînes d’individus soigneusement choisis. Les mots vrais forment les mantrâs ou formules magiques dont la transmission fait l’objet des rites initiatiques.

Toutes les langues humaines, même si elles s’éloignent quelque peu des formes sonores originelles, conservent cependant dans les grandes lignes certains caractères essentiels et les racines du langage vrai. De plus, lorsque le son d’un mot a tendance à trop s’écarter du mot vrai, toutes les langues finissent par lui substituer un mot nouveau dont le son est plus proche du « mot naturel » parce que la connexion des sons et des formes n’est en rien arbitraire mais correspond à la nature même des sons et des choses.

LE VÉDÂ OU LA CONNAISSANCE ÉTERNELLE

L’ensemble des lois, des nombres, des rythmes, des sons qui régissent la manifestation constitue la Connaissance Éternelle, le Védâ. Ces lois, ces rythmes, ces sons existent par eux-mêmes et sont la loi naturelle de toute chose, que quelqu’un les perçoive ou non. On peut les comparer aux propriétés des figures géométriques qui existent par elles-mêmes et ne sont pas altérées lorsqu’elles sont découvertes par les mathématiciens.

Le Védà est donc l’ensemble des lois et des principes universels dont l’expression intelligible et visible est généralement obtenue depuis les premiers âges du monde par l’intermédiaire des prophètes ou plus exactement des Voyants, les Rishis, à qui leurs perceptions supra-naturelles permettent de « voir » ces lois et ces principes universels. Et comme seule la connaissance de ces lois peut permettre aux êtres vivants d’échapper aux cycles qui les enchaînent, c’est la connaissance du Védâ, de la Vérité Éternelle, qui est le but de toute religion, de toute science vraie.

Dans un univers où tout est vibration, le Védà est la clef des lois vibratoires, le principe même du son.

« Le Védâ est le « Principe du Verbe » (Shabdà Brahmâ). Et c’est seulement lorsque le Védâ apparaît dans son esprit comme une masse indivise que le Créateur peut créer. En prononçant le Védâ il profère l’univers. Le son de cette parole créatrice est le son du Védâ, sa forme en est le monde visible. » (Swâmï Hariharânandâ Sarasvatï, Shabdâ aur Arthâ).

Le Védâ est donc d’un certain point de vue identique à la Vibration Primordiale, Nâdà. Le Védâ est la Parole première, le rythme, l’idée, Nâdà en est la forme, la vibration, le son. Et de même qu’un objet est inséparable de sa forme, de même le Védà et Nâdâ, le Verbe et le Son Primordial sont inséparables l’un de l’autre.

LES ORIGINES DES ÉCRITURES

« Les sages ayant suivi la trace du Verbe au travers des actes rituels découvrirent sa demeure dans le cœur des prophètes. » (Rig-Védà, X, 71, 3.)

« Personne ne peut découvrir des Écritures qui n’ont pas été composées par quelqu’un. Mais lorsque toutes les Écritures seront détruites, leur principe demeurera, et c’est ce principe qui est appelé le Triple (Védà). Lorsque toutes les doctrines auront disparu et qu’il ne restera personne pour les expliquer, l’univers continuera de suivre la Loi (Dharmà) définie par la Tradition Primordiale (Shruti) et les révélations des prophètes (Smritis). » (Vakyà Padïyà, 134, 135).

« Il n’est pas besoin d’Écritures pour connaître les choses qui sont évidentes. C’est la Loi universelle (Dharmà) qui est la source de la connaissance et cette loi est renfermée dans la Connaissance traditionnelle. » (Vdkyâ Padïyâ, 136.)

Le mot Rishi (Voyant) s’applique au Védà lui-même et à ceux qui en ont la vision !

« Le mot « Voyant » (Rishi) se rapporte soit au Védà, soit à des (sages) tels que Vashishthâ, soit aux rayons de la Lumière » (Medini).

« Les prophètes des premiers âges, les Rishis qui « voyaient » toutes choses pouvaient apercevoir cette masse (rashï) éternelle (nityâ) de la Connaissance, du Védà dans son état naturel (prâkrità Védà). Et parce qu’ils possédaient la connaissance subtile (vidyâ) des sons (svarâs) et des rythmes (chhandàs) qui existent dans ce Védâ naturel, ils ont pu transposer en termes de mots la Connaissance, composer le Védà. Les divisions qui existaient dans l’un se retrouvèrent dans l’autre. C’est pourquoi les formules rythmiques, telles qu’elles apparaissent dans le Védà. écrit sont l’image (pratikriti) exacte des rythmes du Védà éternel. Mais il est difficile de ne pas défigurer leur forme dans la relation (târatamyâ) des consonnes (varnàs), des voyelles (svarâs), des syllabes longues ou brèves (mâtrâs). Si les mantrâs sont prononcés avec une précision suffisante, il est possible à l’aide de ces formules faites de sons articulés (shabdà-âtmaka) d’atteindre (sangrahanà) le principe même de la connaissance, le Védâ naturel.

