Les Cahiers d’Hermès I

Albert-Marie Schmidt (Hermès) - HAUTE SCIENCE ET POESIE FRANÇAISE AU SEIZIEME SIÈCLE

Rolland de Renéville (dir.). La Colombe, 1947
mardi 16 décembre 2008.
 
Les Cahiers d’Hermès I. Dir. Rolland de Renéville. La Colombe, 1947

Remarques préliminaires

Le présent essai traite principalement de l’influence des doctrines ésotériques sur la notion du monde qu’illustrèrent divers poètes de la Renaissance française. Et pourtant il ne peut être considéré comme une contribution à l’histoire de l’ « Occultisme ».

Certes, Cornélius Agrippa, dès la première moitié du seizième siècle, a vulgarisé, avec une déplorable indiscrétion, le terme de « Philosophie occulte ». Mais les écrivains qui vont retenir notre attention, tout en suivant la leçon de certaines sagesses anciennes, n’eurent jamais le sentiment de tenter des démarches illicites, capables d’exciter contre eux la méfiance légitime de l’autorité.

Les informations ouvertes contre les sorciers par quelques magistrats sadiques, les attaques des huguenots, toujours prêts à railler les prétendues superstitions catholiques, les induisent, il est vrai, à prendre quelques précautions oratoires. Mais celles-là sont anodines et peu fréquentes. Leurs efforts reçoivent, en effet, de toute évidence, l’agrément de la plupart des sociétés spirituelles, dont ils sollicitent les encouragements.

En somme, à l’époque des curiosités humanistes, on publie fièrement les résultats de ce qui, pour tous, est la « Haute Science », accessible à tous les chercheurs de bonne volonté par la voie de l’épreuve initiatique. Au dix-septième siècle, par contre, lorsque triomphent sans conteste les principes d’une science purement quantitative, cette « Haute Science », ridiculisée à l’envi, « s’occulte », et ne manifeste plus ses découvertes. Elle devient un savoir caché.

La « Haute Science », ou science des causes premières, est moins le sommaire des sciences que leur achèvement. Elle prescrit à ses adeptes de cultiver, en guise de propédeutique, les connaissances plus vulgaires, qui hiérarquisent le « Quadrivium » et le « Trivium » [1]. Elle se considère comme l’instrument d’une synthèse objective de celles-là. Complétant les renseignements imparfaits qu’elles fournissent, elle donne leur sens suprême aux créatures, qui animent le cosmos. Aussi doit-on tenir pour équivalentes les trois propositions symétriques que voici : la nature tend à la surnature ; la raison, à l’intuition ; la science élémentaire, à la « Haute Science ». Les poètes, dont nous nous proposons l’étude, passent peu à peu des multiples à l’ « Un », et ne méprisent jamais les étapes qu’ils ont franchies. Leurs œuvres sont transportées par le lent mouvement musical d’âmes en transfert vers l’illumination.

C’est de l’Académie Florentine qu’ils obtiennent les secours mystiques les plus efficaces. Sous la direction de Ficin et de Pic de La Mirandole, elle s’est appliquée, en effet, à vulgariser les trésors du platonisme, du néo-platonisme, de l’hermétisme ancien, de la kabbale. Elle a confronté ces textes avec les thèses des grands docteurs médiévaux. Elle en a tiré des collections d’aphorismes, propres à éveiller le sens intérieur. Les Reuchlin, les Lefèvre d’Etaples, les Agrippa, les Paracelse, les Postel ont divulgué par toute l’Europe les bienfaits de son entreprise. Les poètes, dont il sera plus loin question, unissent tous ces prédestinés dans une même révérence.

Il en est, pourtant, parmi eux, qui refusent de participer à ce culte de gratitude : ce sont les poètes-alchimistes. Fidèles d’une religion, dont le moyen âge occidental n’a cessé de célébrer les rites, conscients de leur filiation directe avec les Egyptiens, par les Grecs, les Byzantins et les Arabes, ils n’ignorent pas que leurs maîtres méditaient la « Table d’émeraude » avant que les Florentins l’eussent obscurcie de leurs gloses hérétiques. Ils tirent plus de profit des traités de Kalid, de Thomas d’Aquin, d’Arnaud de Villeneuve ou de Raymond Lulle, que de la lecture de tel opuscule chimique de Ficin, qu’ils regardent, tout au plus, comme un profane présomptueux. Parmi leurs contemporains italiens, ils n’admirent guère que Bernard, comte de la Marche Trévisane, et l’illustre Augurelli, qui, dans son admirable Chrysopée, sait parer les spéculations alchimiques de toutes les élégances propres à la poésie néo-latine.

Ayant ainsi précisé quelques points d’histoire et indiqué certaines sources, nous pouvons résumer, en les définissant par leurs caractères propres, les diverses gnoses qui réconcilièrent parfois avec eux-mêmes les poètes français du seizième siècle les mieux capables de « Haute Science » : Scève, Ronsard, Belleau, Le Fèvre de la Boderie, Verville, Gamon et Nuysement.

La gnose de Maurice Scève

La critique française moderne s’est récemment engouée de Maurice Scève. Elle ne craint pas de lui prêter des intentions esthétiques ou sentimentales qu’il eût, sans nul doute, méprisées. Elle trahit, scandaleusement, l’esprit de son œuvre et renonce, par paresse, par défaut de sympathie, à en découvrir le vrai sens. Son rationalisme indolent l’induit, en effet, à refuser de se servir des clés, pourtant simples, qui lui permettraient de le déceler.

L’école lyonnaise, dont Scève est le chef incontesté et dont Pontus de Tyard essaie d’infuser l’esprit aux doctrines de la Pléiade, se montre férue d’arithmosophie. Elle estime que, seule, une connaissance pythagoricienne dés propriétés des nombres donne au poète la faculté de laisser percevoir, accompagnement secret de ses inventions rythmiques, le battement de l’ « Ame du Monde ». Jacques Peletier du Mans, à qui Scève réserve ses confidences et Ronsard son respect, compose « contre ceux qui blâment les mathématiques » une invective lyrique où il déclare notamment :

Celui qui a l’âme ravie
Par les cieux va et passe,
Et soudain voit durant sa vie
D’en haut la terre basse.
 
Cette science l’homme cueille
Alors qu’il imagine
La facture et grande merveille
De la ronde machine.
 
C’est celle par qui mieux s’apprenne
L’immense Déité,
Et qui des athées reprenne
Erreur et vanité.

Et, bientôt, donnant un exemple de ce qu’il entend par mystique numérale, il entonne la louange de « la grande perfection de cet « Un », première et seule source des Nombres... Au milieu desquels il demeure comme souverain Gouverneur, dénominateur des Nombres entiers, et, à la fin qu’il soit partout, Numérateur des nombres rompus, vraie image de la Divinité, de laquelle je peux chanter ici après Virgile... » oe que nous nommerons « une courte antienne à l’Ame du Monde » qui se termine par ces trois vers :

Ame, qui est par les membres diffuse,
Et fait mouvoir ce grand Corps univers,
Inspirant vie aux Animants divers.

Scève, qui charme ses amis par sa dextérité à les guider à travers les labyrinthes mathématiques les plus compliqués, comme l’atteste le célèbre dialogue de Tyard « Scève, ou Discours du Temps de l’An et de ses Parties », ne peut que s’accorder aux très stricts principes de son ami Peletier. De fait, l’architecture numérale de « Délie, objet de plus haute vertu » est conçue pour avertir le lecteur clairvoyant des desseins intimes de son auteur. Les dizains que renferme ce « canzoniere » sont, en effet, illustrés de cinquante figures, qui les répartissent selon la formule que voici :

5 + (9 X 49) + 3

Si, maintenant, l’on interprète d’après leur signification spirituelle ces cinq nombres, on peut risquer les conclusions suivantes, dont la vraisemblance ne manquera pas de frapper tous ceux qui sont familiarisés avec les motifs de la pensée gnostique : « Délie » retrace les aventures initiatiques d’une âme incarnée, mais déjà épanouie dans la « Rose trémière » des mystères, ou « Quintefeuille » (Cinq), qui se dirige vers la réintégration finale (Neuf), en gravissant tous les échelons de la « Haute Science » (Quarante-Neuf), dans l’espoir de passer la porte de l’illumination suprême (Cinquante) pour participer substantiellement à l’œuvre d’une « Déité » éternellement active et créatrice (Trois) [2]. On remarquera que Scève, pas plus que Peletier, ou Ronsard, ou Belleau, ne songe à s’élever jusqu’au « Dieu-Sans-Mode » ; il n’aspire pas à s’évader de la création ; mais borne son ambition à atteindre son « Archétype-Immanent » pour s’y abîmer.

L’agent de cette ascension, que l’homme ne saurait accomplir sans l’aide d’une grâce spéciale, est l’ « Eternel-Féminin », la Déesse amie et mère, qui apparut à Apulée sous le masque et le nom d’Isis, à Dante, sous l’espèce de Béatrice, et qui revêt, pour se manifester à Scève, l’apparence transitoire de Pernette du Guillet, la poétesse. Il la nomme « Délie ». Il indique, de la sorte, sa nature lunaire traditionnelle et l’associe au principe solaire de la poésie. Artémis, sœur jumelle d’Apollon, naît à « Délos ».

Quoique assisté par un patronage céleste, le myste n’accède au souverain bien qu’à travers les angoisses d’un douloureux dépouillement. Délie inflige à Scève une série de trépas. Il lui déclare, d’ailleurs, dans la première partie d’un huitain dédicatoire :

Non de Vénus les ardents étincelles,
Et moins les traits desquels Cupido tire,
Mais bien les morts, qu’en moi tu renovelles,
Je t’ai voulu en cet Œuvre décrire.

Rien n’égale la confusion volontaire de l’itinéraire initiatique dont il suit les détours sous la conduite de Délie. La critique moderne, éprise d’idées distinctes, désespère d’en retracer les péripéties. Elle ne comprend point, peu accoutumée à penser par correspondances simultanées, que Scève, dès sa"première « mort », chemine et progresse à la fois dans les trois parties du cosmos, où règne Délie, souveraine absolue du monde, et qu’emporté par un triple mouvement, qui n’est que la force agissante de Délie, dont il se sent divinement possédé, il descend aux enfers et parcourt l’espace empyrée, au moment même où les profanes le voient cheminer sur la terre :

Comme Hécate tu me feras errer
Et vif, et mort, cent ans parmi les Ombres ;
Comme Diane au Ciel me resserrer
D’où descendis en ces mortels encombres ;
Comme régnante aux infernales ombres,
Amoindriras ou accroîtras mes peines.
Mais comme Lune, infuse dans mes veines,
Celle tu fus, es, et seras, Délie,
Qu’Amour a joint à mes pensées vaines
Si fort que Mort jamais ne l’en délie.

Il s’ensuit que dans la « Délie » alternent les épigrammes infernales, terrestres et célestes. Bien mieux : par un scrupule naturel de « Haute Science », Scève, les offrant en holocauste verbal à « Délie-Triple-Hécate », donne à certains d’entre eux une triple valeur, céleste, infernale et terrestre, ce qui a pour effet d’abuser les mécréants.

Il prend soin, en outre, de ne pas faire apparaître directement la triple signification réservée des poèmes de la « Délie ». Il se contente de la révéler aux habiles, en recourant aux artifices d’une symbolique millénaire, qui, accroissant des difficultés de déchiffrement déjà considérables, réduit à une unité d’images et de fables les aspects des trois royaumes que Délie anime.

