Les Cahiers d’Hermès I

Gengoux : LE GRAND ŒUVRE DE RIMBAUD

Jacques Gengoux
mardi 4 novembre 2008.
 
Les cahiers d’Hermès I, dir. Rolland de Renéville. La Colombe, 1947.

Les platonisants se souviennent du renouveau que produisit dans l’exégèse du Banquet l’introduction du point de vue dialectique. Brochard, au début de ce siècle, et, plus récemment, avec une maîtrise incomparable, Robin, niaient que les discours antérieurs à celui de Socrate représentassent la pensée de Platon. Chaque convive exprimait, à sa manière et dans un style particulier, sa conception personnelle de l’amour, conception plus partielle ou plus « belle », que « vraie ».

Cette découverte, qui précisait l’attitude réelle du plus séduisant des penseurs, enlevait aux dévots de Vénus Uranie le patron dont ils s’étaient montrés si fiers.

Si la critique rimbaldienne s’est partagée si longtemps et en toute bonne foi, c’est que les tenante des thèses opposées communiaient dans cet axiome inexprimé, qu’il fallait prendre au pied de la lettre et dans sa valeur absolue, chaque parole de Rimbaud.

« La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » : phrase magique illuminant la nuit de Claudel. « Je veux la liberté dans le salut », rétorque l’adversaire. « La morale est la faiblesse de la cervelle », opine Délires, II. « Je suis rendu à la morale », constate plus loin Rimbaud. « Les criminels dégoûtent comme des châtrés », affirme Mauvais sang. « Vite, un crime, que je tombe au néant », corrige Nuit de l’Enfer. « Jamais je ne travaillerai » (lettre du 13 mai 1871 ; Qu’est-ce pour nous, mon cœur ; Détires, I) ; Il faut travailler (lettre du 15 mai 1871, d’août 1871, Eclair).

Dans une introduction qui vient de paraître : La Symbolique de Rimbaud. Le Système. Ses sources [1], nous avons entrepris de donner une première idée de la dialectique constante et secrète du voyant. Il est impossible, en quelques pages, d’exposer le « résultat » de cette enquête sur l’œuvre et la vie de l’énigmatique penseur. « Le résultat nu, dit Hegel, est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi. » Il ne peut donc recevoir son sens vrai que par son insertion dans le devenir, par l’étude parallèle de la vie (faits, lettres) et des poèmes envisagés dans leur structure, et dans leur source. Le « résultat » consistera à montrer que les affirmations de Rimbaud, contradictoires dans une perspective immobile, se concilient, ainsi-que la variété de ses genres littéraires, une fois perçue la loi dialectique en cinq étapes qu’exerce d’un bout à l’autre de son œuvre, le poète-philosophe.

Il est clair que cette étude se situe, à première vue au moins, en dehors de tout jugement artistique, et qu’elle ambitionne pas de rentrer dans la critique « pure ». Pourtant à la différence des considérations anecdotiques, des histoires « à propos de », on s’apercevra vite qu’elle établit un lien si strict entre la personnalité et l’œuvre, que l’une, considérée indépendamment de l’autre, serait, dans le" cas de Rimbaud, tout à fait équivoque, inintelligible.

Il faut, pour s’en rendre compte, opérer un assez long périple dont ces quelques pages ne peuvent donner qu’une faible idée, suffisante, nous l’espérons, pour engager le lecteur à mener plus à fond cette enquête, en lui faisant pressentir sa portée poétique et humaine.

Le présent article se bornera à esquisser, sans l’établir en détail comme dans la Symbolique :

A. - 1) La structure interne des œuvres.

2) Leur origine kabbaliste ou philosophique.

3) Le rôle particulier du « plagiat » littéraire.

B. - Il illustrera le tout par quelques exemples, expliqués dans leurs traits essentiels.

A. - 1) La structure : on ne compte plus les fantaisies brillantes ou amusantes exécutées sur le thème du sonnet dit des Voyelles. Etiemble, dans le numéro d’avril-juin 1939 de la Revue de littérature comparée, en a dénombré les plus caractéristiques.

