Arquivo Pessoa - Obra Édita

Fernando Pessoa - Bureau de Tabac (fragments)

Álvaro de Campos
lundi 21 novembre 2022.
 
Trad. Armand Guibert

JE ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela mis à part, je porte en moi tous les rêves du monde.

Je suis aujourd’hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois
Au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle,
Et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
J’ai sur mon sein hypothétique pressé plus d’humanités que le Christ.
J’ai fait en secret des puilosophies que nul Kant n’a rédigées,
Mais je suis, et peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
Sans pour autant y avoir mon domicile.
Je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
Je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
Je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
Et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
Celui qui entendit la voix de Dieu au fond d’un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien...
Que la Nature déverse sur ma tête ardente Son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux,
Quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout...
Esclaves cardiaques des étoiles,
Nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,
Mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
Nous nous levons et le voici étranger,
Nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
Plus le système solaire et la Voie Lactée et le Vague Illimité.

(Mange des chocolats, petite ;
Mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats.
Dis-toi bien que les religions toutes ensemble n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puisse-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui
d’ailleurs est d’étain, Je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.

J’ai vécu, étudié, aimé, j’ai eu la foi,
Et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour
le seul fait qu’il n’est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
Et je pense : « Peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni
aimé, ni eu la foi,
(Parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans
en rien exécuter) ;
Peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a
coupé la queue,
Et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement. »

Mais le Patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, puis
il est resté sur la porte.
Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
Et le malaise d’une âme brumeuse à demi,
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
A un moment donné mourra également l’enseigne, et mourront
les vers de leur côté.
Après un certain délai mourra la rue où était l’enseigne
Ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé.
En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque
chose de semblable à des humains
Continuera à faire des espèces de vers et à vivre derrière des
matières d’enseignes,
Toujours une chose en face de l’autre,
Toujours une chose aussi inutile que l’autre,
Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,
Toujours le mystère du fond aussi certain que le sommeil du
mystère de la surface,
Toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.
Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter
du tabac ?)
Et la réalité plausible s’abat sur moi tout soudain.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
Et je vais méditer d’écrire des vers où c’est l’inverse que
j’exprime.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
Et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les
pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome,
Et je savoure, en un moment sensible et compétent,
La libération en moi de tout le spéculatif
Et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un
malaise passager.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
Et je continue à fumer,
Tant que le Destin me l’accordera je continuerai à fumer.
(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,
Peut-être que je serais heureux)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du Bureau de Tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon ?)
Ah ! Je le connais : c’est Estève, animal non-métaphysique.
(Le Patron du Bureau de Tabac est arrivé sur le seuil)
Comme sous l’effet d’un instinct divinatoire Estève s’est
retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié : « Bonjour, Estève ! »,
et l’univers
S’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le Patron
du Bureau de Tabac a souri.


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