Précisons encore que le symbole scévien ne peut jamais être représenté par un signe ou par un hiéroglyphe unique. C’est, dans un cadre sobrement narratif, un complexe d’emblèmes relativement clairs, qui n’acquièrent que par leur association savamment préméditée la dignité obscure du symbole. Emblèmes végétaux, tels que l’absinthe, Paloès, l’ambre, le cèdre, le dictante, la marjolaine, la myrrhe, l’œillet, la pomme. Emblèmes animaux, tels que le basilic, la chèvre, le corbeau, l’hydre, le lièvre, le loup, le lynx, le pàpegeai, le phénix, la salamandre, le serpent. Emblèmes alchimiques, tels que la calamité, le diamant, le jaspe, l’or, le plomb, le sel agrigentin, la terre de Lemnos. Emblèmes géographiques, tels que l’Arabie, le Béthys, l’Egypte, l’Etna, le Gange, l’île de Paphos, la Libye. Emblèmes olympiens, tels que le nectar et l’ambroisie. Couleurs emblématiques, telles que le Blanc de foi, le Jaune de jouissance, le Rouge de charité, le Vert d’espérance...

Tous ces emblèmes, Scève les incorpore, pour les élever à l’excellence symbolique, à de petits mythes, où l’on discerne la double influence des pétrarquistes, membres souffrants de l’Eglise d’Amour, et des néoplatoniciens, qui observent les préceptes de l’Académie Florentine. Considérant que Délie ne le libère point des influx contradictoires du Soleil et de Saturne, mais qu’elle en avive, au contraire, les effets, Scève, par exemple, rime les deux dizains symboliques des « Flèches d’Amour », dont on ne saurait saisir le sens caché, si l’on ne se rappelle que, pour les alchimistes, l’or est un emblème solaire, et le plomb, un métal saturnien :

Le Forgeron vilainement erra,
Combien qu’il sût telle être sa coutume,
Quand à l’Archer l’autre trait d’or ferra,
Par qui les cœurs des Amants il allume.
 
Car épargnant, possible, son enclume,
Il nous submit à estimable prix
Pour mieux attraire, et, les attraits surpris,
Constituer en serve obéissance.
 
Mais, par ce trait attrayant Amour pris
Fut asservi sous l’avare puissance.
Bien peindre sut qui fit Amour aveugle,
Enfant, Archer, pâle, maigre, volage,
Car, en tirant, ses Amants il aveugle,
Amollissant, comme enfants, leur courage,
Pâles par cure et maigres par grand’rage,
Plus inconstants que l’Automne ou Printemps.
 
Aussi, ô Dieu, en nos cœurs tu étends
L’Amour par l’Or plaisant, chaud, attractif,
Et par le Plomb tu nous rends mal contents,
Comme mol, froid, pesant et retrainctif.

Au surplus, ces vingt vers sont comme imprégnés par le souvenir de Daphné, divinité élémentaire du laurier, sorte de sainte mélancolique et timide, que Scève choisit comme emblème de sa poésie nostalgique et de ses amours toujours évasives. On sait qu’elle s’élança dans une course mortelle, frappée par l’Amour d’un trait de plomb, alors que dans le cœur d’Apollon, qui la poursuivait, frémissait une flèche d’or :

Tu fuis, Daphnès, ardeurs Apollinées,
soupire Scève, qui se juge lui-même avec une ardeur attristée.

D’autres fois, refusant d’emprunter aux religions classiques leurs figures divines, il se transforme lui-même en personnage fabuleux, capable de réunir ses emblèmes ordinaires en un symbole confidentiel, d’essence infernale et nocturne, dont sa « présence personnelle » accroît l’effet ; témoin cette stance, qui compte parmi ses chefs-d’œuvre :

Le jour passé en ta douce présence
Fut un serein en hiver ténébreux,
Qui fait prouver la nuit de ton absence
A l’œil de l’âme être un temps plus ombreux
Que n’est au Corps ce mien vivre encombreux
Qui, maintenant, me fait de soi refus.
Car, dès le point que partie tu fus,
Comme le Lièvre accropi en son gîte
Je tends l’oreille, oyant un bruit confus,
Tout éperdu aux ténèbres d’Egypte.

A juger de la « Délie » par ces quelques fragments, on estimera peut-être que rien n’égale son « abstraction » délibérée. Or il n’en est rien. Scève tremble toujours du désir de se joindre à l’ « Archétype », ou, si l’on préfère ce terme, aux « Idées ». Mais il n’oublie jamais que sa « Très sainte et sage Diotime », si elle présente et représente la charitable âme féminine du cosmos, n’en mène pas moins, sous le nom de Pernette du Guillet, une existence individualisée et charnelle. Il rend visite à sa mystique amie. Il débat avec elle de subtils problèmes de casuistique amoureuse. Il la morigène ; pour s’excuser aussitôt de ses impatiences. Et, ne dissimulant rien des incartades de sa chair et de son cœur, ni du décor lyonnais où se déroulent, dans la durée terrestre, les événements de sa passion, il se plaît, par honnêteté profonde, à insérer dans la « Délie », sans pourtant renoncer à son constant propos symbolique, le journal temporel et quotidien de son amour ; ce qui nous vaut de délicates idylles comme celle-ci :

Sur le Printemps que les Aloses montent,
Ma Dame et moi sautons dans le bateau
Où les Pêcheurs entre eux leur prinse comptent ;
Et une en prend, qui, sentant l’air nouveau,
Tant se débat qu’enfin se sauve en l’eau,
Dont ma Maîtresse et pleure et se tourmente.
Cesse, lui dis-je ; il faut que je lamente
L’heur du Poisson que n’as su attraper,
Car il est hors de prison véhémente
Où de tes mains ne pus on échapper ! [3]

Mieux encore : le poète prétend ne se confiner ni dans les services familiers de son amour, ni dans sa quête mystique ; mais reste attentif aux vicissitudes historiques de son époque.

La direction des Royaumes appartient, elle aussi, à l’ « Archétype », qui instruit et députe les Anges des nations, ces Puissances politiques. Scève peint leurs contestations et leurs luttes, quitte, pour garder l’unité de ton de ses poèmes, à les figurer par leurs correspondances héraldiques. Il s’applique, ainsi, à traduire l’histoire en une sorte d’apocalypse où s’agitent et vivent des emblèmes de blason. La mort du « Cerf Volant » (le connétable de Bourbon), qui, général au service de l’ « Autruche » (Autriche), périt au siège de Rome de la main de Cellini, lui inspire les vers suivants :

Le Cerf volant aux abois de l’Autruche
Hors de son gîte, éperdu, s’envola.
Sur le plus haut de l’Europe il se juche,
Cuidant trouver seurté et repos là,
- Lieu sacre et saint, - lequel il viola
Par main à tous profanément notoire.
Aussi, par mort précédant la victoire
Lui fut son nom insignément playé,
Comme au besoin pour son loz méritoire
De foi semblable à la sienne payé.

Comment s’achève cette « Délie », poème gnostique, poème d’amour humain, poème d’ésotérisme héraldique, qui se joue sans se dénouer sur la scène de trois mondes, obscurcis par une forêt de symboles ? C’est un pathétique pressentiment de la dissolution du corps qui le conclut. Le lien charnel de Scève à la terre a été lentement usé par tant de morts mystiques constamment « renovellées ». Avec sérénité, le poète attend l’heure où, passant le portail ténébreux du trépas, il baignera soudain dans la triple lumière de l’ « Archétype ». Le dizain qu’on va lire exprime la paix intérieure d’un myste de la « Haute Science », dont les regards sont enfin descellés :

Rien, ou bien peu, faudrait pour me dissoudre
D’avec son vif ce caduque mortel ;
A quoi l’Esprit se veut très-bien résoudre,
Là prévoyant son corps, par la mort, tel
Qu’avecques lui se fera immortel
Et qu’il ne peut que pour un temps périr.
Doncques, pour paix à ma guerre acquérir,
Craindrai renaître à vie plus commode ?
Quand, sur la nuit, le jour vient à mourir,
Le soir d’ici est Aube à l’Antipode.

Sur cette terre, Scève, par son talent poétique, a tiré

... son Eurydice
Hors des Enfers de l’éternel oubli ;

dans cette aube-là, il la retrouvera pour la perpétuelle fête d’une active éternité, et s’unira à elle, qui se sera confondue avec l’ « Archétype »,

Outre le ciel amplement long et large.

Mais Scève ne meurt pas. C’est Pernette du Guillet qui, ayant consumé toutes les sombres flammes de sa vertu, s’éteint, le 17 juillet 1545, un an après la publication de la « Délie ».

Scève aspire à la rejoindre. Mais sa dévotion à l’ « Archétype », qui maintient, prolonge, perfectionne l’Univers, l’empêche de se livrer à la morose délectation du suicide spirituel. Il conçoit même le projet d’écrire les gestes, que l’infatigable Trinité accomplit, en déléguant ses pouvoirs à son substitut terrestre : l’homme.

C’est ainsi qu’il se met à écrire scrupuleusement le Microcosme, qu’il publie en 1562. Fidèle à ses préoccupations arithmosophiques, il veut que cette ample composition comprenne trois chants de mille vers chacun et s’achève par un tercet monorime : soit, en fout, trois mille trois vçrs. Ce qui signifie, qu’après avoir célébré la multitude de formes que prend, dans le cosmos, le travail de l’ « Archétype », (Trois-Mille), Scève n’oubliant point son initiation par Délie, demeure fidèle à son idéal et ne rêve qu’à la conclusion posthume de sa vie dans la gloire trinitaire (Trois), dont persistera l’ardeur créatrice, même quand l’âge actuel du monde, par la réintégration de tous les hommes, sera révolu.

Malgré la précision de son plan gnostique, le Microcosme ne saurait guère satisfaire la curiosité des enfants de la « Haute Science ». Scève y loue le génie industrieux de l’homme. Il en narre les prouesses. Il suit l’opinion de docteurs, alors révérés, aujourd’hui peu connus, tels que Pierre le Mangeur, Vincent de Beauvais, Polydore Vergile. Il ne s’attarde guère à scruter le grand et les petits arcanes du monde ; mais, ayant résumé l’histoire de la civilisation mécanique, il la complète fâcheusement par un exposé, trop minutieux, des disciplines du « Quadrivium » et du « Trivium », qu’il emprunte presque textuellement à la Margarita Philosophica, traité du scolastique humaniste allemand Gregor Reisch.

Cependant, sans que Scève daigne le prévoir, le Microcosme oriente vers de nouveaux domaines certains gnostiques qui le lisent. Ils tentent, à leur tour, d’éclaircir et d’illustrer les traditions des origines. La ferveur avec laquelle les grands initiés occidentaux méditaient le mystère d’Adam commençait à s’atténuer. L’exemple de Scève la ravive en eux. Qu’est-ce, en effet, que le Microcosme, sinon une épopée adamite ? Dans le cadre d’une vision prophétique du père et de l’éducateur des hommes, Scève place le tableau des efforts de ses descendants, qui restituent le monde à son intégrité primitive, rouvrent, en quelque sorte, le Paradis fermé, et sont finalement admis, pour prix de leur peine, dans l’intimité du commerce divin.

De plus, par la nécessité du thème qu’il traite, Scève se voit contraint à donner son avis sur certaines questions qui divisent les sages : ainsi contribue-t-il, indirectement, aux œuvres de la « Haute Science ».