Selon nous, le sonnet constitue le « bréviaire » de l’art rimbaldien et de sa mystique, le condensé d’un vaste système symbolique organisant sur le schème d’une vie humaine - ou cosmique - conçue en cinq catégories, une répartition logique et psychologique des couleurs, des voyelles, des consonnes, des saisons, des parfums, des attitudes, de l’histoire surtout, dont l’auteur ne se départit jamais, et qu’il exploite, qu’il perfectionne sans cesse, depuis les poèmes latins de collège jusqu’à la Saison en Enfer et... après.

[A], c’est l’enfance encore indifférenciée, la bestialité, l’immonde. Tout y est noir, renfermé, évocateur des grosses mouches bleues, velues, qui, en été, combinent (bourdonnent) autour des puanteurs cruelles, les charognes.

[E], c’est la jeunesse, naïve, frêle, l’hiver, la lune, les fleurs charmantes, mais inutilisables. Epoque de la foi pure, caractérisée par le blanc et toutes les demi-teintes jaune, bleu, violet.

[I] prétend établir une révolte, s’extasier dans un amour égalitaire. Moment du rouge, du pourpre, de l’or, de la colère et des ivresses. Mais cette colère, terme d’une aspiration vers la Beauté, non d’un effort conscient vers la Vérité et la Justice, n’aboutit pas. Le dégoût suit, qui force à s’évader de la paresse, de l’inaction et du désordre, car le dérèglement des sens, nécessaire peut-être, ne l’est qu’à la façon d’un « moment ».

[U], catégorie de la vieillesse studieuse. On y perçoit le vibrement divin (au sens très spécial de Dieu chez Rimbaud) des mers virides. Le cours des étoiles n’est plus objet de « poésie subjective », mais d’étude : cycles. Les prés ne sont plus des pâtis paniques (cf. [I] de Ce qu’on dit au Poète...), mais semés d’animaux : des pâtures. C’est l’alchimie, le travail, l’effort, l’Homme, la recherche pénible, mais couronnée par la paix.

[O], enfin, marque le retour des demi-teintes très douces, l’extrémité du spectre solaire : bleu, violet. La Femme [E, I] expulsée en [U] revient maintenant, non plus comme en [I] l’égale de l’homme ou sa dominatrice, mais appuyée sur lui, le complétant. C’est l’analogue de la Mort-Résurrection : fin du monde pour l’Univers (Suprême clairon).

2) L’occultisme : le ressort de cette dialectique dont une étude comparée des principaux poèmes permet déjà de dégager le mouvement et les caractères fondamentaux, Rimbaud ne l’a pas trouvé par lui-même. Le plus célèbre des occultistes vers les années 1860-1870, le père des kabbalistes contemporains, Eliphas Lévi fournit au jeune Voyant sa conception de l’Art-métaphysique, les procédés, les métaphores, les analogies où Rimbaud se délectera.

Le secret des sciences occultes, affirme Lévi (Histoire de la Magie, Paris, Baillière, 1860), c’est celui de la nature elle-même, c’est le secret de la génération des mondes et des anges (cf. [O] du sonnet), c’est celui de la toute-puissance de Dieu.

Plus précisément,

la magie réunit dans une même science ce que la philosophie peut avoir de plus certain et ce que la religion a d’infaillible et d’éternel. Elle concilie parfaitement et incontestablement ces deux termes qui semblent d’abord si opposés : foi et raison, science et croyance, autorité et liberté.

Bref toutes les formes de ce que Lévi appelle la Femme et l’Homme, le principe passif et le principe actif. Ainsi :

on lit dans l’Écriture que Salomon fit placer devant la porte du temple deux colonnes de bronze dont l’une s’appelait Jakin et l’autre Boaz, ce qui signifie le fort et le faible. Ces deux colonnes représentaient l’homme et la femme, la raison et la foi, le pouvoir et la liberté, Caïn et Abel, le droit et le devoir ; c’étaient les colonnes du monde intellectuel et moral, c’était l’hiéroglyphe monumental de l’antinomie nécessaire à la grande loi de création... L’affirmation se pose par la négation, le fort ne triomphe qu’en comparaison avec le faible...

