Jacques Masui - De la vie intérieure

Hugo Von Hofmannsthal - le poète

Trad. C du Bos
mardi 22 novembre 2022.
 
Héritier des Romantiques, Hugo von Hofmannsthal, dans le texte peu connu d’une conférence, a défini le rôle du poete, ses souffrances et ses joies. [Jacques Masui]

Il est là, et ce n’est l’affaire de personne que de s’occuper de sa présence. Il est là, et sans bruit il change de place ; et il n’est rien qu’œil et qu’oreille, et il prend la couleur des objets sur lesquels ses sens se posent. Il est le spectateur, non, il est le compagnon caché, le frère silencieux de toute chose, et le changement de ses couleurs lui est un intime tourment. Il souffre de toute chose, et tandis qu’il en souffre, il en jouit. Cette faculté de jouir douloureusement, c’est là tout le contenu de sa vie. Il souffre à force de sentir les choses, et il souffre de la chose individuelle tout autant qu’il souffre de l’ensemble ; il souffre de ce que chacune a d’unique, et il souffre du lien qui les relie toutes. Ce qui est élevé et ce qui est sans valeur, ce qui est sublime et ce qui est vulgaire, il en souffre ; il souffre de leurs états et de leurs pensées ; de simples êtres de pensée, des fantômes, les produits sans substance d’un temps le font souffrir comme s’ils étaient des hommes. Car pour lui hommes et choses, pensées et rêves ne sont, à la lettre, qu’un ; il ne connaît que des apparences qui, devant lui, émergent, et dont l’apparition le fait souffrir, mais d’une souffrance, où il trouve son bonheur. Il voit et il sent ; sa connaissance a l’accent d’un sentiment, son sentiment, l’acuité d’une connaissance. Il ne peut rien négliger, il n’a le droit de fermer les yeux sur aucun être, sur aucune chose, sur aucun fantôme, pas même sur le plus fantastique rejeton d’un cerveau humain. C’est comme si ses yeux n’avaient pas de paupières. Nulle pensée ne l’assiège, il ne saurait l’écarter comme appartenant à un autre ordre de choses. Car dans l’ordre des choses qui est le sien, chaque chose doit trouver sa place. En lui tout doit et veut se rencontrer. Il est celui qui unit en lui tous les éléments d’un temps. En lui, ou nulle part, réside le Présent.

Mais les tissus sont tramés de fils encore plus fins, et si aucun œil ne les aperçoit, son œil à lui ne saurait les renier. Pour lui le Présent est d’une façon toute indescriptible, entrelacé au Passé ; dans les pores de son être même, il ressent tout ce qui fut vécu aux jours anciens, par de lointains ancêtres jamais connus, par des peuples évanouis, en des temps révolus ; à défaut de tout autre, son œil est encore atteint - comment pourrait-il s’en défendre ? - par la brûlante ardeur d’étoiles que depuis longtemps le gel de l’espace a consumées. Car telle est l’unique loi à laquelle il est soumis : à nulle chose ne refuser l’entrée de son âme - et pas plus qu’un homme vivant qui tend les mains vers lui, ne lui est étranger le rayon stellaire que quelque monde a émis il y a plus de trois mille ans, qui rencontre aujourd’hui son œil, et qui détermine en son corps l’ébranlement d’une émotion immémoriale, qui ne se laisse plus mesurer. De même que le sens interne de tous les hommes crée le temps et l’espace et le monde des choses qui l’entourent - de même lui, du passé et du présent, de l’animal et de l’homme, du rêve et de la chose, du grand et du petit, de l’auguste et de l’infime, crée le monde des relations. Il crée. De mornes souffrances, des destins bornés peuvent se poser sur son âme, l’opprimer longuement, l’abreuver de douleur au plus intime d’elle-même, tandis qu’à telle autre heure, cette même âme large ouverte reflétera en son sein tout le ciel étoilé. Il est l’amoureux des souffrances et l’amoureux du bonheur. Il est l’enthousiaste des grandes villes et l’enthousiaste de la solitude. Il est l’admirateur passionné des choses qui existent depuis toujours et des choses qui sont d’aujourd’hui. Londres en son brouillard avec ses spectrales processions de sans-travail, les temples en ruines de Louqsor, le murmure d’une source au plus retiré de la forêt, le mugissement des gigantesques machines - jamais les transitions ne lui sont difficiles, et il laisse les accès de surprises, à ceux dont la fantaisie est plus pesante que la sienne ; car lui s’étonne toujours mais il n’est jamais surpris : rien ne surgit qui pour lui soit tout à fait inattendu : tout se présente à lui comme étant là depuis toujours, et tout est là en fait, tout est là en même temps. Non seulement il n’est chose dont il puisse se passer, mais il n’est chose qu’il puisse perdre, non pas même par la mort. Les morts ressuscitent pour lui, non point quand il le veut, mais quand il leur plaît, et ils ressuscitent sans cesse. Son cerveau est l’unique lieu, où les morts pour l’espace d’un instant, ont encore licence de vivre et où, à eux qui peut-être séjournent dans une solitude figée, il échoit de participer à l’insondable bonheur des vivants, ce bonheur de se rencontrer avec tout ce qui vit. Les morts vivent en lui, car à sa façon d’admirer, de s’étonner, leur absence ne constitue pas une barrière. Il lui est impossible de jamais tout à fait oublier ce qu’une fois il a entendu - un mot, un nom, une allusion, une image, une ombre qui un jour sont chus dans son âme. Rien de ce qui existe en ce monde et entre les mondes, il ne peut le considérer comme non-avenu. Ce qui l’a effleuré d’un souffle, et ce souffle remontât-il du fond de la tombe, il ne cesse d’en ressentir la silencieuse caresse...

Il vit, et cela de façon ininterrompue, sous le poids d’atmosphères qui ne se laissent pas mesurer, comme le plongeur dans les profondeurs de la mer, et rien n’est plus étrange dans l’organisation d’une âme que le fait qu’elle puisse supporter ce poids. Il est le lieu où les forces du temps aspirent à s’équilibrer. Il est semblable au sismographe où chaque tressaillement, se soit-il produit à des milliers de lieues, vient s’inscrire en vibrations. Ce n’est pas que le poète pense sans cesse à toutes les choses du monde ; mais ce sont elles qui pensent à lui. Elles sont en lui, et c’est pourquoi elles le dominent. Même ses heures d’atonie, ses dépressions, ses désarrois sont des états impersonnels, ils correspondent aux sursauts du sismographe, et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des secrets encore plus mystérieux que dans les poésies elles-mêmes. Ses douleurs sont des constellations intérieures, les configurations en lui de choses qu’il n’a pas eu la force de déchiffrer. Son incessant agir est une recherche d’harmonie au dedans de lui-même, une harmonisation du monde qu’il porte en lui. Dans ses heures les plus hautes il lui suffit de juxtaposer, et ce qu’il juxtapose devient harmonieux.



Forum