Beaucoup d’érudits de son temps supposent, par exemple, que la langue juste, dans laquelle Adam s’exprimait, tout en cultivant l’Eden, est l’hébreu. Il affirme, au contraire, que la chute a effacé de l’esprit d’Adam toute notion de cet idiome divin, dont l’hébreu, comme tous les autres langages humains, ne garde plus aucune trace. Voici en quels termes il peint la scène de consécration sacerdotale, où Adam nomme les créatures et leur donne participation à l’excellence médiatrice de, son esprit :

Ce Microcosme vif, en sa pure innocence,
Pure simplicité, sans art et sans science,
Sans parole formée en langue à bien parler,
Et sans ouïe voix résonnante par l’air,
Ne sachant que son Dieu qui, en Dieu, le forma,
En langage de Dieu tous ces brutaux nomma,
Selon le propre nom de leur propre nature.

On voit qu’il s’agit là d’une communication silencieuse, immédiate, ineffable, avec Dieu et avec les créatures, et non pas même du traditionnel « Langage des Oiseaux », sur lequel aimait à disserter Savinien de Cyrano.

Après l’éviction du Paradis, cette langue intuitive et métaphysique est remplacée par une langue raisonnable, dont l’articulation trouve dans le souffle un appui impondérable, mais matériel. C’est ce que marque fort bien Scève, lorsqu’il peint Adam, qui, portant des fruits divers à sa femme nouvellement accouchée,

... de son gré les nomme
Non plus de nom divin, ains en langage d’homme.

Scève pose également le problème du peuplement du monde et de la répartition des nations, que la « Haute Science » s’est, de tout temps, acharnée à résoudre. Mais il n’y prend qu’un plaisir de géographe historien et ne cherche pas à déterminer les lieux où furent établis les premiers centres initiatiques. Il assigne, pourtant, la Bactriane comme domaine à Geter-Zoroastre, fils d’Aram, fils de Sem, et premier des Mages ; et la Gaule à Gomer, fils de Japhet et père des Druides. Il attribue même à la « Haute Science » de ceux-là un caractère si sacré, qu’il se plaît à représenter le Microcosme, emblème de l’humanité en migration, prononçant une oraison à l’ « Ange » de la Gaule et observant une attitude rituelle, dont.on appréciera le caractère magique :

Lui, du pas descendu, et sa monture entrée
En si noblement riche et heureuse contrée,
Les bras haut étendus, à haute et pleine voix,
De région si sainte invoque, par trois fois,
Son Ange tutélaire, et de fleuves fluides
La salue arrosée, et sage en ses Druides.

Rien ne se rapporte plus, dans le reste du Microcosme, aux habituels soucis de la « Haute Science », sinon une invective, d’ailleurs classique, contre les abominations de la « Goétie ».

Ayant complété le récit d’une initiation, douloureusement parfaite, par un acte de foi dans la future victoire ouvrière de l’homme, Scève s’efface. On ignore l’endroit et la durée de sa retraite finale. Au moment où il disparaît, la constellation des Pléiades, ceignant Ronsard d’une couronne de feux, brille d’une splendeur dominatrice à l’horizon poétique.

La gnose de Pierre de Ronsard

Ronsard a possédé des dons médiumniques exceptionnels. Il naît d’autre part sous l’influence de Saturne. Il hume dès l’enfance le parfum musical des solitudes. Il est

Farouche, soupçonneux, triste et mélancolique.

Il provoque continuellement l’apparition d’intersignes, quel que soit le milieu où il s’installe. Victime de l’ambition qui lui fait, un jour, s’écrier :

Rempli d’un feu divin qui m’a l’âme échauffée,
Je veux, mieux que jamais, suivant les pas d’Orphée,
Découvrir les secrets de Nature et des Cieux,

non seulement il sait interpréter les avertissements que le cosmos prodigue vainement aux profanes, mais suscite sans cesse des présages qui l’instruisent et le terrifient.

Certaines créatures lui sont antipathiques. L’approche du Chat, fétiche des Egyptiens et compagnon des sorcières [4], le jette dans un trouble désastreux :

Homme ne vit qui tant haïsse au monde
Les Chats que moi d’une haine profonde :
Je hais leurs yeux, leur front et leur regard ;
En les voyant, je m’enfuis d’autre part,
Tremblant de nerfs, de veines et de membre.

Glissant dans l’ombre d’une nuit funeste, un chat se faufile à ses côtés,

Cherchant le mol d’un plumeux oreiller.

Il ne se sent plus de crainte. Voici comme il conte la suite de l’aventure :

Le Chat cria d’un miauleux effroi.
Je m’éveillai, comme tout hors de moi,
Et, en sursaut, mes serviteurs j’appelle.
L’un allumait une ardente chandelle ;
L’autre disait que bon signe c’était,
Quand un Chat blanc son maître reflattait ;
L’autre disait que le Chat solitaire
Était la fin d’une longue misère.

Mais Ronsard n’accepte pas les consolations de ces ignorants, Sa prédestination astrale lui interdit de se leurrer :

Et lors, fronçant les plis de mon sourcil,
La larme à l’œil, je leur réponds ainsi :
Le Chat devin, miaulant, signifie
Une fâcheuse et longue maladie...

De fait, affirme-t-il,

... onze mois sont passés
Que j’ai la fièvre en mes membres cassés.

D’ailleurs, la mort inopinée d’un laurier [5], plante solaire dont les poètes mâchent les feuilles pour s’imbiber d’un poison apol-linien, lui avait précédemment annoncé de longues souffrances. Présage que réitérait bientôt la terrible agonie d’un de ses gens qui, la tête écrasée par une ruade, appelait son maître au secours : « Signe qui n’était bon, déclare Ronsard,

Car je pensai qu’un malheureux esclandre
Devait bientôt dessus mon chef descendre. »

Mais Ronsard n’est point seulement accablé de prémonitions par une cruelle providence : dès son adolescence, il a l’âme assombrie par une vision directe du monde des « Daimons » (c’est ainsi que, pour des raisons étymologiques, il orthographie ce mot). Paracelse s’escrimait contre eux de sa lourde épée consacrée. Jean-Jacques Trivulce, touchant à son heure dernière, tira, au témoignage de Rabelais et de Brantôme, sa flamberge pour les écarter. De même, Ronsard, d’accord avec toutes les traditions magiques, use du pouvoir des pointes et des lames afin de se défendre contre leurs assauts. Il écrit que les « Daimons »,

... craignent les couteaux,
Et s’enfuient bientôt s’ils voient une épée,
De peur de ne sentir leur liaison coupée.
Ce que souventes fois j’ai de nuit éprouvé ;
Et rien de si certain contre eux je n’ai trouvé.

Il a, d’ailleurs, acquis précocement une telle certitude. Jeune amoureux en bonne fortune, il traverse, aux environs de minuit, embrasé par tous les feux d’une première passion, la campagne vendômoise. Tout à coup, il se voit entouré par cette « Mesnie-Hellequin », par cette « Chasse-Sauvage », qui hante, aussi, les vergers tourangeaux sous la conduite de l’archidiable Hugues. Ce n’est pas, au reste, ce dignitaire infernal qui mène la bande de veneurs avec laquelle il a maille à partir, mais le spectre d’un vieil usurier, aux bons offices duquel il a, sans doute, eu recours naguère. Ronsard, non sans ingénuité, précise :

Une tremblante peur me courut par les os ;

et poursuit :

Si fussé-je étouffé d’une crainte pressée
Sans Dieu qui, promptement, me mit en la pensée
De tirer mon épée, et de couper menu
L’Air, tout autour de moi, avecques le fer nu.
Entouré d’une spirale protectrice il brise leur attaque et échappe à leurs grossières tentatives de séduction.

Mais cette pénible aventure lui permet de mesurer son pouvoir et de consacrer les effets de son étrange tempérament, qui les attire comme un charme. Il en demeure obsédé. Il étudie avec passion les mémoires de l’Académie Florentine. Il se range aux principes généraux de leur gnose. Il s’accorde à leurs théories démonologiques. Tandis que Cornélius Agrippa, dans sa Philosophie occulte, reproduit ces dernières en les enrichissant de notions kabbalistes, Ronsard, qui tient par de fortes attaches à la paysannerie, leur mêle tout ce trésor d’observations mystérieuses, sur lequel se fonde la sagesse populaire. Il emprunte des thèmes aux Florentins, des dictons aux sorcières vendômoises, des motifs à sa fatale expérience quotidienne, pour se construire une gnose poétique du monde, assez analogue à celle que, dans la seconde moitié du seizième siècle, les paracelsistes révèlent à la France, malgré la résistance farouche des universitaires.

Cette gnose est nettement démoniaque. On ne peut l’analyser commodément, car Ronsard ne s’explique jamais sans réticences sur la nature des « Daimons », auxquels il confie, sous la surveillance de quelques « Archontes », la direction des formes du cosmos. Tâchons cependant de surprendre la vérité de sa pensée.

L’orthodoxie romaine, à laquelle il porte une apparente révérence, la gêne, lui qui gère un bénéfice ecclésiastique, avec une exacte piété, soulagement de ses dégoûts. C’est que l’Eglise ne reconnaît que deux catégories d’esprits : les Anges et les Diables. Or Ronsard, par intuition, par tradition, par érudition, discerne, derrière la tenture des phénomènes, la présence de ces entités que, depuis, l’on a nommées « Esprits Elémentaires ». Il ne leur attribue pas une essence angélique. Car comment, exempts de tout corps, pétriraient-ils la lourde matière plastique du monde ? Il se refuse à voir en eux des suppôts de Satan. Car, si certains le déconcertent, voire le torturent, par leur malice, d’autres le séduisent par leur complaisance et leur gentillesse. Pour résoudre toute difficulté, il incline à supposer qu’animaux supérieurs, plus déliés et plus alertes que l’homme, ils ont été créés en même temps que les éléments qu’ils régissent, tout en participant, d’une façon difficilement concevable, à la béatitude de l’éternité divine. Il s’ensuivrait qu’ils ne sont ni Diables ni Anges... Ici Ronsard craint de penser ce qu’il pense. Il entend déjà mugir le Minotaure inquisitorial. Et quittant provisoirement le dangereux labyrinthe de son raisonnement, il a la coquetterie de résumer les opinions courantes sur les mœurs des « Daimons » et leur origine. Il espère, à la faveur de cet exposé, insinuer, sans danger, sa conviction dans l’âme de quelques lecteurs intelligents.

Suivant certaines autorités, il déclare, tout d’abord, que Dieu a voulu faire d’eux des citoyens de l’air,

... à celle fin qu’il n’y eut point de lieux
Vagues dans l’Univers, et selon leurs natures,
Qu’ils fussent tous remplis de propres créatures.

Il semble donc les distinguer des Anges et des Diables. Mais, inquiet de son audace, il se reprend aussitôt, et leur concède le privilège d’immortalité, ce qui les rapproche des Diables et des Anges. Mais il leur attribue, reprenant courage,

... un corps léger,
L’un de feu, l’autre d’air...

Or, l’Eglise regarde les Diables et les Anges comme incorporels. Les « Daimons » sont-ils donc différents d’eux ? Mais, attentif à ne pas donner prise au soupçon d’hérésie, Ronsard se met bien vite à disserter, de la façon la plus orthodoxe, sur le mécanisme de leur apparition, sans arriver, pourtant, à taire une horreur intime, qui pourrait lui donner, auprès des scrupuleux, un bien mauvais renom de possédé :

Et, lors, une grand peur va nos cœurs assaillant,
Le poil nous dresse au chef, et, du front, goutte à goutte,
Jusques à nos talons la sueur nous dégoutte.
Si nous sommes au lit, n’osons lever les bras,
Ni tant soit peu tourner le corps entre les draps.