Mais on n’arrive pas du premier coup à l’idéal de la Sagesse. Avant de se hiérarchiser harmonieusement, les deux principes s’entrecroisent et se combinent de travers. L’individu comme l’humanité évoluent en cinq phases très distinctes. Selon Lévi :

Ou bien (catégorie [A] de Rimbaud), ils n’ont ni principe actif ni principe passif. Ce sont des bêtes, des brutes.

Ou bien (catégorie [E]), ils se livrent à une foi pure, sans raison, au dogme qui n’est que l’ombre de la vérité, son image « renversée », qui ne trouvera sa vérité que dans le redressement, l’interprétation alchimique de [U].

Ou bien (catégorie , [I]), ils mêlent imprudemment les deux principes, les établissent sur un pied d’égalité et sombrent dans l’anarchie. Cette catégorie, soit que l’on puisse la dépasser (colères), soit qu’on préfère y stagner, s’y décomposer (ivresses pénitentes), demeure malgré sa supériorité sur la précédente, purement transitoire, « encore Femme comme [E], mais sur un monde plus exalté.

Ou bien, par la seule Science, la Femme étant expulsée, ils courent le danger de verser dans le scepticisme, de perdre la foi (catégorie [U]).

Ou bien, finalement (catégorie [O]), par l’union équilibrée des. deux principes, ils réalisent la Sagesse : la Femme revient, mais ; réelle aujourd’hui. Samson n’était pas libre devant la colère et l’ivresse. Mais « quand l’homme aura rendu la liberté à la femme en la respectant comme sa mère, la femme lui rendra l’amour,, et le péché de la naissance s’effacera ».

Pour chacune des catégories, les rapprochements, les symboles jugés équivalents seront communs à Lévi et à Rimbaud. Pour-tous deux, par exemple, l’étape [E] identifie des termes aussi ; disparates, à première vue, que : candeur, nuit, hiver, lune, enfer,, sottise, vieillerie, Femme, France, fleur, etc., qui tous s’expliquent et se complètent lorsqu’on en a dégagé l’élément commun qui leur confère une place dans le devenir dialectique. Voici en quels ; termes Levi explique l’étape [E] de Rimbaud et son rapport ai l’Alchimie ([U] de Rimbaud).

Si le dogme religieux est un conte de nourrice, pourvu qu’il soit ingénieux et d’une morale satisfaisante, il est parfaitement vrai pour l’enfant, et le père de famille serait fort sot d’y contredire. Aux mères ; donc le monopole des récits merveilleux, des petits soins et des chansons.

Mais, une fois dépassée, la catégorie [E], touchante à son heure, devient vieillotte, idiote : c’est l’alchimiste qui en détermine le contenu intelligible :

Quelle différence entre la fleur enfantine du premier âge et la maturité de la vieillesse ! Les vieillards sont pourtant les mêmes quant à la personne qu’ils étaient dans l’adolescence ; il n’y a que l’extérieur et les apparences de changés... Il en est ainsi de la religion de Jésus-Christ... Les années la rendent plus forte en la grandissant, mais n’ajoutent rien à ce qui compose son être.

Qu’on parle au sage de Marie, il s’inclinera devant tout ce qu’il y a de divin dans les rêves de l’innocence. Il n’est pas de ceux qui refuseront des larmes même à ces naïves légendes... Il répète cependant au fond de son cœur... : il n’y a de Dieu qu’un Dieu, et c’est Dieu, ce qui veut dire pour un initié aux vraies sciences : il n’y a qu’un Être, et c’est l’Être.

Pour important qu’il soit, l’emprunt de Rimbaud ne se borne pas à la suite des idées. Il doit aussi au kabbaliste la conception symbolique de l’alphabet, des nombres, des couleurs. En effet, Lévi, non content de légiférer, avait joint à la théorie, la pratique de la poésie. Le plus souvent, il paraphrasait les fables de La Fontaine, les modifiait maladroitement, les chargeait d’un nouveau symbole qu’il développait ensuite dans un commentaire aussi barbare qu’inattendu. Un exemple entre beaucoup d’autres fera saisir le procédé. On se rappelle la comparaison employée par Rimbaud pour caractériser les débuts de la poésie moderne ou romantique, les œuvres de Hugo, Lamartine, Musset, etc., « locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails (sous-entendu du progrès) ». Or la fable XVII de Lévi opposait les deux formes, ancienne et moderne, de la poésie sous les espèces d’un cheval (Pégase) et d’une locomotive essoufflée. A la cavale antique, pleine de suffisance et de fausse noblesse, la locomotive répond :

Oui, tout cela me plaît surtout en poésie
... et j’ai bien moins que toi,
J’en conviens, une forme élégante et choisie.
Mais je marche, cours après moi.
 
