Le visage vert

Meyrink (Visage Vert:223-231) - Être éveillé est tout

Chapitre XI
dimanche 20 novembre 2022.
 
MEYRINK, Gustav. Le Visage vert. Traduit de l’allemand par A. D. Sampieri. Préface et glossaire de Serge Hutin. Paris : La Colombe, 1964

« Mais maintenant, écoute ce que j’ai à te dire :

« Arme-toi pour les temps qui vont venir !

« L’horloge de l’univers ne va pas tarder à sonner la douzième heure ; le chiffre sur le cadran est rouge et trempé de sang. C’est à cela que tu le reconnaîtras.

« La première heure nouvelle sera précédée d’un ouragan.

« Veille, afin qu’elle ne te trouve pas endormi, car ceux qui arriveront les yeux fermés au jour nouveau, demeureront les bêtes qu’ils étaient et ne pourront plus être éveillés.

« Il existe aussi un équinoxe spirituel. La première heure nouvelle dont je te parle est le solstice, le point où la lumière fait équilibre à l’obscurité.

« Pendant un millénaire et plus, les hommes ont appris à pénétrer les lois de la nature et à en faire l’application. Heureux ceux qui ont compris le sens de ce travail, et qui ont compris que la loi intérieure est la même que celle du monde extérieur, mais une octave au-dessus : ils sont appelés à la moisson ; les autres demeureront les esclaves qui labourent, face contre terre.

« La clé qui nous rendrait maître de la nature intérieure est rouillée depuis le déluge. C’est : Être éveillé.

« Être éveillé est tout.

« Il n’est rien dont l’homme ne soit aussi fermement convaincu que d’être éveillé ; alors qu’en réalité il est captif d’un filet de sommeil et de rêve qu’il a confectionné lui-même. Plus ce filet est serré, plus le sommeil règne en maître ; ceux qui en sont captifs sont les dormeurs, qui vont dans la vie comme des troupeaux à l’abattoir, mornes, indifférents et sans pensée.

« Les rêveurs parmi eux voient au travers des mailles un monde découpé par un grillage, ils ne voient que des portions qui les induisent en erreur et règlent là-dessus leur conduite, sans savoir que ces images ne sont que des fragments dépourvus de signification d’un tout gigantesque. Ces « rêveurs » ne sont pas, comme tu pourrais le croire, les fantaisistes et les poètes ; ce sont les agités, les travailleurs, les sans-repos de ce monde, qui sont dévorés de la rage d’agir ; on dirait de vilains scarabés laborieux qui grimpent le long d’un tuyau lisse pour... tomber à l’intérieur une fois arrivés en-haut.

« Ils ont l’illusion d’être éveillés, mais ce qu’ils croient vivre n’est en réalité que du rêve, prédéterminé jusqu’au plus petit détail, et à quoi leur volonté ne peut absolument rien.

« Il y a eu et il y a encore parmi les hommes des êtres sachant très bien qu’ils rêvaient, des pionniers qui se sont avancés jusqu’aux remparts derrière lesquels se cache le Moi éternellement éveillé, des voyants tels que Goethe, Schopenhauer et Kant, mais ils ne possédaient pas les armes voulues pour prendre d’assaut la forteresse, et leur appel au combat n’a pas réveillé les dormeurs.

« Être éveillé est tout.

« Le premier pas dans cette direction est si simple qu’il est à la portée d’un enfant ; seul celui qui a l’esprit faussé a désappris la marche et demeure paralysé des deux jambes, parce qu’il ne veut pas se passer des béquilles héritées de ses ancêtres.

« Être éveillé est tout.

« Sois éveillé dans tout ce que tu fais ! Ne crois pas que tu l’es déjà. Non ; tu dors, et tu rêves.

« Rassemble toutes tes forces, et efforce-toi un seul instant de te sentir parcouru dans tout ton corps par ce sentiment : Maintenant je suis éveillé !

« Si tu y parviens, tu te rendras compte immédiatement que l’état dans lequel tu te trouvais jusque là apparaît, vis-à-vis de celui-là, comme un état d’hébétude ou d’ivresse.

« C’est là le premier pas hésitant d’un long, long voyage de la servitude à la toute-puissance.

« De cette façon, avance d’éveil en éveil.

« Il n’existe pas de tourment de la pensée que tu ne puisses bannir ; tu le laisses en arrière, et il ne peut plus t’atteindre ; tu le dépasses par ta croissance, comme la couronne de l’arbre dépasse les rameaux desséchés.

« Les douleurs tomberont d’elles-mêmes comme des feuilles mortes quand tu en seras arrivé au point où l’état de veille se sera emparé aussi de ton corps.

« Les bains glacés des Juifs et des brahmanes, les veilles des disciples du Bouddha et des ascètes chrétiens, les supplices des fakirs hindous pour éviter de s’endormir, ne sont autre chose que des rites extérieurs figés, indiquant comme des débris de colonnes au chercheur qu’à cet endroit, aux temps préhistoriques, s’élevait le temple secret de ceux qui s’efforçaient de veiller.