Puis, poursuivant le cours de ses imprudences, quoiqu’il puisse alléguer les sentences de maints docteurs graves, il parle de la nourriture des « Daimons » assurant que

... le Sacrifice
Du sang des animaux leur est doux et propice.

Or quel théologien moderne se risquerait à prétendre que les Anges et les Diables aient besoin, pour subsister, de nourritures charnelles ? Enfin, sans précaution, emporté par sa témérité, Ronsard, n’ayant d’autre garant que le très suspect Psellos, insiste encore une fois sur l’originalité du corps des « Daimons » :

Ils sont participants de Dieu et des humains.
De Dieu, comme immortels, et de nous, comme pleins
De toutes passions : ils désirent, ils craignent,
Ils veulent concevoir [6], ils aiment et dédaignent,
Et n’ont rien propre à eux que le corps seulement.

Une telle conclusion ne convient-elle point à merveille, l’assurance d’immortalité exceptée, aux « Esprits Elémentaires », qui séduisirent, tour à tour, Paracelse et le comte de Gabalis ?

Conscient des censures qu’il encourt, Ronsard se dérobe encore une fois. Recherchant l’origine des « Daimons », il invoque implicitement l’assistance d’une série de savants dont nous ne dresserons point le fastidieux catalogue. Il prend un ton sceptique, destiné à égarer les soupçons. Il s’amuse visiblement. Les « Daimons » sont-ils des monstres, issus de l’union hybride des Anges et des femmes, dont témoigne la Genèse ? Servent-ils les desseins de Lucifer ? « Certes, répond l’Eglise, qui se rassure. » Mais, soudain, Ronsard, las de tant de tergiversations, qui lui paraissent indignes d’un gentilhomme, engage sa responsabilité :

Des hommes et de Dieu les Daimons aérins
Sont communs en nature, habitant les confins
De la terre et du ciel, et, dans l’air, se délectent,
Et sont bons, ou mauvais, tout ainsi qu’ils s’affectent.

Affirmer sereinement que les « Daimons » sont, parfois, bons comme les Anges, parfois pervers comme les Diables ! L’Eglise se récrierait volontiers devant une telle témérité, mais elle respecte en Ronsard l’un de ses plus zélés défenseurs contre la dépravation huguenote. Toujours opportuniste, elle se refuse à dénoncer comme hétérodoxe ce fléau de parpaillots. Ronsard rit sous cape. D’ailleurs, n’a-t-il pas bien brouillé son jeu et son Hymne des Daimons n’est-il pas un chef-d’œuvre d’astucieuse confusion ? Il faut attendre la fin du seizième siècle pour que le jésuite espagnol Delrio traite de « vana ratio » les propositions démonologiques de Ronsard et décide solennellement : « Daemones omnes quidem, immundi, et mali, hominibusque suni infesti. »

Répugnant à l’idée abstraite de loi naturelle, si contraire au génie concret de la Renaissance, Ronsard découvre dans ces « Daimons », qu’il a si obscurément définis, l’âme particulière des choses, et, pour ainsi dire, la personnalité des phénomènes. Il en fait les serviteurs, ou plutôt, les émanations individualisées de la nature. Afin de mieux désigner leurs offices particuliers, il leur donne volontiers le nom de divinités payennes, mais ne prétend pas exprimer ainsi leurs caractères spécifiques. Dryades, empuses, faunes, feux-saint-Herme, lamies, lares, larves, lémures, lucifuges, naiades, napées, néréides, nymphes, pans, pénates, phocydes, satyres, succubes et incubes, se dégagent de la nature et l’assistent dans sa tâche de répartition des germes.

Retraitant un mythe déjà popularisé par les alchimistes, Ronsard décrit ainsi leur travail (il visite le palais souterrain de la Nature) :

Là sont, d’âges pareils, cent jeunes jouvenceaux,
Beaux, vermeils, crêpelus, aux mentons damoiseaux,
Aux coudes retroussés, et cent Nymphes vermeilles,
Toutes d’âge, de face et de beautés pareilles,
Qui ont, l’un après l’autre, et en toute saison,
La charge et le souci d’une telle maison.
Ils portent en la main de grand’s cruches profondes.
L’une verse à longs flots la semence dés ondes ;
L’autre coule le plomb ; l’autre épuise du sein
Des antres de Pluton des rivières d’étain ;
L’autre les ruisseaux d’or ; l’autre affine le cuivre ;
L’autre le vif-argent qui veut toujours se suivre ;
L’autre cherche le soufre ; et l’autre est diligent
De fouiller les conduits du fer et de l’argent.
Là sont, dedans des pots, sur des tables, encloses
Avec leurs écriteaux les semences des choses
Que ces jeunes garçons gardent, à celle fin
Que ce grand Univers ne prenne jamais fin,
Les semant tous les ans d’un mutuel office,
Afin qu’en vieillissant le Monde rajeunisse.

Répartiteurs, et non créateurs, les « Daimons » sont soumis au ciel qui leur fournit la vigueur séminale dont ils disposent selon leur raison et, souvent, selon leur caprice. Elle coule par le canal des astres, qui la différencient d’après ses qualités. Aussi les « Daimons » se séparent-ils en autant de corporations qu’il y a de planètes. Chacun d’eux ne sème que les créatures, ne provoque que les phénomènes qui portent le signe d’une d’entre elles. Il est, en quelque sorte, cette signature vivante.

La source de cette énergie génératrice se trouve dans Dieu même. Non dans la « Déité sans mode », qui siège hors du temps, et dont Ronsard peut dire :

Tu es toute dans toi, ta partie et ton tout,
Sans nul commencement, sans milieu ne sans bout,

mais dans le Démiurge, qui se divise en hypostases, dont l’ensemble forme un divin Plérôme, et qui rappellent les « séphiroth » kabbalistes, quoique Ronsard nourrisse une constante méfiance à l’endroit de ces derniers.

Ce Dieu triple, Puissance-Amour-Paix, bat dans le sein du monde comme un cœur chaleureux. Il lutte contre « Discord », le principe négatif, qui rompt l’équilibre de ce vaste corps vivant. II est l’origine et le régulateur de la perpétuelle effusion d’influx stelîaires qui le vivifie, telle une circulation humorale où les « Daimons » tiendraient le rôle réservé aux esprits animaux dans l’organisme humain. Il maintient moite et tiède la chair du monde, grâce à

... un feu doux, et pareil
A celui qui se tient dans l’estomac de l’Homme.

Il prévient les maladies qui le menacent, guérit celles qui l’affligent. Il est non seulement le viscère central, le foyer de l’ardeur du monde, mais l’ « Ame » qui l’enveloppe. Aussi toutes les créatures ne sont-elles que ses accidents. Ronsard, avec une triste sérénité, écrit :

Dieu est partout ; partout se mêle Dieu,
Commencement, la fin et le milieu
De ce qui vit ; et dont l’âme est enclose
Partout, et tient en vigueur toute chose...
Des éléments et de cette âme infuse
Nous sommes nés. Le corps mortel, qui s’use
Par trait de temps, des éléments est fait ;
De Dieu vient l’âme, et, comme il est parfait,
L’âme est parfaite, intouchable, immortelle,
Comme venant d’une essence éternelle :
L’âme n’a donc commencement ni bout,
Car la partie ensuit toujours le tout.
Par la vertu de cette âme mêlée
Tourne le ciel à la voûte étoilée,
La mer ondoie, et la terre produit
Par les saisons herbes, feuilles et fruit...
Perles, saphirs, ont de là leur essence,
Et par telle âme, ils ont force et puissance,
Qui plus, qui moins, selon qu’ils en sont pleins :
Autant en est de nous, pauvres humains...

Pauvre Ronsard, il a cru que la « Haute Science » calmerait les angoisses démoniaques qui le torturent. Certes, elle lui peiTnet d’édifier une gnose grandiose. Mais celle-là, s’élevant avec une extrême logique architecturale, l’enferme comme une prison. Il voulait s’égaler aux divines Hypostases. Il se persuade qu’il n’est qu’un avorton de l’ « Ame du Monde ». Cette intuition averroïste, analogue à celle qui console la contemplation orientale, le désespère. Il voudrait, en bon européen, sauver à tout prix sa dignité ontologique. Il finit par soupirer :

Ah ! et en lieu de vivre entre les Dieux,
Je deviens homme à moi-même odieux,

et se répète l’invocation de l’Hymne de la Mort :

Je te salue, heureuse et profitable Mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort !

RÉMY BELLEAU ET LA GNOSE DES GEMMES

On a vu, par une précédente citation, comment Ronsard rapporte à l’action de l’ « Ame du Monde » la formation des pierres précieuses dans les entrailles de la terre. Ainsi adresse-t-il un encouragement discret à son ami Belleau. Ce dernier, à cette date (1561), prépare déjà ses Amours et nouveaux Echanges des Pierres précieuses. Poète trop scrupuleux, il ne les livre qu’en 1576 à l’impression.

Nous ne voyons plus aujourd’hui, dans ce charmant recueil de fables lapidaires, qu’un divertissement rhétorique, que le témoignage d’une virtuosité presque étourdissante. Nous oublions qu’il répond à une préoccupation commune à la plupart des hommes du seizième siècle.

Ceux-là croient à la vérité de l’astrologie. Mais ils sont certains que les planètes inclinent sans nécessiter. Aussi prennent-ils grand soin de corriger par des pratiques appropriées les mauvais aspects de leur thème natal. Suivant les prescriptions de Marsile Ficin, ils vivent dans des milieux composites, qui favorisent l’heureux développement de leurs facultés et opposent une sorte de barrière magique à l’influence néfaste de certains de leurs astres. Ils se baignent dans un rayonnement de couleurs choisies. Ils excluent de leur table tel ou tel mets signé d’une signature hostile. Ils ne hument que les parfums propres à maintenir la bonne économie de leurs humeurs. Enfin ils se parent de gemmes bénéfiques.

Ils ne considèrent point celles-là comme de simples concrétions cristallines à l’éclat plaisant. Ils voient en elles de parfaits condensateurs, qui retiennent et répandent les vertus d’une planète ou d’un luminaire déterminé. Ceux d’entre eux qui sont saturniens, ne portent, par exemple, que des pierres solaires, ne mangent que des aliments solaires, ne respirent que des arômes solaires. Ainsi atténuent-ils en eux les pénibles effets de Saturne.

Ils ne peuvent donc, tous, que vouer une vive reconnaissance à un écrivain assez docte et assez habile pour mettre en lumière un traité des gemmes savant et précis, mais plus attrayant à lire que les « propriétaires » médiévaux ou les « blasons » marotiques, dont, faute de mieux, l’on se contentait jusqu’alors.

Les Nouveaux Echanges sont une histoire gnostique des gemmes. Sous une forme mythique, en général très heureuse, Rémy Belleau y détaille les travaux auxquels se livre l’ « Ame du Monde » pour produire chacune d’entre elles, et pour assurer leur existence. Car, comme l’assure l’alchimie, elles naissent, vivent et meurent :

Même les pierres les plus dures,
Soient Rubis ou soient Diamants,
Sentent les cruelles morsures,
La force et la pince des ans.

Parfois, une goutte de semence céleste en dépose directement le germe dans le sein d’un animal vivant. C’est le cas de la perle :

Car, quand la saison plus gentille
A concevoir se rend fertile,
La Nacre s’ouvre et, promptement,
Cette gourmande créature,
Béant, reçoit la nourriture
De son perleux enfantement,
 
Qui vient de la douce rosée
Du grand Ciel, dont l’Huître arrosée
S’engrosse et s’enivre au matin...