Aimables courtisans de la Muse fleurie,
Vous vous lassez en vain de la froide industrie,
Du progrès les chemins sont là :
Poètes, mes amis, courez, devancez-la.

Puis, le commentaire :

Les chiffres sont rebutants pour la poésie. Les chiffres sont la forme exacte des nombres qui mesurent et cadencent le rythme de la poésie. Ainsi la philosophie occulte, la plus poétique de toutes, est-elle par excellence la philosophie des sciences exactes. En rattachant aux nombres les idées absolues, elle crée les mathématiques de la pensée. Elle fait des lettres les auxiliaires des nombres et fait ainsi de la parole même une science profonde comme la révélation et rigoureuse comme la géométrie, les mots s’expliquant par les lettres et les lettres se justifiant par les nombres... Cette science sera un jour la locomotive de l’intelligence humaine, et tout ce que pourra faire le cheval Pégase avec ses quatre pieds et ses ailes, ce sera de courir et de voler après elle sans espoir de la devancer jamais.

L’originalité de Rimbaud consistera dans la synthèse opérée entre le système purement intellectualiste de Lévi et les correspondances trop uniquement sensibles ou « artistes » de Baudelaire. Il dote le premier d’une valeur affective, évocatrice pour les sens eux-mêmes, et charge les secondes d’une signification explicite. Sonorités, couleurs, saisons, parfums, etc., répartis entre les différentes catégories auront pour mission de « tirer l’âme » tout entière, par tous les sens comme par l’esprit, dans une atmosphère dont s’imprègne toute sa personnalité.

3) Les Emprunts littéraires : Non moins caractéristiques que la marche des idées, les emprunts littéraires lui seront subordonnés et serviront à la traduire. Selon l’époque où il se trouve (Charleville, Paris, etc.), selon le but particulier qu’il poursuit, Rimbaud s’exprimera comme il pense : « à la manière de ». Chaque poème sera muni d’un masque, impénétrable pour le commun, pour l’ « imbécile », clair pour le seul initié, pour le « penseur » auquel il « réserve la traduction ».

Voici exposées dans leurs grandes lignes quelques applications de cette dialectique : lettre du voyant, les Poètes de Sept ans, Ce qu’on dit au Poète à propos de Fleurs. Pour faire court, cet article doit suivre le procédé inverse de l’invention, laquelle part évidemment des textes pour en dégager les structures et les confronter avec les sources. On se référera donc à la Symbolique (op. cit.) qui n’est elle-même qu’un premier aperçu, mais où l’étude est plus détaillée et suit l’ordre même de la recherche.

B. - Applications : 1) La lettre du voyant : Après la mort de la vie grecque, vie harmonieuse, il y aurait eu, selon Rimbaud, cinq grandes périodes littéraires, qui ne sont en fait que le reflet poétique de cinq « moments » du devenir, les cinq phrases d’une dialectique historique (c’est évidemment nous qui assignons à chaque catégorie la voyelle qui lui correspond en fait).

[A] d’Ennius à Theroldus.

[E] De Theroldus à Casimir Delavigne, où tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes. Pour les vieux imbéciles de cette catégorie, qui n’ont du moi que la signification fausse, Racine, le divin Sot, est le pur, le fort, le grand. Ces hommes ne se travaillent pas. Curieux, fonctionnaires, faibles, qui, s’ils se mettaient à penser sur la première lettre de l’alphabet, pourraient vite ruer dans la folie.

[I] Les premiers romantiques. Ils ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte. Chez eux, c’est la prédominance de la passion sans règle (cf. supra, les locomotives) : vieilles énormités crevées. Musset en est le type le plus représentatif : paresseux, ange, printanier, le beau mort, il réussit à mettre les jeunes en rut. On le récite avec cœur. Mais pour nous, générations douloureuses et prises de visions, il est quatorze fois exécrable. Encore français, c’est-à-dire, passif, Femme.

