La Structure absolue

Abellio (SA:24-25) - la mise en place d’une structure absolue de la perception

Introduction
samedi 19 novembre 2022.
 

ABELLIO, Raymond. La structure absolue. Paris : Gallimard, 1965

Comment mettre la perception en « structure », mais non pas seulement en structure bipolaire sujet-objet ?

Pour essayer alors de comprendre comment s’impose la présence positive de l’intuition (ou, ce qui revient au même, de la perception) et déterminer quels rapports dynamiques s’établissent par elle entre « sujet » et « objet », je cherchai à mettre cette perception en « structure », mais non pas seulement en structure bipolaire sujet-objet, ce qui ne donne rien de plus que cette dualité ouverte, car ces deux concepts, dans cette bipolarité simple, sont des essences ultimes et irréductibles. Comment procéder ? En refusant de considérer ces concepts comme « isolables en eux-mêmes ». Il fallait que l’un et l’autre apparussent comme pôles dans leur champ universel respectif. Or il était clair, par exemple, qu’un objet « isolé » quelconque ne peut apparaître que s’il s’enlève sur le fond indistinct du monde. Il y a une dualité du côté du perçu, et le monde tout entier constitue le second pôle de cette dualité. Mais il en est de même du côté du percevant. Le sujet ne saurait être réduit à son organe des sens : son oil voit, mais c’est son corps tout entier qui perçoit, la perception est globaliste et intègre la sensation « locale », la multiplicité des sens se dialectise et s’intégre dans le Sens. En d’autres termes, l’organe des sens s’enlève sur le corps tout entier comme l’objet sur le fond du monde. Finalement, ce n’est pas seulement à un rapport qu’on a affaire mais à deux, c’est-à-dire à une proportion. Ce fait est capital, car, à bien regarder, ce n’est pas le rapport « isolé » qui est l’élément de base du mouvement dialectique, mais la proportion. Ce n’est pas pour rien que Platon faisait de la « médiation », c’est-à-dire de la proportion, la trame du Logos. Dans nos sciences humaines modernes, on se borne encore à prendre pour élément structural la dualité bipolaire dite couple d’oppositions, c’est-à-dire un rapport. A lui seul ce fait explique que ces sciences n’arrivent pas à se développer dialectiquement. Si leurs « structures » se mettent en mouvement, c’est à la façon d’un couple de forces mécaniques qui n’affronterait pas de couple antagoniste : cette rotation est vide, elle ne produit aucun travail. Il en est de même dans ce qu’on appelle le raisonnement « par analogie », que les ésotéristes veulent opposer au raisonnement logico-déductif : l’analogie rapproche deux mots, mais elle ne produit jamais que des images poétiques plus ou moins brillantes mais incoordonnées, qu’on ne peut mettre en discours, un miroitement de points de lumière vibrant séparément sur la profondeur unie de la mer.