Belleau poursuit :

Comme la Vierge, époinçonnée
Des chastes flambeaux d’Hyménée,
Brûle et meurt d’un ardent désir
D’apaiser l’ardeur de sa flamme,
Tout ainsi cette petite âme
Souhaite l’amoureux plaisir.

D’autres fois, l’ « Ame du Monde », sous la figure du soleil, souverain alchimiste, tire une pierre précieuse d’une plante à demi pourrie. Examinant un rameau de corail, Belleau s’exclame : .

Qui croirait qu’une herbe puante,
Dessous l’écume blanchissante
Ensevelie au fond de l’eau,
Sentant l’air, devînt pierre dure,
Empruntant la riche teinture
Des rais du céleste flambeau ?

Vers ce dernier, le poète fait monter cette invocation gnostique ambiguë, où la régénération du corps humain en corps glorieux est symbolisée par la métamorphose d’une algue :

Père qui, d’œillade féconde,
Fais engrosser la terre et l’onde,
Concevoir, produire et germer,
Et qui, par ta divine flamme,
Attiédis et réchauffe l’Ame
Qui vit sur terre et dedans l’air,
 
Regarde cette herbe empierrée,
Et, de ta lumière dorée,
Qui rougit de vive couleur,
Donne teinture à cette branche,
Et fais qu’elle, qui se voit blanche,
De ton feu sente la chaleur !

Parfois, enfin, la seule alchimie secrète d’une créature signée produit une gemme, témoin la « Pierre du Coq », la « Gemma Alectoria », que l’on extrait du gésier de ce volatile. Mais le plus souvent les pierres précieuses évoluent dans les replis de la matrice terrestre, selon des lois que les hermétistes savent formuler.

Elles restent toujours en correspondance avec les astres dont elles concentrent et diffusent les radiations subtiles. Cet accord vital n’est évident que pour ceux qu’éclaire une longue habitude des méthodes d’observation de la« Haute Science ». Pourtant, qui ne constate que la « Sélénite », comme la lune a des phases ?

Car si, dessous un air serein,
La Lune a le visage plein,
Cette pierre est pleine et entière ;
S’elle est en son croissant nouveau,
La pierre croît, enfle sa peau ;
Chute en décours, elle s’altère.

Ayant ainsi traité des « Echanges » d’où procèdent les gemmes Belleau, pour l’utilité de ses lecteurs, indique leurs propriétés. Il ne fait que transcrire les conclusions des Dioscoride, des Pline, des Marbode, des Albert Legrand, des Mande-ville, des Ficin, des Mathiole, des Cardan, mais parvient à rendre agréable leurs sèches énumérations. Voici deux des stances qu’il consacre au diamant :

Dirai-je la puissance forte
Qu’il a pour celui qui le porte
Pour se défendre et pour s’armer
Contre les ronds et les figures
Et les secrètes impostures
Des Démons, citoyens de l’air ?
 
Contre la cire charmeresse
Et la puissance enchanteresse
Qui, furieuse, nous poursuit ?
Contre les fourbes des Incubes,
Des Folletons et des Succubes,
Bourreaux compagnons de la Nuit ?

On imagine que Ronsard, déjà penchant vers le trépas, lut ces vers avec un plaisir mélancolique, et salua en Belleau le vulgarisateur délicat de sa gnose séminale du monde. Peut-être envia-t-il le constant optimisme de son disciple. Tandis que les leçons de la « Haute Science » ne font qu’exaspérer sa lassitude, elles inspirent à Belleau l’amoureuse joie des faunes que le printemps gonfle de suc.

La gnose de Guy Le Fèvre de la Boderie

La kabbale n’a guère séduit les poètes dont nous avons tenté, jusqu’ici, d’exposer la gnose.

Scève en connaît évidemment la théodicée. Mais il ne lui emprunte que peu de traits, quoique, peignant sur la fin du Microcosme, l’homme parvenu au dernier période de son développement, il le montre

Attestant en nombrant le nombre du nombre.

Ronsard n’ignore rien des aventureuses spéculations de Guillaume Postel, le plus grand des kabbalistes occidentaux, le continuateur génial de Pic de la Mirándole et de Reuchlin. Mais il les réprouve et n’y découvre que les chimères d’une « vaine science » qui trouble stérilement la « simple conscience ».

Belleau, néoplatonicien limpide, qui, lorsqu’il paraphrase la Bible, évite foutes les séductions de l’exégèse allégorique, ne saurait admirer l’art obscur et fulgurant du « Zohar ».

Il appartient à un curieux homme, Guy Le Fèvre de la Boderie, de critiquer leurs travaux, et de les parfaire, grâce à la kabbale.

Plus connu des spécialistes sous le nom latinisé de « Boderianus », il n’a rien d’un amateur mondain. Dès sa jeunesse, il se consacre à l’étude de l’antiquité et de la philosophie juives. Il sait l’hébreu, le chaldéen, le syriaque, l’arabe, le grec, le latin. Il collabore à la célèbre « Bible polyglotte » d’Anvers. Il croit que Dieu l’a mandaté pour déchirer le voile des vérités divines dont certains membres de l’école lyonnaise, certains compagnons de la Pléiade ont soulevé le bord inférieur avec timidité. Ces vérités sont celles de la kabbale chrétienne, où Postel excella,

Postel, qui a le rond du monde environné
Et des Arts la rondeur, qui a vécu deux âges,
Et des peuples divers su les divers langages.

Scève, qui ignore le sens ésotérique des Saintes Ecritures, ne voit dans l’homme qu’un « microcosme ». Certes, il n’a pas tort. Mais la kabbale enseigne que Dieu a présenté, par figure, au peuple élu, le type de l’homme et qu’il suffit d’observer les détails de ce symbole matériel pour comprendre sa nature cachée. L’homme, en effet,

N’est rien que le Portrait du luisant Tabernacle
Où la gloire de Dieu recèle son Oracle.

Scève a donné un bref aperçu du peuplement du monde après la confusion de Babel. S’il s’était appliqué à rechercher les racines hébraïques de toutes les langues modernes, s’il avait, en particulier, analysé leurs toponymes, il aurait obtenu des résultats précieux et sûrs. Gomer, ancêtre des Français, laisse son souvenir persister dans des noms tels que celui de

... Montgommery,
Gomérigue cité, dont les vieilles murailles
Ou fossés d’alentour nous servent d’antiquailles.

De même, toutes les guildes d’Europe tirent leur origine d’un patriarche éponyme. Ce que l’étymologie permet de constater facilement. Il est évident que les « Lansquenets » sont issus d’ « Askenas », fils de Gomer et vaillant guerrier.

Scève borne aux colonnes d’Hercule les migrations de Gomer et de sa race. Pourquoi omet-il de mentionner la découverte de l’Amérique ou « Atlantide », mise

... en évidence
Sous Atlant le Gaulois, le plus sage pilote
Qui fit oncque voguer les galères en flotte ?

Scève cite deux des lieux prédestinés d’où les enseignements de la « Haute Science » se répandirent par toute la terre. Boderianus compte douze « Patriarcats » primitifs. Le nombre Douze symbolise le fonctionnement harmonieux de l’ensemble cosmique [7]. L’un se situe en Extrême-Orient, l’autre en Tartarie, le troisième à Jérusalem, le quatrième à Moscou, le cinquième à Venise, le sixième à Paris, le septième au Maroc, le huitième en Chaldée, le neuvième près du Cap de Bonne-Espérance, le dixième en Ethiopie, le onzième au Pérou, le douzième au Mexique. On voit, par cette liste, que Boderianus unit dans une même vénération les traditions asiatique, européenne, atlantéenne et chamitique.

Scève ne se préoccupe pas de la vocation spéciale que Dieu adresse aux quatre parties du monde connues par les géographes du seizième siècle. Boderianus associe chacune d’entre elles à l’une des lettres du Tétragramme divin :

L’Entendant éternel s’est consacré l’Asie (Iod) ;
L’Éternel entendu à l’Europe choisie (Premier Hê) ;
Et sous l’Entendement divin et éternel (Vau)
D’Afrique le terroir a été solennel ;
Mais au moteur mobile appartient l’Atlantide (Second Hê),
Le dernier élément de la grand’Tétractyde.

Nous ne commenterons point ces attributions, dont on admirera la pertinence.

Ronsard fait débuter sa gnose par des recherches sur le nombre et la nature des « Esprits Assistants ». Scève peint le Micocosme priant, les bras levés, l’Ange tutélaire de la Gaule. Ni l’un, ni l’autre ne savent leurs vrais noms. Leur science demeure donc inutile. Pourquoi n’ont-ils pas mieux lu la Philosophie occulte de Cornélius Agrippa ? Boderianus, reprenant Scève, déclare :

L’Archange, qui régit celle part du haut ciel
A qui Gaule est soumise, est dit Zarfatiel,
Lequel a dessous soi maints courriers et maints Anges,
Des peuples gardiens et des Cités étranges.
Et à ceux-là Magus, par ses vœux, départit
Les villes et Cités qu’en la Gaule il bâtit,
Ensuivant le mystère et doctrine celée
Qui, lore, de père en fils, leur était révélée.

Notons en passant que cette « doctrine celée », dont Magus-Magog, fils de Japhet et frère de Gomer, a possédé la plénitude, après plusieurs révolutions, revient au seizième siècle à son origine. Boderianus ne doute pas un instant qu’il ne soit le digne successeur de ce patriarche, primat et hiérophante de Gaules.

C’est ce qui lui donne la confiance en soi nécessaire pour oser critiquer Ronsard dont le génie littéraire l’éblouit. Ronsard, certes, a bien discriminé les fonctions multiples de l’ « Ame du Monde ». Aussi ne craint-il pas de paraphraser d’abord ses méditations gnostiques, écrivant :

C’est la force et vigueur éparse en l’Univers,
La cause du repos et mouvements divers,
Qui d’ordre si certain est conduite et menée,
Qu’en l’inconstance même elle semble ordonnée.

Mais, méprisant malheureusement la kabbale, Ronsard n’a pas compris que cette « Ame du Monde » n’est, au total, que « La Gloire de Dieu en Exil ». Assurément cet « Ouvrier parfait »

Est étendu partout et clos en nulle part,
Si subtil et si pur...

toutefois, reflet chatoyant de la Divinité,

... jamais, à nos yeux,
Sa Gloire n’apparut épandue en tous lieux,

ainsi ne pourrons-nous clairement concevoir l’ « Ame du Monde », que lorsque nous serons transcendés par son pur éclat, c’est-à-dire, lorsque nous contemplerons Dieu face à face.

Ronsard, de même, à juste titre, estime que les astres transmettent l’énergie céleste au monde sublunaire. Mais il a le tort d’en restreindre l’effet à la seule génération des créatures : elle les produit, il est vrai ; mais c’est pour les nimber d’une influence directement émanée du monde intelligible. Lorsque Noé-Noach, fondateur de l’astrologie kabbalistique,

Sous les signes du Ciel et, leurs douze Génies
(Eut) séparé la terre en douze colonies,

il en usa de la sorte pour qu’elles se développent selon les normes divines,

Par les douze maisons du Zodiac visible
Comme par des canaux du Monde intelligible
Recevant l’influence...

