Le Golem

Meyrink (Golem) - Tarot

Chapitre X
dimanche 20 novembre 2022.
 
Croyez-vous donc que nos textes juifs sont écrits exclusivement avec des consonnes par pur caprice ? Chacun doit trouver par ses propres moyens les voyelles cachées qui révéleront le sens déterminé pour lui seul de toute éternité ; il ne faut pas que la parole vivante se fige en un dogme mort.


-  Dites-moi, Rabbi, excusez-moi, je voulais dire, monsieur Hillel, reprit enfin Zwakh d’une voix étonnamment grave, il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose. Mais ne vous croyez pas obligé de répondre si vous ne voulez pas, ou si vous ne pouvez pas...

Schemajah s’approcha de la table et se mit à jouer avec son verre, il ne buvait pas ; peut-être le rituel juif le lui interdisait-il.

-  Demandez sans crainte, monsieur Zwakh.

-  Savez-vous quelque chose de la tradition secrète juive, de la Cabale, Hillel ?

-  Très peu.

-  J’ai entendu dire qu’il existait un document permettant de l’apprendre, le « Zohar ».

-  Oui, le Zohar, le livre de la Splendeur.

-  C’est ça, voyez un peu ! maugréa Zwakh. Est-ce que ce n’est pas une injustice monstrueuse qu’un écrit qui contient, dit-on, les clefs de l’interprétation de la Bible et du bonheur...

Hillel l’interrompit :

-  Quelques clefs seulement.

-  Bon, mais au moins quelques-unes, donc, que ce texte ne soit accessible qu’aux riches du fait de sa grande valeur et de sa rareté ? En un seul exemplaire qui se trouve au muséum de Londres par-dessus le marché, d’après ce que je me suis laissé dire ? Écrit en chaldéen, en araméen, en hébreu, je ne sais quoi ? Est-ce que moi, par exemple, j’ai jamais eu dans ma vie l’occasion d’apprendre ces langues-là, ou d’aller à Londres ?

-  Vous avez donc mis là tous vos désirs avec une si brûlante ardeur ? demanda Hillel non sans une légère ironie.

-  Franchement, non, convint Zwakh un peu déconcerté.

-  Alors ne vous plaignez pas, dit sèchement Hillel. Celui qui ne cherche pas l’Esprit avec tous les atomes de son corps - comme un noyé cherche l’air - celui-là ne contemplera pas les mystères de Dieu.

« Il doit tout de même exister un livre qui contient toutes les clefs des énigmes de l’autre monde et non pas seulement quelques-unes », pensai-je alors, tandis que mes mains jouaient machinalement avec le Fou que j’avais toujours dans la poche, mais avant que j’eusse pu mettre la question en mots, Zwakh l’avait fait.

Hillel eut de nouveau un sourire énigmatique.

-  Toute question que l’homme peut poser reçoit sa réponse dans l’instant même où il l’a conçue.

Zwakh se tourna vers moi :

-  Vous comprenez, vous, ce qu’il veut dire par là ?

Je ne répondis rien et retins mon souffle pour ne pas perdre une syllabe des propos de Hillel. Schemajah poursuivit :

-  La vie entière n’est rien d’autre que des questions devenues formes, qui portent en elles le germe de leur réponse, et des réponses grosses de questions. Celui qui y voit autre chose est un fou.

Zwakh frappa la table du poing :

-  Bien sûr : des questions qui s’expriment chaque fois différemment et des réponses que chacun comprend différemment.

-  C’est exactement cela, dit Hillel indulgent. Traiter tous les hommes avec une seule cuillère est le privilège des médecins. Le questionneur reçoit la réponse dont il a besoin : sinon la créature ne suivrait pas le chemin de ses aspirations. Croyez-vous donc que nos textes juifs sont écrits exclusivement avec des consonnes par pur caprice ? Chacun doit trouver par ses propres moyens les voyelles cachées qui révéleront le sens déterminé pour lui seul de toute éternité ; il ne faut pas que la parole vivante se fige en un dogme mort.