Prakriti, l’Énergie primordiale, à l’aide de (ces lois fondamentales qui sont le) Védà, procrée l’Univers. Nous pouvons imiter ce procédé. Le nom de cet (art de la création) est la « Science du rituel » (Yajiià-vidyà) qui n’est autre que la Science des Principes (Brahmà Vidyâ).

« Tout ce qui existe est issu de la Science des Principes. » (Motilal Sharmâ Gaud, Vedâ kâ svarûpâ vichâra, Kalyânà, Vedântânkâ.)

SON MUSICAL ET SON ARTICULÉ

Les rapports des sons reproduisant la nature des choses et des idées, il existe un rapport profond entre la musique et le langage.

Les divisions du son musical et du son articulé sont parallèles et interdépendantes. La musique comme le langage est un moyen d’exprimer des sentiments, des idées, des images par les sons. Et c’est seulement si nous pouvons remonter à leur source commune que nous pourrons vraiment en comprendre la nature et établir une science des sons basée sur des principes irréfutables et non pas seulement sur des observations incomplètes et discontinues.

Le son musical est limité à deux éléments fondamentaux qui sont la hauteur du son (ou longueur de corde, ou variation de fréquence) et le rythme ou durée relative des sons.

Le son articulé se sert des mêmes éléments - hauteur et durée des sons - bien que sous une forme généralement moins élaborée et y ajoute différents efforts ou interruptions partielles ou totales du son dans les cinq places d’articulation.

La science des sons articulés, la théorie du langage, est rattachée comme la musique à la théorie générale du son, mais elle forme aussi l’objet d’une science spéciale, le Vyâkaranâ, l’Analyse ou grammaire qui est appelée la « Bouche du Védà ».

LE SON MUSICAL

Les divisions du son musical sont similaires à celles du son articulé mais restent plus proches de la vibration originelle, de Nâdâ. Leur sens est donc plus général, moins particularisé que celui des sons articulés et représente les lois générales d’expression par les sons dont le langage articulé est une application spéciale. En ce sens la musique ressemble au langage des Anges ou à celui des sages des premiers âges, tout proches encore du Principe Créateur, langage lumineux qui a peu de mots mais dont chaque son a un sens fondamental susceptible de multiples applications. C’est pourquoi la musique est associée avec les Gândharvâs ou musiciens célestes dont le nom est aussi connecté avec la notion d’odeur (gandhà), car les idées ou émotions sont apportées directement par les sons musicaux comme un parfum par la brise sans l’intermédiaire de l’analyse.

La musique a donc une place toute spéciale dans le rituel et est en fait une des voies les plus directes pour atteindre à l’expérience mystique et à la connaissance.

C’est en vertu de la prédominance de l’idée, de l’expression sur le son physique, qui n’en est que le véhicule, que les modes musicaux sont décrits moins en termes d’arrangements de notes que comme des états émotionnels qui peuvent difficilement s’exprimer par des mots à moins que ce ne soit à l’aide des implications subtiles des rythmes de la poésie.

LE GÂNDHARVÂ VÉDÂ

Pour conclure, et pour donner un aperçu des principaux aspects de la théorie du son envisagés par la philosophie hindoue, voici un bref résumé du contenu du Gândharvâ Védà, un appendice du Sâmà Védà, qui explique la théorie du son. Le texte principal en est maintenant considéré comme perdu. Il faisait partie de la section Vashneyâ du Sâmâ Védà dont seulement treize sections sur neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ont survécu jusqu’à nos jours.

Nous pouvons toutefois nous faire une idée de l’importance du Gândharvâ Védà d’après les tables des matières que la tradition a conservées. Pandit Râm-dâs Gaud, dans son large ouvrage Hin-dutvâ (Bénarès, 1935), en donne un résumé dont voici les principaux éléments :

1 Définition de la Parole audible. Origine du son vrai. Effet de l’audition. Origine du son relatif (pratidhvani). Effet du son relatif et ses formes.