Ronsard, sans trop rechigner, accepterait sans doute d’assigner aux constellations zodiacales un rôle en partie intellectuel. Mais il ne pourrait, par défaut d’information, que méconnaître la véritable nature de ce « Zodiac visible », qui n’est que l’analogie lumineuse des sphères invisibles auxquelles Dieu a remis la souveraineté absolue du cosmos.

Quelle est donc l’essence de ces dernières ? Boderianus les nomme « sfires sphérales », ce qui nous apprend que, pour la commodité de son exposé, il compare, métaphoriquement, à des sphères astrales, afin de les intégrer au système de Ptolémée, les « Séphiroth » des kabbalistes.

On sait que celles-là sont les aspects que prend « Aïn-Soph », Dieu-en-Soi, dès qu’il se dégrade en création. Ces aspects ne sont pas des schémas, mais des réalités individualisées, si bien que l’on peut les appeler, sans les trahir, « Esprits ineffables du Dieu vivant ». Elles composent un arbre symbolique, désigné parfois sous le nom d’ « Adam-Kadmon », qui représente le progrès de l’univers, et, d’un certain sens, l’univers lui-même. En transformant ce symbole végétal en image ptolémaïque, Boderianus fait preuve d’une utile originalité.

Il manifeste encore cette dernière en christianisant délicatement la description qu’il tente des « Séphiroth ». Voici comment il célèbre « Malcuth », germe du monde et fin de tout :

Tantôt elle est le Règne, et, tantôt, on l’appelle
La Pierre de Saphir, l’Épouse toute belle,
Le Puits des vives eaux, et la profonde Mer
Où fleuves et ruisseaux se viennent abîmer ;
La Terre des Vivants, et le Livre de Vie,
De Science le Bois, dont l’homme eut trop d’envie,
La Reine des Oiseaux, Aigle de Dignité,
Et l’Habitation de la Divinité.

« Geburah », qui est aussi « Din » et « Péchad » inspire à Boderianus ces accents :

La sixième s’appelle et Force et Vérité,
Aquilon, Jugement, Mérite ou Purité ;
Elle s’affuble encor de Trémeur et de Crainte,
Le Symbole d’Isaac qui en eut l’Ame étreinte,
Isaac supérieur portant le propre bois
Dont l’ardent feu d’Amour le brûla sur la Croix.

Le christianisme ésotérique, dont on découvre l’empreinte sur ces trois derniers vers, incite Boderianus à trouver dans « Binah » féminité intelligente, le pré-figuratif de la Vierge Marie. Il nomme cette « Séphirah » :

La Fontaine et Surgeon qui d’Eau-de-Vie arrouse
Le blanc mont du Liban d’où doit venir l’Épouse.

Enfin, laissant emporter son âme par un mouvement spéculatif, analogue à ceux de toutes les mystiques intellectuelles d’Orient et d’Occident, Boderianus abîme toutes les « Séphiroth » dans la lucide obscurité de la première d’entre elles, « Kether », la Couronne, qu’il appelle aussi le Rien, ce qui ne laissera pas d’étonner les kabbalistes orthodoxes :

Mais celui qui, dans soi, les autres environne,
Se nomme l’Orient, le Rien et la Couronne.

Scève, pour avoir reçu la grâce de « Binah », se débarrasse de la chaîne de l’être. Ronsard ne réussit pas à dépasser le ciel des étoiles fixes. Boderianus, lui, n’expose sa gnose cosmique que pour la dédaigner aussitôt. A peine a-t-il dissous les « Séphiroth » dans le Rien, qu’il veut quitter ce Rien encore substantiel pour s’unir sans médiateur à « Aïn-Soph », l’Ancien des Ages. Il décrit avec toute la compétence d’une expérience personnelle l’état des kabbalistes « ravis du feu de l’Amour des Amours », c’est-à-dire parvenus au septième degré de l’extase. Il place la conclusion de son enquête et de sa quête sous l’invocation de saint Jean, maître de la kabbale chrétienne, et lui dédie ces vers ardents, qu’un mot, rendu comique par l’ironie d’Henri Monnier, gâte un peu aujourd’hui :

Et, bref, le vierge Esprit, en cœur et en corps vierge,
De la maison de Dieu Secrétaire et Concierge,
En l’île de Pathmos, par ce septième trait
Sur le temps envolé et hors du lieu abstrait,
Vit, dedans son Amant dont il se sentait tordre,
Et l’ordre des Élus et de tous siècles l’ordre.

Grâce à la science et à la ferveur de Boderianus, la poésie gnostique française du seizième siècle, admirable synthèse d’éléments empruntés à la plupart des traditions théosophiques du monde, atteint une limite conceptuelle qu’elle ne dépasse plus.

LA GNOSE ALCHIMIQUE

A part, peut-être, Belleau, les écrivains dont nous avons rapporté les intuitions cosmiques, semblent n’avoir jamais fait état des thèses de l’alchimie avec le sérieux qui convient. Ils ont dû sourire à la lecture des nouvelles XIII et XIV du piquant Bonaventure Des Periers qui, tantôt, équivoque sur le mot d’Alchimie et feint de le prononcer « Art qui mine » ou « Art qui n’est mie », tantôt en compare les adeptes à cette paysanne imprudente que La Fontaine nomme Perrette, tantôt les livre à la malice des « Gobelins », gens curieux d’empêcher la fabrication d’un « Magistère » qui les réduit à la passivité.

Ronsard dépeint quelque part un « Artiste » qui
 
Souffle en deux jours le meilleur de son bien,
 
et traite son propos de « folle entreprise ». Scève respecte l’ascèse de celui qui demeure penché sur un fourneau,
 
Espérant, curieux, de pouvoir réussir
A son tant difficile et cherché Élixir,

mais accorde plus de valeur aux compositions de la chimie ouvrière, qu’à ces décevantes et périlleuses pratiques. Belleau, quoique bien informé, se déclare partisan d’un aristotélisme un peu scolaire. Bref l’alchimie ne jouit, auprès de ces poètes, que d’une mince faveur.

Les raisons d’un tel décri sont patentes. Au début du quatorzième siècle, le pape Jean XXII fulmine contre l’ « Art Royal » la terrible bulle « Spondent Pariter ». Sur la fin de sa vie, Cornélius Agrippa, lassé de tout et même de connaître, l’accuse d’être le meilleur auxiliaire des batteurs de fausse-monnaie. Le paracel-sisme, coupable d’administrer au corps humain des remèdes minéraux, achève de la discréditer : il laisse présumer aux profanes qu’elle permet de machiner de véritables attentats contre la santé publique. Condamnée par un pape, vilipendée par un théosophe, combattue par les médecins officiels, comment l’alchimie peut-elle occuper longtemps des personnages aussi soucieux de leur sécurité sociale que Belleau, Ronsard ou Scève ?

Il faut, de plus, noter qu’ils la méprisent comme une doctrine archaïque et passablement désuète. La Renaissance des lettres, des sciences et des arts ne la perfectionne en rien. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’esprit humain, on la découvre toujours pareille, toujours fondée sur les mêmes principes. Nulle découverte n’arrive à obtenir de cette opiniâtre qu’elle modifie ses procédés. Alors que la résurrection des civilisations grecque et latine renouvelle la notion même de l’homme et lui restitue sa force, n’est-ce pas une pitoyable dérision de voir des solitaires, barbouillés de suie, tenir le même langage que de sourcilleux sages gothiques comme Arnaud de Villeneuve, Raymond Lulle, ou Nicolas Flamel ?

Non, ce n’est pas une dérision. Ronsard, Scève, Belleau, voire sans doute cette merveille de sympathie spirituelle qu’est Bode-rianus, ignorent que l’alchimie n’est pas une simple technique, mais une religion à mystères, héritière de la secte d’Hermès, et qu’elle ne cessa, durant tout le moyen âge, de soutenir l’ardente nostalgie de certaines âmes, que n’assouvissaient point le catéchisme et le rituel romains. Cette religion repose sur des bases dogmatiques si fermes que rien ne peut les ébranler. C’est cette immutabilité qui vexe et dépite ceux de l’école lyonnaise et ceux de la Pléiade.

La gnose alchimique est à la fois une mystique et une pratique. La « Pierre Philosophale », ou « Elixir », ou « Magistère » régénère matériellement les métaux imparfaits, et, spirituellement, l’âme à laquelle elle procure le salut. L’âme de l’alchimiste, tandis qu’il surveille dans l’ « Œuf Philosophique » (globe de cristal soigneusement fermé) la cuisson du « Compost » (mélange embryonnaire d’où naîtra la « Pierre ») passe en effet par les épreuves d’une lente initiation. De même que, dans l’ « Œuf », le « Compost », matière séminale, pâlit, noircit et meurt, pour ressusciter à l’extrême de la gloire, de même l’âme de l’ « Artiste » est percée par la souffrance et plongée dans les ténèbres du trépas, avant de renaître dans le jour vermeil de la plus haute connaissance unitive. Dans un poème écrit en moyen français, l’alchimiste reçoit de la nature cette promesse précise :

Mais puisque tu entends raison,
Je te veux donner un bel don
Par lequel, si tu veux bien faire,
Tu pourras Paradis acquerre,
Et, en ce monde, grand’richesse.

Pénétrer dès cette vie dans le rayonnement du Paradis intérieur, répandre à profusion les richesses matérielles d’une inépuisable charité, tel est le double but de tous les alchimistes. Dans leurs poèmes, ils décrivent, en rivalisant d’ingéniosité, les étapes de la voie opérative et mystique qu’il leur faut suivre. Ils sont soutenus, d’ailleurs, dans leurs tracas, par la communion d’une Eglise restreinte dont les membres se réunissent, pour s’instruire mutuellement de leurs progrès, chaque vendredi, sous le portail de quelque sanctuaire gothique, où d’anciens adeptes ont gravé les symboles du « Grand Œuvre ».

La suite et le nombre de ces étapes sont fixés par une tradition rigide. Sous le pontificat de Léon X, au début du seizième siècle, un Italien, Augurelli, célèbre poète néo-latin, en a donné une description canonique, synthèse des textes les plus vénérables de l’alchimie. Il l’intitule « Chrysopœia », que l’on traduit en français par « Chrysopée » ou « Facture de l’Or ». Elle connaît un succès européen. Les « Artistes » français, dont les poèmes nous occupent, s’y réfèrent sans cesse, soit qu’ils se reportent au texte original, soit qu’ils compulsent sa version française, pauvrement rythmée et rimée par l’honnête François Habert, ce niarotique attardé. Nous citerons cette dernière, tout en déplorant son impardonnable prosaïsme.

La « Chrysopée » débute par une série d’invocations à des divinités banales. Mais chacune d’entre elles est réduite par l’artifice du poète à la simple et considérable valeur d’un signe alchimique. Voici Phébus, semence de l’or vivant qui, sous l’influence des astres, mûrit dans les entrailles de la terre. Voici la Lune,

... pour laquelle aussi la Terre s’ouvre
Pleine d’argent...

Voici Mercure, esprit rectifié du vif-argent :

... sans cesser, d’une source et pure eau
En ta faveur distille un clair ruisseau
Que nous voyons l’Argent-Vif te produire,
Très suffisant de souder et conduire
Le fondement de cet art de grand prix.

Voici Vulcain, ce feu secret, dont la juste température est si difficile à obtenir :

Toi donc, Vulcain, seul père nourrissant,
Me donneras du feu resplendissant
Aucunefois la chaleur véhémente,
Aucunefois plus tempérée et lente.