« Lis les livres sacrés de tous les peuples de la terre : l’enseignement caché de l’état de veille y court d’un bout à l’autre comme un fil rouge : c’est l’échelle de Jacob, qui lutta toute la « nuit » avec l’ange du Seigneur jusqu’à ce que vînt le jour, et qui remporta la victoire [1].

« Tu dois monter d’échelon en échelon, de clarté en clarté dans l’état de veille si tu veux arriver à vaincre la mort dont les armes sont : le sommeil, le rêve et l’hébétude.

« L’échelon inférieur de cette échelle de Jacob s’appelle déjà : le « génie » ; comment pourrions-nous nommer les échelons supérieurs ! Ils demeurent inconnus de la foule et on les tient pour des légendes. L’histoire de Troie a aussi passé pendant des siècles pour une légende jusqu’à ce qu’un homme ait eu finalement le courage d’y aller lui-même faire des fouilles.

« Sur le chemin de l’éveil, le premier ennemi que tu rencontreras sera ton propre corps. Il luttera avec toi jusqu’au premier chant du coq. Mais si tu vois poindre le jour de la veille éternelle, te distinguant en cela des somnambules qui croient être des hommes alors qu’ils sont des dieux endormis, alors le sommeil de ton corps disparaîtra aussi et l’univers te sera assujetti.

« Alors, tu pourras, si tu le veux, accomplir des miracles, et tu ne seras plus obligé d’attendre humblement comme un esclave gémissant qu’il plaise à un cruel faux-dieu de te faire un présent... ou de te trancher la tête.

« Evidemment, le bonheur du bon chien fidèle et rampant : reconnaître au-dessus de lui un maître qu’il puisse servir, ce bonheur ne sera plus possible pour toi, mais demande-toi à toi-même si tu voudrais, même tel que tu es encore maintenant, changer de place avec ton chien !

« Ne te laisses pas effrayer par la peur de ne pas pouvoir, peut-être, atteindre le but dans cette vie ! Celui qui a mis une fois le pied sur notre chemin revient toujours au monde avec une maturité intérieure qui lui permet de continuer son travail. Il naît comme « génie ».

Le chemin que je te montre est parsemé d’expériences extraordinaires : des morts que tu avais connus de leur vivant surgiront devant toi et te parleront ! Ce ne seront que des images ! Des formes lumineuses baignées de clarté t’apparaîtront et te béniront. Ce ne seront que des images... des formes exhalées par ton corps qui, sous l’influence de ta volonté transformée, meurt de la mort magique et, de matière, devient esprit comme la glace solide au contact du feu se dissout en laissant échapper des bulles de vapeur.

« Quand tu auras dépouillé ton corps de tout ce qui est cadavre, alors seulement tu pourras dire : maintenant le sommeil s’est éloigné de moi pour toujours.

« Mais alors sera accompli le miracle auquel les hommes ne peuvent croire car, trompés par leurs sens, ils ne savent pas que matière et énergie c’est la même chose, ce miracle que, même si on t’enterre, il n’y aura pas de cadavre dans le cercueil.

« Alors seulement, pas avant, tu pourras distinguer l’essence de l’apparence ; celui que tu rencontreras alors ne pourra être que l’un de ceux qui t’ont précédé sur ce chemin. Tous les autres sont des ombres.

« Jusque-là, tu ne sauras pas si tu es le plus heureux ou le plus malheureux des hommes. Mais ne crains point : aucun de ceux qui ont pris le chemin de la veille, même s’il s’égare, n’a jamais été abandonné par ses guides.

« Je vais t’indiquer un signe auquel tu pourras reconnaître si une apparition est réalité ou mirage : Si elle s’approche de toi et que ta conscience soit troublée, et que les objets du monde extérieur se confondent ou disparaissent à tes yeux, alors, n’y crois pas ! Prends garde ! C’est une parcelle de toi... Si tu ne saisis pas le symbole qui s’y cache, ce n’est qu’un fantôme sans consistance réelle... une ombre, un voleur qui se nourrit de ta vie.

« Les voleurs qui dérobent la force de l’âme sont plus redoutables que les voleurs de la terre. Ils t’attirent comme des feux follets dans les marécages d’une espérance trompeuse pour t’abandonner dans les ténèbres et t’y laisser disparaître à jamais.

« Ne te laisse aveugler par aucun miracle qu’ils auraient l’air de faire pour toi, par aucun nom sacré qu’ils puissent emprunter, par aucune prophétie qu’ils puissent énoncer, même si elle se réalise ; ce sont tes ennemis mortels chassés de l’enfer de ton corps, avec lesquels tu devras lutter pour la suprématie.

« Sache que les forces merveilleuses qu’ils possèdent, sont les tiennes propres, détournées par eux pour te maintenir en esclavage. Ils ne peuvent vivre que de ta vie, mais, si tu en triomphes, ils s’effondreront et ne seront plus que des instruments muets et dociles que tu pourras manier à ton gré.