[U] Les seconds romantiques : Gautier, Leconte de Lisle, Banville sont très voyants. Ils inspectent l’invisible et entendent l’inouï, mais se bornent à reprendre l’esprit des choses mortes.

[O] C’est donc Baudelaire qui est « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu ». Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. Quant aux plus récents, exception faite pour Mérat et Verlaine, inutile d’en parler : écoliers, Musset, Gaulois, etc..

Ce que sera cette poésie du présent et de l’avenir, Rimbaud le répète après Lévi :

Ces poètes seront. Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme jusqu’ici abominable lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi. Elle trouvera des choses étranges, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

Les Poètes de Sept ans :

[A] (v. 1-16). Ici comme aux premiers vers des Etrennes des Orphelirts, comme au début de la lettre du voyant, la Mère (la vie grecque) s’en va, laissant l’enfant tout seul. Dans cette catégorie, tout est noir, renfermé, vice (solitaire), puanteur.

[E] (v. 17-30). Ce n’est plus le jour, ni l’ombre des couloirs ou des latrines, mais l’hiver, la lune. L’œil n’est plus fermé, mais darne. Ses familiers, front nu, chétifs, cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue, sous des habits de foire, tout vieillots, conversaient avec la douceur des idiots. La mère a l’œil bleu, menteur, et l’enfant la trompe avec hypocrisie.

[I] (v. 31-43). A sept ans, enfin, l’âge de raison, les premiers romantiques. Après le noir [A], le jaune et le bleu [E], voici le rouge et le brun [I]. Après les pitiés des jeunes idiots sous la surveillance d’une mère menteuse, c’est une débauche totale. Après l’hiver, la chaleur, après la lune, le soleil, le rire, l’excitant des illustrés et de la voisine, plus forte, excessive (huit ans) dévergondée (sans pantalons) qui le meurtrit et finalement le dégoûte. C’est donc encore la Femme et sa domination. Les images qui l’émancipent, le font rire, sont aussi des images de femmes italiennes, espagnoles, un peu comme les Contes d’Espagne et d’Italie du paresseux Musset et toute la fausse couleur locale du premier romantisme.

[U] Le petit romantique se retrouve enfin seul. Agé de sept ans, il ne peut réellement traverser les étapes du Parnasse et du Baudelairisme. Suivant encore un procédé de Lévi, il va donc « renverser » les catégories [U] et [O].

En termes plus vulgaires, il va faire son petit Parnassien et son petit Baudelaire. Il reprend sa Bible à la tranche vert-chou. Il aime les Hommes (mais des hommes noirs, encore révolutionnaires). Puis, après la lutte intérieure, atteint (en rêve) à la prairie amoureuse, au remuement calme, à l’essor du progrès, de la lumière.

[O] Il s’attache surtout aux visions douloureuses. Et comme il savourait surtout les sombres choses, quand dans la chambre nue aux persiennes closes, haute et bleue, il lisait son roman sans cesse médité et (pressentait) violemment la voile.

Ce qu’on dit au Poète à propos de Fleurs : Les fleurs occupent dans cette diatribe la même place que la Femme dans les Poètes de Sept ans ou la Vie Française dans la lettre du voyant. Le poète interpellé, Banville, est blâmé d’en faire un usage prosaïque et mythologique en [A] ; ridicule, banal, français et religieux en [E] ; risible et extravagant en [I] ; tandis qu’ensuite « on » le prie de célébrer les récoltes, les fruits d’automne, c’est-à-dire des réalités, termes de science et de travail en [U] ; sombres, infernaux, alchimiques, mais porteurs de visions en [O].

Sans entrer ici dans le détail de l’analyse, notons simplement les formules de transition.

[A] Crachats sucrés des Nymphes noires : (dernier vers de [A], c’est-à-dire produits passifs des larves de mouche, expectorant leur suc, jeu de mot sur Nymphes).

