Jacques Masui - De la vie intérieure

Achim Von Arnim - le poète

Trad. A. Béguin
mardi 22 novembre 2022.
 

Ne doit-on pas s’étonner que, de nos jours, certaine école poétique ait cru pouvoir dépasser la littérature pour retrouver les fonctions primitives de la poésie, afin de rendre à nouveau accessibles des réalités vivantes et éternelles, enfouies sous le poids d’une culture moribonde.

Avant le Surréalisme, ce fut déjà la tentative du Romantisme, ainsi qu’en témoigne l’extrait qui suit de l’œuvre d’Achim von Arnim. [Jacques Masui]

Il y eut de tout temps une réalité secrète dans l’univers, plus précieuse et plus profonde, plus riche en sagesse et en joie que tout ce qui a fait du bruit dans Γhistoire. Elle est trop près du tréfonds même de l’homme pour que les contemporains puissent l’apercevoir nettement ; mais l’histoire, dans sa suprême vérité, en donne à la postérité des images lourdes d’avertissements. De même que les empreintes de doigts sur de dures roches donnent au peuple l’idée d’un étrange passé, ces signes dans l’histoire font apparaître devant notre œil intérieur, en des éclairs isolés qui ne découvrent jamais tout l’horizon, l’œuvre oubliée des esprits qui jadis menèrent sur terre une existence humaine.

Cette connaissance, lorsqu’elle est communicable, nous la nommons poésie ; elle naît de l’esprit qui vient l’animer ; le poète paraît plus pauvre, ou plus riche qu’il n’est, si on le considère à un seul de ces points de vue. Une raison égarée peut le taxer de mensonge en sa suprême véracité ; nous savons ce qu’il est pour nous, et que le mensonge est un beau devoir du poète.

Pareils à la jubilation du printemps, les poèmes ne sont nullement une histoire de la terre ; ils sont le souvenir de ceux qui se réveillèrent en esprit des rêves qui les avaient amenés ici-bas ; un fil conducteur accordé par le saint Amour aux habitants de la terre dont le sommeil est agité. Les œuvres poétiques ne sont pas vraies de cette vérité que nous attendons de l’histoire, et que nous exigeons de nos semblables, dans nos rapports humains ; elles ne seraient pas ce que nous cherchons, ce qui nous cherche, si elles pouvaient appartenir tout entières à la terre. Car toute œuvre poétique ramène au sein de la communauté éternelle le monde qui, en devenant terrestre, s’en est exilé.

Nommons voyants les poètes sacrés ; nommons voyance d’une espèce supérieure la création poétique : l’histoire peut alors se comparer au cristallin de l’œil qui ne voit pas par lui-même, mais est indispensable à la vision, pour concentrer la lumière ; sa nature est clarté, pureté, absence de couleurs. Quiconque offense ces qualités dans l’histoire jusqu’à en faire la vérité même donne aussi à la poésie un contact assuré avec le monde.

Si l’on prend volontiers occasion des événements insignifiants de sa propre vie pour en faire jaillir la poésie c’est qu’ordinairement nous pouvons les considérer avec plus de vérité qu’il ne nous est donné de le faire pour les grands événements de l’univers. Mais, assurément la part active et affective qu’on y a prise est plutôt un obstacle qu’un avantage ; en effet, la violence de l’émotion étouffe jusqu’à la voix, qui lui imposerait la mesure du temps : combien elle doit plus malaisément encore s’accorder avec cette lente charrue du poète qu’est la plume !

La passion permet simplement de percevoir, dans leur vérité spontanée, les mouvements du cœur humain et ce que l’on pourrait appeler le chant sauvage de l’humanité : et c’est pourquoi il n’y a jamais eu de poète sans passion, mais ce n’est pas la passion qui fait le poète. Au contraire nul poète n’a jamais fait œuvre durable à l’instant où il était sous l’empire de la passion ; une fois qu’elle a accompli sa course seulement, chacun de nous peut prendre plaisir à donner le reflet de-son émotion sous son nom ou sous un autre, en racontant sa propre histoire ou celle de ses personnages.



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