Mais comme la gestation de la « Pierre » dans l’ « Œuf » est analogue à celle des petits d’homme dans la matrice maternelle, c’est à Vénus, « generandi plena potestas », qu’Augurelli réserve ses meilleurs suffrages.

En somme, les cinq figures divines, qui apparaissent au début de la « Chrysopée », se complétant l’une l’autre, forment une sorte d’hiérogramme d’une lecture relativement aisée. Il semble signifier (qu’on nous excuse d’en épaissir le beau filigrane !) que la « Chrysopée » consiste à unir, dans l’ « Œuf Philosophique », une masse, convenablement proportionnée, d’or fin (Phébus) et d’argent épuré (Lune) avec le vif-argent des sages (Mercure) ; puis à exposer ce « Compost » à l’ardeur bien réglée d’un feu constamment entretenu (Vulcain), qui active en lui les puissances séminales dont la « Pierre », agent de régénération universel est l’aspect, si l’on ose dire, palpable.

Mais quelle est la nature de ce « mystérieux « vif-argent des sages » ? Augurelli la révèle sans ambages. C’est le « Spiritus Mundi », assez analogue à l’ « Ame du Monde » ronsardienne. Moyen terme entre la matière et l’âme, ni tout à fait spirituel, ni tout à fait matériel, il a l’ambiguïté et la rareté des substances équivoques : « Tu ne peux le dire ni. corps, ni âme, écrit Augurelli. Veuille voir en lui l’agent qui, seul, participant de l’une et de l’autre, réduit au même complexe ces deux extrêmes. » Il se comporte dans le « Compost » en semence mâle, dont la présence réveille Phébus-Lune, semence féminine ambivalente, qui subsiste, inerte, dans l’or et dans l’argent. Il conviendra donc d’associer à ces deux métaux, préalablement traités, un corps naturel riche en « Spiritus Mundi » pour obtenir la matière première de l’ « Œuvre ».

Dès lors il suffira d’activer ou d’amortir au moment convenable le « Feu Philosophique » pour obtenir, dans sa perfection, le « Magistère ». Afin de contrôler les progrès de celui-là, l’alchimiste n’a qu’à le contempler sans cesse. A mesure qu’il évolue, le « Compost » se colore diversement. Ces couleurs doivent apparaître dans un ordre déterminé. Si ce dernier se dérange, l’alchimiste aboutit à un échec. Béroalde de Verville a dépeint dans les vers suivants les réactions colorées du « Compost ». Précisons qu’une planète spéciale préside à chacune des phases du « Grand Œuvre ». Aux temps mythiques de l’Age d’Or, remarque Verville,

On ne mêlait aussi au Mercure volage
Le Mercure fixé...

et il continue en ces termes :

... pour, de leur alliage [8],
Une poudre non poudre et liqueur non liqueur [9]
Former, et, doucement, lui donnant la chaleur. [10]
La faire ores noircir [11], puis, en petites pointes
Tout au-dessus du noir, d’un blanc gris-sale teintes,
L’éclaircir peu à peu [12], tant qu’en ce changement [13]
Paraissent les couleurs, telles qu’au firmament
Vénus, au point du jour, au premier ciel étale [14]
Qui cessent peu à peu, tant que de couleur pâle
La matière se vête et prenne la blancheur,
Puis la couleur citrine et, enfin, la rougeur.

C’est alors seulement que la « Pierre » peut être extraite de l’ « Œuf » et manifester ses souveraines vertus. C’est alors seulement que l’âme de l’opérateur, qui a expérimenté toutes les affres d’une maladie mortelle, se fixe dans un état d’illumination permanente où la volonté n’a plus de part.

Notons, en passant, que les alchimistes n’accordent de valeur symbolique qu’aux trois couleurs principales de l’ « Œuvre », le noir, le blanc et le rouge, ou, pour nous exprimer plus généralement, le sombre, le clair et le pourpre, qui, par une rencontre qui n’est pas fortuite, se rencontrent dans le pavillon de nom-

Le noircissement du « Compost », qui correspond à la mort mystique de l’âme, est le plus important épisode de l’initiation alchimique. Le considérant comme le gage d’une renaissance extasiée, Augurelli le décrit avec un optimisme surprenant :

Mais, quand cela te sera pour notoire
Que là la Masse aura pris couleur noire,
Estime alors que, par bon artifice,
As ministre une chaleur propice ;
Dont la Femelle ardeur telle conçoit
Que, doucement, son Mâle elle reçoit
En son giron, qui, peu à peu, s’enflamme,
A elle joint par réciproque flamme,
Et des deux, joints par doux embrassement,
Un riche fruit provient, finablement.

La mort féconde de la « Pierre » inspire au contraire au grand Clovis Hesteau de Nuysemenf, dont nous sommes le premier, parmi les modernes, à avoir montré l’importance (cf, Hermès, ancienne série, 1er janvier 1936), des images convulsées de carnage, de bénéfice et de meurtre, qui finissent par s’apaiser dans une douce prévision des bienfaits que l’humanité retirera de la « Pierre » :

Je vis un chien superbe et un loup plein de rage
Se colleter l’un l’autre, et, s’étranglant tous deux,
Convertir en venin leur sang et leur carnage,
Puis ce venin résoudre en baume précieux.
 
Je vis dessous un antre un grand dragon horrible.
Vomissant son venin aux rayons du Soleil,
A tout autre animal redoutable et nuisible,
Car il n’est Basilic en cruauté pareil.
 
Je le vis, tôt après, surpris dans le cordage
Du veneur cauteleux, où, pire qu’enragé,
Il dévorait sa queue, et, par son propre outrage,
En fine Thériaque être son sang changé.

La « Pierre-Au-Blanc », capable de transmuer en argent les métaux imparfaits, n’excite guère la verve des poètes alchimistes du seizième siècle. Christofle de Gamon dit platement de l’ « Artiste », qui a bien conduit ses opérations :

Ore il voit arriver une blancheur parfaite
Montrant que sa matière est entièrement nette...

et continue, sur le même ton morne et didactique :

Tantôt une rougeur qui, sèche, fait paroir
La plus grand’pureté qu’au monde on puisse voir.

Cette « grand’pureté » de la « Pierre-Au-Rouge », dont le contact « teint » en or les métaux vils et anoblit les gemmes, ravit l’imagination d’Hesteau de Nuysement au point qu’il la symbolise par un Roi, couvert de joyaux emblématiques :

Sur son chef éclatait une triple couronne
Où maint large escarboucle allait étincelant,
Et flambait en sa dextre un beau sceptre, où rayonne
Avec l’or précieux un émail excellent.

Mais ces accents superbement baroques sont rares au seizième siècle. Les Verville, les Gamon, voire trop souvent Nuysement, se piquent fâcheusement de rigueur scientifique. Leurs vers sont décantés jusqu’à la sécheresse, et techniques jusqu’à la platitude. Et pourtant ils lisaient assidûment les chefs-d’œuvre de la mythologie alchimique française, ces étranges fables versifiées où leurs devanciers, moins scrupuleux qu’eux-mêmes, mariaient tous les chatoiements des symboliques antique, orientale et chrétienne. Nous n’en voulons pour preuve que cet étonnant « Livre de la Fontaine Périlleuse », poème du quinzième siècle, que l’alchimiste paracelsiste Jacques Gohory édita, après l’avoir enrichi d’une glose fort obscure. Avec quel art calculé, son auteur anonyme y décrit cette « Fontaine Périlleuse » ou « Œuf Philosophique », où se putréfiera le « Compost », double de l’âme de l’ « Artiste » !

Les tuyaux étaient tous d’argent
Par où l’eau, aval, découlait,
Ouvrés par ouvrage moult gent,
Car, lorsque l’eau en distillait,
Une mélodie en issait,
Causant un son de grand’plaisance ;
Et puis, aucune fois, cessait,
Comme par art de nigromance.

Cette suite de sons qui se composent en « mélodie », c’est la suile des états du « Compost ». Ils correspondent aux réactions dont nous avons précédemment indiqué les nuances. Et cette correspondance est attestée de la façon la plus heureuse par l’apparition d’une troupe d’oiseaux d’Hermès, qui font vibrer leurs plumages bigarrés autour de la « Fontaine Périlleuse » :

Sur les arbres étaient oiseaux
Chantant chants de diverses guises.
Tarins, serins, chardonnereaux,
Papegaux et calandres grises,
Vêtus de pourpres et de frises,
Et de maint plumage mystique,
Qui leurs chansons avaient apprises,
Accordaient selon leur musique.

Particulièrement dramatique est, dans « Le Livre de la Fontaine Périlleuse », le récit de la mort du « Compost », matière non matérielle et âme. Le poète inconnu lui donne la figure d’un adolescent, qui se penche sur la « Fontaine » et subit soudain, de son propre consentement, la transfixion d’un trait de flamme. Ne doutons pas que Thérèse d’Avila, le sein percé par la flèche d’un séraphin, eût aimé les deux huitains qui suivent :

Ainsi, comme il baissait le chef,
Et sa face en l’eau regardait,
Lui advint celui grand méchef,
Dont je crois qu’il ne se gardait :
Car, lors, vit un bras qui ardait,
Tenant un dard (bien m’en records !)
De feu épris, dont lui tardait
Qu’il le férit parmi le corps.
 
Par grand’vertu brandi, ce dard,
Qui eût brassé mainte bataille,
L’enfant férit, en celle part
Du corps où gît le cœur, sans faille.
Tant lui ardaient cœur et coraille,
Le coup forment le dommagea !
Lors dit une voix : « Encore aille !
Car de ce coup ne mourra là ! »

Mais, en attendant l’effet de cette prédiction, le jouvenceau souffre tant que son visage s’enténèbre (nous n’ignorons plus ce que signifie cette noirceur) :

Lors la parole lui faillit,
Et sa douleur engrégea fort.
Forment devint noir, et pâlit...

Heureusement qu’un Vieillard, emblème du temps cosmique nécessaire à la gestation du « Compost » et à la guérison de l’âme, l’entoure de soins diligents :

A tant s’enfuit l’obscurité
Arrière, qui duraient hurté
Avait l’enfant en son courage.

L’âme s’imprègne de lumière. La « Pierre » naît. L’enfant n’a plus qu’à rendre grâce au soleil des métaux et des âmes qu’il est, lui-même, en quelque sorte, devenu :

O Soleil de sapience
Et prudence
Qui tes clairs rais fais reluire
Sur l’erreur de conscience,
O science,
Procédant du haut empire
Sans lequel tout œuvre empire,
Or puis dire Des biens de ta pourvéance :
Tu es le souverain mire
Qui retire
Les cœurs du puits d’ignorance.

Les poètes alchimistes français du seizième siècle n’ont jamais pu, ni voulu, rivaliser avec ces réussites gnostiques et littéraires, qui émaillaient pourtant les livres canoniques de leur petite église. Le seul Hesteau de Nuysement, suivant d’ailleurs par la pensée les planches d’un « Liber Mutm » d’origine allemande, s’y est essayé, et Georges Le Breton, qui l’a connu par notre entremise, s’est plu à marquer le ton pré-nervalien de ses vers. Voici, par exemple, comment il salue l’apparition du Blanc, puis du Rouge, dans l’ « Œuf Philosophique » :

Dans la même forêt ma vue fut conduite
Sur un nid où gisaient les deux oiseaux d’Hermès ;
L’un tâchait à voler, l’autre empêchait sa fuite ;
Ainsi l’un retient l’autre et n’en partent jamais.
 