Le montreur de marionnettes protesta violemment :

-  Ce sont des mots, Rabbi, des mots ! Je veux bien m’appeler le dernier des fous si j’y comprends quelque chose.

Fou ! ! Le mot me frappa comme la foudre et je faillis tomber de mon siège.

Hillel évita mon regard.

-  Qui sait si vous ne vous appelez pas ainsi en réalité. - Les propos de Hillel m’arrivaient à l’oreille comme d’un lointain reculé. - Il ne faut jamais être trop sûr de son affaire. Au reste, puisque nous parlons de cartes : monsieur Zwakh, jouez-vous aux tarots ?

-  Naturellement. Depuis mon enfance.

-  Dans ce cas, je m’étonne que vous réclamiez un livre contenant toute la Cabale, alors que vous l’avez eu mille fois dans les mains.

-  Moi ? Dans les mains ? Moi ? Zwakh s’empoigna la tête.

-  Parfaitement, vous ! Il ne vous est jamais venu à l’idée que le jeu de tarots a vingt-deux atouts, exactement autant que l’alphabet hébreu a de lettres ? Nos cartes de Bohême ne portent-elles pas encore en surabondance des figures qui sont autant de symboles évidents : le soleil, la mort, le diable, le Jugement dernier ? Mon cher ami, avec quelle force voulez-vous donc que la vie vous crie les réponses à l’oreille ? Ce que vous n’avez pas besoin de savoir, c’est que Tarot a le même sens que l’hébreu Tora = la loi, ou le vieil égyptien Tarout = celle qui est interrogée et dans l’antique langue zend, torisk = j’exige la réponse. Mais les savants, eux, auraient dû le savoir avant de lancer l’hypothèse que le tarot date du temps de Charles VI. Et ainsi, de même que le Fou est la première carte du jeu, l’homme est la première figure dans son propre livre d’images, son propre double : la lettre hébraïque aleph, qui a la forme d’un homme montrant d’une main le ciel et de l’autre la terre signifie donc : « Ce qui est vrai en haut est vrai en bas ; ce qui est vrai en bas est vrai en haut. » C’est pourquoi j’ai dit il y a un instant : qui sait si vous vous appelez vraiment Zwakh, ne vous en portez pas garant.

Hillel ne cessait de me regarder et je pressentais que sous ses paroles un abîme de significations nouvelles s’ouvrait.

« Ne vous en portez pas garant, maître Zwakh ! On peut se trouver engagé dans de sombres chemins dont nul ne sort s’il ne porte un talisman. Selon la tradition, trois hommes descendirent un jour dans le Royaume des Ténèbres ; l’un revint fou, l’autre aveugle, seul le troisième, le Rabbi ben Akiba rentra chez lui sain et sauf en déclarant qu’il s’était rencontré lui-même. Combien sont dans son cas, combien comme Gœthe se sont rencontrés, habituellement sur un pont, ou dans un chemin qui mène d’une rive à l’autre d’un cours d’eau, se sont regardés les yeux dans les yeux, et ne sont pas devenus fous ! Mais alors ce n’était qu’un reflet de leur propre conscience et non le vrai double, non ce que l’on appelle « Habal Garmin », l’haleine des os, dont il est écrit : tel il est entré au tombeau, imputrescible dans ses membres, tel il se lèvera au jour du Jugement dernier. - Le regard de Hillel s’enfonçait toujours plus profondément dans mes yeux. - Notre grand-mère disait de lui : « Il habite loin au-dessus de la terre, dans une pièce sans porte, avec une seule fenêtre de laquelle on ne peut se faire entendre des hommes. Celui qui parvient à le dompter et à le... civiliser, celui-là sera en paix avec lui-même. » Pour en finir, en ce qui concerne le jeu de tarots, vous le savez aussi bien que moi : pour chaque joueur, les cartes sont distribuées différemment, mais celui qui utilise bien les atouts gagne la partie. Venez donc, monsieur Zwakh ! Allons-nous-en, sinon vous boirez tout le vin de maître Pernath et il n’en aura plus pour lui.



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