J’arrivai ainsi à la première règle de la structuration : Dans un champ donné, la première « phase » de la structuration consiste à reconnaître quatre pôles répartis en deux couples antagonistes, qui engagent le mouvement dialectique par deux rotations en sens inverses. Cette règle, tout le présent ouvrage essaiera d’en montrer l’universalité. La deuxième « phase » est d’ailleurs synchrone à la première. En effet, les deux rotations en sens inverses appellent la présence d’un axe de rotation lui-même bipolaire qui marque l’ « évolution » ou plutôt l’ouverture du système dans les deux sens opposés de la différenciation et de l’intégration également croissantes du champ. Aucun champ ne pouvant être considéré comme clos, il est nécessaire que la structure serve en quelque sorte de charnière commune à tous les champs « successifs » de plus en plus étendus et de plus en plus intégrants, avant d’être, à la « fin » du processus, la structure unique et unifiante de l’univers, c’est-à-dire du champ de tous les champs. C’est donc finalement un ensemble de six pôles dialectiquement liés qui constitue la structure absolue immobile et immuable dont nous voulons retrouver la présence à tous les « niveaux » et dans tous les « ordres » de la manifestation. Aussi l’appelons-nous couramment structure sénaire ou plus simplement le sénaire. Des deux dernières polarités, nous verrons que l’une « descend » et s’enracine dans la multiplicité, l’autre « monte » vers l’unité. Dans le langage des théologiens, la première indique l’incarnation, la seconde l’assomption. Il nous a paru commode d’employer à ce sujet une représentation géométrique : la structure absolue prend ainsi la forme d’une sphère dont les quatre premières polarités, disposées en croix, occupent le cercle équatorial, cependant que les deux dernières figurent l’axe vertical de la rotation d’ensemble. On sait que les ésotéristes usent et abusent de ces représentations géométriques, notamment des triangles et des croix, qui ne valent évidemment que par leur contenu symbolique et surtout par la mise en mouvement dialectique de leurs polarités. Il y avait beaucoup de naïveté dans cet étonnement de Gide qui se demandait un jour comment on pouvait adorer un triangle : c’est qu’il ne savait pas y voir la « sainte trinité », une autre question étant d’ailleurs de savoir si les croyants l’y voient réellement eux-mêmes. La notion de dialectique est si étrangère aux ésotéristes actuels qu’ils n’indiquent aucun mouvement entre les pôles de leurs schémas et peuvent ainsi se livrer, dans leurs constructions et leurs désignations, à la plus grande fantaisie. Leurs figures ne sont en général pas fléchées ou, si elles le sont, c’est d’une façon linéaire et sans rétroaction réelle, alors qu’à la « limite », c’est-à-dire dans l’universel, la structure doit être fléchée de toutes les façons possibles puisque, dans l’absolu, on ne saurait réserver l’ « originarité » à tel pôle de préférence à tel autre : ils sont originaires tous ensemble et, en même temps, aucun ne l’est, car la structure est en dehors du temps, elle appartient au transcendental. Dans cette représentation, les deux hémisphères du « haut » et du « bas » rendent compte de notions qui ont reçu, selon les auteurs ou les doctrines, des appellations diverses entre lesquelles la structure absolue rétablit ainsi la cohésion et l’unité. Là où les théologiens, nous l’avons dit, parlent d’incarnation (hémisphère du bas) et d’assomption (hémisphère du haut), les ontologistes modernes parleront respectivement d’être en-soi et d’être cause-de-soi, le cercle équatorial étant alors occupé par l’être pour-soi. La distanciation même des polarités au sein de la sphère rend compte de l’Ouvert dont parle Heidegger pour caractériser l’être et la distance qui s’établit entre l’être et l’étant. Toutes ces disparités de vocabulaire, qui tiennent à la dispersion même des « philosophies », se retrouvent forcément dans notre texte, puisque nous voulons montrer que toutes ces notions, apparemment éloignées les unes des autres, sont inscriptibles dans un mouvement commun où elles se trouvent réduites. La structure absolue, en fin de compte, est une Idée qui se passe de mots, elle est même l’idée suprême. Dans le même esprit, nous avons fait de fréquents appels à des exemples tirés de la tradition ésotérique, qui se trouvent de la même manière explicités. Nous ne donnons nullement ces exemples comme des preuves de notre thèse, mais comme des illustrations de celle-ci : c’est notre thèse qui « démontre » quand il se peut ces « dogmes » traditionnels et non l’inverse. Nous désirons dévoiler ainsi la signification profonde de certains enseignements originaux de la tradition, tels que la crucifixion