2 Origine du langage. Origine de l’articulation (varnâ). Les formes (prâkarà) vibratoires. Les modes (vidhi) vibratoires. Nature des sons continus (notes ou voyelles, svarà). Les différents sons continus. Nature des consonnes (vyafijanà). Les différents groupes de consonnes.

3 Réunion des sons continus et des consonnes. Durée et hauteur de son. La forme des sons continus. Les sept notes : Shadjà (ut), Rishabhà (ré), Gândhârà (mi), Madhyamà (fa), Panchamà (sol), Dhaivatâ (la), Nishâdâ (si). Les deux formes du bémol et du dièze pour chaque note. Les trois échelles sonores (grâmâs). Leurs vingt et une formes plagales. Formation des modes principaux (râgâs) ; des modes secondaires (râginls). Modes hybrides. Modes combinés. Intervalles harmonieux ou discordants. Description des neuf catégories d’émotions (rasas). Notes prédominantes. Consonance (Samvâdï), Dissonance (Vivâdï), Assonance (Anuvâdï), Disharmonie (Virodhi), Enharmonie (Pratirodhi), Harmonie (Anurodhi). Différences des formes musicales suivant l’époque, l’effet voulu, les pays et l’inspiration individuelle.

4 Nature de l’expression. Utilisation de l’expression. Possibilités d’expression. Les trente-six formes d’expression (parmi elles est comptée la science erotique, Kàmà Shâstrà). La sensation de plaisir. Sa cause. Son instigation. Sa projection. Sa diffusion. Sa concentration.

Union indissoluble du langage et du temps. Correspondances naturelles. Origine des désordres expliqués comme des manques de conformité aux rythmes du Temps. Guérison des désordres. Guérison des maladies. La formation des formules hermétiques (mantrâs). Méthodes magiques (tantrâ). Figures magiques (Yan-tràs). Comment contre-balancer l’action de certaines forces. Comment contre-balancer l’action de certaines sciences. Déplacement des objets.

5 Couleur et forme des mots. Leurs dieux. Le pouvoir des modes musicaux. Aspects divins correspondant aux modes. Correspondances métaphysiques (paramâtmikà sambandhà). Origine de l’attachement. Mise en garde. Les six saisons. Méthode pour arrêter l’effet des saisons. Méthode pour arrêter l’effet des actions.

6 Symbolisme des mots...

7 Frottements (sangharshanà) de l’Éther. Attraction et répulsion des éléments subtils.

8 Contrôle des éléments subtils. Suppression de la souffrance. Évocation des êtres célestes. Leur libération. Relations terrestres.

9 Rapport des sons continus et du temps. Leur dissociation. Réunion et dissociation des éléments.

10 La splendeur divine. La connaissance des causes. La connaissance du Créateur.

11 Effet bénéfique de certaines formules sonores. Invocations préliminaires. Nécessité des rites. La musique rituelle (Yajfià gânâ).

12 La musique des forêts (Aranyà gânà). La musique transcendante (Uhyà gânà). La musique instrumentale (Vainyà gânà).

13 La danse. Nécessité de la danse. La construction de la salle de danse. Les formes de danse. Origine du rythme. Les différents rythmes. Relation du rythme et de la danse. Musique instrumentale. Objet de la musique instrumentale. Les instruments et l’expression musicale. Les différents instruments.

La musique des sphères (âkàshikà gânâ). La musique céleste basée sur les formules hermétiques. La musique des musiciens célestes (gândharvà gânà) et des mimes célestes (chàranà gânà). La danse des Apsarâs (danseuses célestes). La danse des génies (Uragàs). La danse du paon. La danse rituelle masculine. Les dif-i férentes flûtes. Attraction. Enchantement. Stupeur. Les liens rythmiques. Les clochettes des chevilles. Les guirlandes. Les lits de fleurs. Forme et usage. Chants solaires. Chants lunaires. Chants stellaires. Rythmes transcendants.

14 Les anciens ouvrages sur la science des sons et leur contenu... (En général ce contenu est limité aux éléments déjà mentionnés dans la liste précédente. Citons cependant dans l’ouvrage de Vâmà-devà Mahârishi trois chapitres sur la médecine par les sons, la danse des oiseaux et la danse cosmique.)

Dans l’ouvrage de Sanatkumâra, l’État de veille, de rêve et de sommeil des sons, la langue des oiseaux, chants d’amour des oiseaux, etc.).



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