[E] Oui vos bavures de pipeaux font de précieuses glucoses (fin de [E]. La production est plus distinguée. C’est la Foi, la France mordant sérieusement sur l’être. Mais cela ne vaut pas mieux que [A] : Lys, Acolas, Lilas et Boses.

[I] Au lieu de « connaître » sa botanique, c’est-à-dire de faire une poésie objective, le poète va faire succéder à la catégorie [E] la catégorie [I] ; aux Grillons roux, aphrodisiaque doux [E], les Cantharides, aphrodisiaque violent [I], bref aux Norwèges [E] les Florides [I], plus exubérantes, mais non moins inutiles. « Toi, même assis là-bas (en Guyane), tu torcherais des floraisons dignes d’Oises extravagantes. » Fausse couleur locale, faux exotisme, encore français, mais sur le mode de l’excès.

[U] Qu’il envoie donc au diable la Mer de Sorrente, qu’il substitue au constrictor d’un hexamètre (mètre romantique) le quatrain, un quatrain digne du Parnasse et qui ne fasse pas passivement baver, qu’il opte enfin pour l’objectivité et reprenne l’esprit des choses mortes.

« Pedro Velasquez, Habana, voilà du véritable réalisme... » Qu’il cherche, qu’il trouve... qu’il reprenne les images, les fleurs de [E], pour en extraire le contenu intelligible : même les Lys, mais sirupeux mordant nos cuillers Alfénide, c’est-à-dire assimilables pour la génération d’après 1848 (Alfen, produit inventé vers 1850),

[O] « Ni Benan (la fausse science), ni le chat Murr (la seule légende), n’ont vu les Bleux Thyrses immenses. Il faut l’union de la Science et de l’Intuition, le retour de la Femme [E], mais celle-ci appuyée sur l’homme, sur la Baison. « Commerçant, colon, médium, ta Rime sourdra rose ou blanche... » Les papillons seront électriques, les poteaux télégraphiques, le monde réduit à l’unité sous la direction d’une France renouvelée. La « version sur le mal des pommes de terre, les étranges fleurs », évoquent évidemment la poésie infernale de Baudelaire et ses sombres Fleurs du Mal.

De ce poème, très instructif pour la mise au point du système des couleurs et sonorités du Penseur, contentons-nous de signaler le rôle particulier du « plagiat » à l’aide d’une des sources principales.

Banville, le « Monsieur et cher Maître », le type du poète « français », se moque dans ses Odes Funambulesques des réalistes dont il caricature la doctrine. Bimbaud, exaspéré, relève le gant : il va répondre à « l’imbécile » par un poème digne de lui. Il se contraint à reprendre tout son vocabulaire, ses métaphores, ses rimes, ses procédés : le lys, les clystères, l’aptitude à « prendre un bain » d’azur, c’est-à-dire à composer des vers, les dégoûts, les Lotos, l’héliante, la rime, l’alexandrin, le rose, le tabac, la chandelle, la mer de Sorrente, les farceurs, les dollars, la gomme, le sucre des feuilletons réalistes, les chaises, les ragoûts, les pommes de terre ou encore les deux rimes : bouchons de carafe et photographe, etc.

Ainsi Rimbaud assure-t-il à la fois la vérité et son secret. Lui, le vrai réaliste, il se donnera les couleurs du stupide réaliste imaginé par Banville, mais sous cape exprimera le fond de sa pensée, et avec quelle ironie triomphante !... De là, à travers tout le poème, un double sens : immédiat pour 1’ « imbécile » tel que Banville qui n’y verra évidemment que du feu ; caché pour le poète occultiste et philosophe, pour celui qui, tel Rimbaud, sait « penser ».

Le Bateau ivre : sera conçu suivant le même schème. Au sortir des Fleuves impassibles (cf. Illuminations, Fairy, Pour Hélène, etc.), dans l’irrationnel du départ, le rappel des hâbleurs, des vomissures, du gouvernail et du grappin.

Dans la catégorie [E] proprement dite, le bain dans la mer (illusion), les lenteurs, les longs figements violets, l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs, etc. .

Dans la catégorie [I] ; les vacheries hystériques, la passion débridée, la dissolution dans « l’ineffable ». Le désir fou de montrer aux enfants (aux faibles, sens de Lévi) tous les trésors.