et l’élévation de la croix, et non nous appuyer sur elle. Dans notre description des genèses, nous avons, par exemple, fait un usage systématique et abrupt, de prime abord surprenant, des notions de baptême et de communion qui appartiennent à la tradition chrétienne et dont nous accentuons le sens ontologique, qui n’apparaît absolument pas dans l’usage commun. Nous ne croyons pas du tout être par là infidèles à cet usage même, qui ne gagne rien à être banalisé, et nous demandons qu’on nous épargne des reproches légitimes mais faciles. Il y a selon nous une symbolique des sacrements qui va très loin et très haut si l’on admet avec nous qu’elle marque les étapes de toute genèse et la décomposition de tout « instant ». De même pour les figures de Jésus et du Christ, ou encore de Ha-Adam et d’Adam, qui vont, comme on sait, bien plus loin que l’attribution historique qu’on en fait. Si l’on nous objecte que nous ne pouvons rien gagner à mélanger ainsi les terminologies et les styles, nous répondrons qu’il y a peut-être aujourd’hui, dans la philosophie comme dans la religion, des vocabulaires qui font illusion et qui ne sont restés que trop longtemps autonomes. En philosophie, trop de concepts se sont fermés sur eux-mêmes pour le seul bonheur des pédants et des scolastiques ; dans la religion, trop de symboles « isolés » servent de supports à la superstition ou à l’apostasie, et il serait temps de rendre son sens plein à la notion d’idole. Aussi bien ne voit-on pas comment la régénération de ce qu’on appelle le sens « métaphysique » pourrait être séparée de ce qu’on appelle d’autre part, sans d’ailleurs préciser davantage, la régénération du « sacré », alors que toutes les deux tiennent à la mise en structure préalable et simultanée de notions devenues semblablement banales et à leur réinsertion commune dans une Présence universelle. Cela nous amène, et c’est capital, à placer enfin la structure absolue dans la perspective de la phénoménologie husserlienne, qui débouche dans le Nous transcendental et même dans le Soi, et retrouve ainsi, par un retour au commencement qui est aussi la fin située à l’infini dont parle Husserl, le fondement radical, à la fois originaire et rétroactif, de toutes les connaissances. Pour procéder, à quelque niveau que ce soit, à la structuration, il faut, nous l’avons vu, se donner un champ et y désigner quatre pôles effectivement mobilisables dans une dialectique. Qu’est-ce qui procède à cette donation et cette désignation ? On ne peut que répondre : la connaissance « acquise », qui sort ainsi de son état de « synthèse passive » par un acte d’ailleurs immédiat de « synthèse active ». Il faut bien entendu admettre que la connaissance est dynamogénique, ce qui signifie que dans le contact entre l’homme et le monde « extérieur » elle est en permanence intensificatrice de soi : elle réintègre dans le Moi le monde réduit par la science et, en même temps, elle ouvre dans le monde réduit par la science les nouveaux champs de celle-ci. Mais comment concevoir le « commencement » et la « fin » de ce processus ? Pour amorcer le mouvement, faut-il parler, au « départ », de connaissance « innée » ? Comment surtout valider ce mouvement, le légitimer aux yeux de notre raison ? Le postulat de l’interdépendance et de l’intersubjectivité universelles nous permet de faire appel ici à des « tuteurs » inconnus ou à une intelligence inconsciemment enfouie en nous et dirigeant nos premiers pas. Mais même si la phénoménologie se refuse le recours à cet animisme ou ce vitalisme non réductibles, il n’en demeure pas moins qu’elle se trouve ici dans l’obligation de se donner au moins un fondement ontologique. Le complexe intentionnel du sujet et de l’objet auquel Husserl s’arrête ne peut constituer la structure même de la perception que pour autant que le monde lui-même soit en quelque mesure présent d’avance à la conscience par son être. Après Kant, qui parlait à ce sujet d’ « imagination transcendantale », Heidegger nomme « compréhension préontologique » cette activité sous-jacente et permanente qui, derrière tout objet, voit un étant, et qui sort déjà l’objet de ses déterminations simplement ontiques. Nous considérerons ce postulat comme équivalent au nôtre, et nous montrerons même que la structure de l’être et de l’étant n’est autre que la structure absolue. Ceci admis, et la connaissance ainsi fondée, commence la distribution des champs. Les notions de champ et de polarisation sont évidemment associées. On ne pourra même pas considérer un champ comme bien formé ou comme pertinent à l’égard de l’intentionalité qui nous porte vers lui que s’il est structurable selon les normes de la structure absolue.



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