« Innombrables sont les victimes qu’ils ont faites parmi les hommes ; lis l’histoire des visionnaires et des sectateurs, et tu verras que la voie que tu suis est jonchée de crânes.

« L’humanité s’est inconsciemment édifié un rempart contre eux : le matérialisme. Ce rempart constitue une protection infaillible, c’est un symbole du corps, mais c’est en même temps le mur d’une prison qui empêche de voir au-delà.

« Aujourd’hui qu’il s’effrite lentement et que le phénix de la vie intérieure renaît, avec des ailes neuves, de ses cendres dans lesquelles il a été longtemps comme mort, les vautours d’un autre monde commencent aussi à battre des ailes. C’est pourquoi tu dois prendre garde. Seule la balance dans laquelle tu pèseras ta conscience pourra t’indiquer quand tu pourras te fier à ces apparitions ; plus elle sera éveillée, plus elle penchera en ta faveur.

« Si un guide, un aide ou un frère d’un monde spirituel veut t’apparaître, il faut qu’il puisse le faire sans dépouiller ta conscience ; tu pourras, comme Thomas l’incrédule, mettre ta main dans son côté.

« Eviter les apparitions et leurs dangers serait chose facile : tu n’aurais qu’à être pareil à un homme ordinaire. Mais qu’y gagnerais-tu ? Tu demeurerais prisonnier dans la geôle de ton corps jusqu’à ce que le bourreau « Mort » te traîne à l’échafaud.

« Le désir des mortels de voir les formes des êtres surnaturels est un cri qui réveille aussi les fantômes des enfers, parce que c’est un désir qui n’est pas pur, parce qu’il est avidité et non pas désir, parce qu’il veut « prendre » d’une manière ou d’une autre, au lieu de supplier qu’on lui apprenne à « donner ».

« Tous ceux qui se trouvent sur terre comme dans une prison, tous les hommes pieux qui implorent leur délivrance, tous, sans s’en rendre compte, évoquent le monde des spectres.

« Fais de même. Mais : consciemment !

« Existe-t-il, pour ceux qui le font inconsciemment, une main invisible capable de changer magiquement en un îlot le marécage où ils ne peuvent manquer de s’enliser ? Je ne sais pas. Je ne veux pas le contester... mais je ne crois pas.

« Lorsque, sur le chemin de l’éveil, tu traverseras le royaume des spectres, tu t’apercevras peu à peu que ce ne sont que des pensées que tout à coup tu peux voir de tes yeux. C’est pourquoi elles te paraissent étrangères et prennent la forme de créatures ; car le langage des formes est autre que le langage du cerveau.

« Alors sera venu le moment où s’accomplira pour toi la plus curieuse des transmutations : les hommes qui t’entourent deviendront des spectres. Tous ceux que tu as aimés deviendront subitement des fantômes. Et jusqu’à ton propre corps.

« C’est la solitude la plus redoutable qui se puisse imaginer, celle du pèlerin au désert, où celui qui ne sait y découvrir la source de la vie est condamné à mourir de soif.

« Tout ce que je viens de te dire là se trouve également dans les livres des hommes pieux de tous les peuples : l’avènement d’un nouveau règne, l’éveil, la maîtrise du corps, et la solitude, et cependant un abîme infranchissable nous sépare de ces hommes pieux : ils croient qu’un jour viendra où les hommes bons entreront au Paradis et les méchants seront jetés dans les abîmes de l’enfer. Nous savons qu’un moment viendra où beaucoup seront éveillés et seront séparés de ceux qui dorment comme les maîtres le sont des esclaves, parce que ceux qui dorment ne peuvent comprendre ceux qui sont éveillés. Nous savons qu’il n’y a pas le bien et le mal, mais seulement « vérité » et « erreur ». Ils croient que « l’état d’éveil » consiste à garder les yeux et tous ses sens ouverts, et à ne pas se coucher la nuit, afin de pouvoir s’adonner à la prière. Nous savons que « l’état d’éveil » est un réveil du Moi immortel, et que si le corps ne dort pas, cela en est la conséquence naturelle. Ils croient qu’il faut négliger et mépriser le corps parce que c’est un corps de péché. Nous savons qu’il n’y a pas de péché, que le corps est le commencement par lequel nous devons commencer, et que nous sommes descendus sur terre pour le changer en esprit. Ils croient qu’on doit se retirer avec son corps dans la solitude pour purifier son esprit. Nous savons que notre esprit doit s’en aller d’abord dans la solitude pour transfigurer notre corps.

« C’est à toi seul de choisir la voie : la nôtre, ou la leur. Il faut que ce soit de ta propre volonté.

« Je n’ai pas le droit de te donner un conseil ; mieux vaut cueillir un fruit amer de ta propre initiative que de... contempler un fruit doux dans l’arbre d’après les conseils d’autrui.

« Seulement, ne fais pas comme beaucoup, qui savent bien qu’il est écrit : “ Examinez toutes choses et conservez le meilleur ”... et qui s’en vont sans rien examiner et conservent... la première chose venue. »

[1] Genèse : XXVIII, 12 à 15 et XXXII, 24 à 32.



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