En [U], la conscience que tous ces débordements étaient faux, ’ [I] non moins que [E], dans le regret de la terre ferme.

En [O], l’aspiration vers la vraie mer, non plus de celle qu’il vient de traverser, mer des pontons, dans l’orgueil des drapeaux et des flammes, mais la paix du réel retrouvé, la cohabitation de Rimbaud et de l’ « enfant » accroupi, stagnant dans son paradis de tristesse, jouant avec son bateau frêle, ses illusions, son papillon de mai (cf. par exemple fin des Corbeaux) :

Laissez les fauvettes de mai
Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne
Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir
La défaite Bans avenir.

Il ne se venge pas des Damnés, mais les abandonne à leur sort (cf. Bethsaïda, Adieu, etc.).

A l’aide de ces quelques principes, le lecteur peut se reporter à des pièces telles que Comédie de la Soif, Mémoire, ou même aux premières œuvres latines libres, aux Etrennes, d’une part, à la Saison en Enfer, d’autre part. Les plus courtes pièces se fixent dans une des catégories (La Maline, etc.), ou se limitent aux trois premières phases (Roman, Bal des Pendus, etc.). Bien que le recours aux sources occultistes, littéraires, philosophiques, soit très utile, indispensable même pour l’élucidation de quelques passages ou métaphores : soleil Hoir, mauvaise étoile, or astral, action définie comme point du monde, la galerie de Bethsaïda comme point d’ennui, etc.), on arrivera à vérifier, sans leur aide et pour l’essentiel, les applications variées et souples de ce schème d’apparence si rigide.

On se rendra compte aussi que le problème littéraire se double d’un problème de psychologie. Le plus curieux n’est pas que Rimbaud ait écrit ces poèmes au symbolisme subtil : d’autres l’avaient fait avant1 lui, et l’Ulysse de James Joyce, qu’on avait cru sans ordonnance se déploie comme l’a prouvé Valéry-Larbaud, dans des cadres peut-être encore plus artificiels. Le plus étrange est que Rimbaud ait vécu, grimacé d’un bout à l’autre de sa carrière, en conformité avec ses principes. Lévi, premier en date, n’est pas resté le seul maître du jeune prodige. Hegel et Spinoza, dont Lévi du reste s’inspirait, sont venus greffer leur doctrine sur le tronc primitif, et l’influence du premier des deux deviendra vite prépondérante. Mais de ces éléments divers, le « penseur » a réalisé pour son œuvre comme pour sa vie, un ensemble toujours plus cohérent dont son agonie prouve, en plus d’autres indices, qu’il y a cru, qu’il l’a roulé « dans sa boule » jusque dans les déserts de l’Afrique. [2]

En dernière analyse, le mystère de Rimbaud ne diffère pas essentiellement du mystère de tout homme. Le secret de son prestige sur une génération désemparée, c’est que, tout hermétique ou répugnante qu’elle ait d’abord paru, son œuvre trahissait l’engagement absolu d’une personnalité morbide, « pustuleuse » à certains égards, mais inflexiblement logique.

Par cet aspect le plus intime, Rimbaud échappe aux prises de la simple critique littéraire ou de la psychologie normale. Si les faisceaux conjugués de toutes les techniques dissipent les ténèbres extérieures, ils ne pénètrent1 pas jusqu’au cœur de la personnalité, où l’homme, seul devant son destin, l’apprécie ou le rejette. Pour reconstituer en lui-même le mouvement spirituel qui a conduit le poète à sa vision des choses, le chercheur doit au préalable en interpréter patiemment les manifestations. C’est dire combien ces quelques pages sont encore loin de compte...

[1] Aux Éditions du Vieux Colombier, Paris, 1947

[2] Cf. récit par Pierquin du départ définitif de Rimbaud. « ... Comme Millot me félicitait d’avoir acquis un certain nombre de livres édités chez Lemerre, il (Rimbaud) sortit brusquement de son mutisme. « ... Acheter des bouquins et surtout de « pareils, c’est complètement idiot. Tu portes une boule sur tes épaules qui doit « remplacer tous les livres... » A 11 heures, il nous quitta pour toujours. »



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