Au-dessus de ce nid, je vis, sur une branche,
Deux oiseaux se piller et se donner la mort,
L’un de couleur de sang, l’autre de couleur blanche,
Et tous deux, en mourant, prendre un plus heureux sort.
 
Je les vis transmuer en blanches colombelles,
Puis en un seul phénix toutes deux se changer,
Qui, semblable au Soleil, sur ses brillantes ailes,
Affranchi de la Parque, au Ciel s’alla ranger.
 
Le génie d’Hesteau de Nuysement ne donne pas toute sa mesure dans ces strophes, que recommandent pourtant de singuliers prestiges. Suivant une voie parallèle à celle de Boderianus, il essaie d’atteindre, par Hermès, le Christ de Gloire, qui doit revenir, lors du Second Avènement. Luther avait rêvé d’employer à des fins apologétiques certains symboles alchimiques. Hesteau de Nuysement, plus radical que le Réformateur, identifie délibérément la « Pierre » et le Dieu Jésus. Il lui prête ce discours, qui est, sans doute, une des plus hautes et des plus claires expressions de ce qu’il faut bien se résoudre à nommer le christianisme alchimique :
 
Sur tous mes ennemis j’ai gagné la victoire,
Et bravé la mort même en rompant mon tombeau.
Je suis incomparable en puissance et en gloire,
Plus riche que Pluton et plus qu’Apollon beau.
 
J’élève le plus pauvre en dignité Royale.
Je donne aux imparfaits toute perfection ;
Et ceux que je parfais à moi-même j’égale,
Leur donnant les effets de la même action.
 
J’assouvis de trésors les âmes plus avares.
Je comble de santé les corps plus abattus.
J’exalte le cristal sur les gemmes plus rares :
Universel en force et unique en vertu.
 
Qui ne tiendrait pour fable un progrès si étrange ?
Vu qu’une chose vile, à chacun en mépris,
Sans travail, sans dépens, de soi-même, se change
En un triple trésor sans pareil et sans prix.
 
Je suis, donc, le Phénix qui renaît de sa cendre,
Le grain qui, pour produire, en la terre pourrit ;
Je suis ce Pélican, et cette Salamandre,
Qui, au feu, prend naissance et du feu se nourrit.
 
Je suis, tant que la terre en ses flancs me recèle,
En trinité Unique, ou Trine en unité,
Et viendrais, de moi-même, en grande autorité.
Si l’avare envieux ne me séparait d’elle.
 
Tout le monde, à vil prix, m’achète et me possède,
Mais c’est après ma mort et quand seulet je suis.
Qui doncques me prend vif et sait ce que je puis,
Peut dire qu’aux trésors des élus il succède.

Tout commentaire affaiblirait ce sermon initiatique, chef d’œuvre et dernier témoignage de la poésie gnostique française au seizième siècle.

Conclusion

Les « Visions Hermétiques » d’où nous avons détaché notre précédente citation, paraissent en 1620. Elles n’ont aucun rapport avec les productions poétiques éditées à la même époque. Celles-ci sont animées tour à tour par l’éloquence malherbienne, le réalisme baroque et ce que l’on nommera plus tard l’esprit précieux. Leurs auteurs ne se proposent plus, comme les poètes du seizième siècle de traduire le cosmos qu’ils éprouvent et explorent en une gnose traditionnelle par le fond et personnelle par le style, mais de varier ingénieusement les plus vulgaires lieux communs. Seuls, quelques-uns d’entre eux répugnent à la fabrication de ces banalités parées et continuent à épier, comme d’autres Scève moins érudits, les fantômes furtifs qu’éparpille dans le monde l’Eternel féminin. Mais, dans l’ensemble, on considère toute enquête gnostique comme la divagation d’une cervelle malade et l’on internerait volontiers aux Petites Maisons celui qui s’y adonne.

En 1620, l’Allemand Jacob Boehme compose sa Réponse aux quarante questions sur Came et son traité « du Mystère céleste et terrestre ». En 1620, l’Allemand Valentin Andreae travaille à l’avènement du mystérieux Elie Artiste et constitue sa Rraterniié Chrétienne. En 1620, Robert Fludd étonne l’Angleterre et prépare la réconciliation religieuse des peuples dans un commun amour de la « Sophia » gnostique.

Mais la France se rétracte et se contracte. Elle partage ses faveurs entre le scepticisme, le rationalisme et le scientisme. Elle contraint, par le sarcasme, la « Haute Science » à s’occuper. Lorsque, en 1623, les Rose-Croix délèguent à Paris des missionnaires, ceux-là éprouvent un échec éclatant. Savinien de Cyrano divulgue un peu plus tard sa doctrine, mais il la protège d’un rempart d’allégories burlesques dont, seuls, quelques curieux ont la clé. Il faut attendre 1670, et la publication du Comte de Gabalis pour que la gnose « occultée » révèle directement certains de ses arcanes, dans un livre fait pour intéresser les honnêtes gens.

1620-1670 : ces cinquante années de persécution par la raillerie sont fatales aux poètes gnostiques du seizième siècle français. Le dix-huitième siècle, bien que sa curiosité soit vivement excitée par lès travaux de la « Haute Science », se refuse à reviser le procès de Ronsard. Il le considère comme aussi piètre philosophe que mauvais écrivain. Il ne distingue pas toutes les analogies que sa gnose présente avec celle d’un Paracelse ou d’un Boehme, dont il est, d’autre part, entêté. Quant à Scève, à Belleau, à Boderianus, à Hesteau de Nuysement, il ignore leur existence.

Les romantiques, quoique, pour ravaler Malherbe, ils portent Ronsard aux nues, ne savent pas se débarrasser de ces préjugés absurdes. Ils se plaisent à se représenter Ronsard comme un amant de la nature sauvage qui, parfois, interrompt ses voyages sentimentaux, pour dédier des sonnets mélancoliques à Hélène ou à Cassandre. Ils sourient de ses grands poèmes gnostiques et le plaignent tout bas d’être l’une des dernières victimes de l’ « infélicité des Goths », sans se rendre compte que le Hugo des Contemplations est son héritier direct. Ils admirent la légèreté de Belleau, mais méconnaissent le sérieux de son enseignement. Parfois un érudit lyonnais, soucieux de louer sa ville natale, cite Scève ou l’édite. Quant à Nuysement, un critique aussi déluré que Viollet-le-Duc le déclare inintelligible. Il se contente de transcrire les deux vers liminaires d’un de ses poèmes :

Je parle aux entendus.
Eloignez-vous profanes ;
Car mon âme s’élève aux plus secrets arcanes,

et ironise avec pesanteur disant : « Nonobstant cet avertissement charitable, j’ai voulu pousser plus loin ma lecture, mais j’ai été bientôt convaincu que je n’étais point un entendu. » Puis il rédige de la même encre le bref de condamnation de Boderianus : « La Boderie, écrit-il, est essentiellement commun dès qu’il n’est plus emphatique. »

Depuis le début du vingtième siècle, meilleure justice commence à être rendue à la « Haute Science » de ces sages. Mais leur cause est encore loin d’être entendue. Leurs œuvres les plus dignes d’estime provoquent encore le dégoût d’une certaine critique qui, ne surmontant pas les préventions d’une espèce de rationalisme mondain, dédaigne d’étudier sérieusement ce qu’elle appelle un « galimatias double ».

Grâce aux courageuses initiatives des Parturier, des Larbaud, des Busson, des Raymond, le temps viendra bientôt où ce jugement trop sommaire déshonorera ceux qui le portent.

Albert-Marie Schmidt.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE

a) Maurice Scève :

b) Ronsard :

c) Remy Belleau :

d) Boderianus :

e) Alchimistes :

[1] Trivium : ensemble des trois premiers arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique). - Quadrivium : ensemble des quatre arts mathématiques (arithmétique, musique, géométrie, astronomie).

[2] Les nombres qui président à la disposition des dizains de la Délie ont été depuis longtemps, quoique incomplètement, déterminés. Mais nul critique .moderne, par crainte de se compromettre, ne s’est, à ma connaissance, occupé de les interpréter. Voici sur quelles considérations traditionnelles se fonde l’interprétation que l’on vient de lire : Cinq est le nombre de L’homme, parce que le corps humain, lorsque ses proportions sont parfaites, s’encadre dans l’étoile à cinq branches ; mais il ne désigne pas l’homme, simple créature charnelle : il rappelle aussi qu’il est capable d’initiation, par l’usage harmonieux de ses facultés que symbolisent, d’une part, les cinq vierges sages de la parabole évangélique, et, d’autre part, les cinq pétales de la rose des Mystères que la sagesse antique (ce qui intéresse directement notre propos) gravait sur le visage d’Hécate. - Neuf, nombre particulièrement révéré des néoplatoniciens, signifie la réintégration finale, parce que le neuvième principe de la trinité divine primordiale, au témoignage de Plotin, dont la pensée imprègne tout l’humanisme mystique du seizième siècle, est le retour des êtres à la substance qui les a produits. - Quarante-neuf, carré de sept, symbolise les étapes de l’initiation, dans l’ensemble du cosmos, car, d’une part, la vie humaine évolue naturellement selon une périodicité septénaire, d’autre part, l’âme chrétienne, s’é-tant munie des sept sacrements et répétant assidûment les sept demandes de l’oraison dominicale, médite les enseignements septénaires de l’Apocalypse pour parvenir à la porte du paradis, qui n’est que la synthèse absolue, le carré de ces enseignements. - Cinquante est le franchissement de cette porte : on se rappelle, en effet, que les enseignements du folklore admettent cinquante portes de Sagesse, que nul d’ailleurs ne peut passer sans secours, surtout en ce qui concerne la cinquantième porte : or, ce secours est fourni à l’âme par le Saint-Esprit, qui, pour montrer clairement qu’il est à la fois la porte et le moyen de la franchir, est descendu sur la primitive Église cinquante jours après la résurrection du Christ. - Quant au nombre Trois, tout le monde sait qu’il désigne Dieu, en tant qu’il crée le monde et l’entretient. D’ailleurs, le Dieu Jésus n’a-t-il pas porté sur lui-même ce témoignage : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » ? Ce qui signifie, évidemment, que, divinité trinitaire, il est à la fois la cause efficiente (voie), la cause exemplaire (vérité) et la cause finale (vie).

[3] Quoique rapportant un fait réel, l’intention symbolique de ce dizain n’en est pas moins évidente : en effet, le poisson est un emblème à la fois vériusiaque et chrislique dont l’apparition signifie que Scève, échappant plus fard a l’amour de Pernette, bien que comblé de grâces par celui-là, accédera à la plénitude de la rédemption.

[4] Le chat est lié, dans l’esprit dés gnostiques du seizième siècle, à toutes les aberrations de la sorcellerie féminine : c’est en chattes que les sorcières ’"aiment à se transformer. Rappelons que Baudelaire nourrit souvent des convictions analogues. Le chat, en outre, est l’une des figures du Diable. Alain de Lille ne précisent pas que c est sous cette forme qu’il apparaissait aux Cathares, pressés de lui rendre hommage en lui baisant le dessous de la queue ?

[5] Voir ce que nous avons dit précédemment concernant Daphné.

[6] Comme l’atteste l’histoire de Mélusine, esprit élémentaire des eaux, et mère de la fameuse maison de Lusignan.

[7] Douze, en effet, est le nombre du Zodiaque (voir infra, p. 39)

[8] Le Compost.

[9] La Pierre Philosophale.

[10] Régime de Mercure.

[11] Régime de Saturne.

[12] Régime de Jupiter.

[13] Régime de la Lune.

[14] Régime de Vénus.



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