Sortilèges du Verbe

Ghyka (Verbe) - MÉTAPHORE ET ANALOGIE

Matila C. Ghyka
mardi 16 décembre 2008.
 
« Essayer un examen fondamental de la métaphore ne serait rien moins qu’une investigation de la genèse de la pensée elle-même. »

Id quod inferius
Sicut quod superius
(Formule analogique des alchimistes et Rose-Croix, tirée de la Table d’Émeraude.)

COMPARAISONS ET MÉTAPHORES

Ayant ainsi passé en revue les divertissements d’apparence frivole que permet la manipulation des mots, revenons à la sémantique proprement dite. Nous avons jusqu’ici évoqué surtout les suggestions phonétiques directes, par onomatopée ou Einfühlung (identification sympathique) ; attaquons-nous maintenant à la suggestion plus cérébrale opérée par l’image, et par l’opération qui, au moyen des images et de leur association ou transfert, aboutit à la métaphore.

Il s’agit de se débrouiller dans les notions apparentées et enchevêtrées d’image, de comparaison, de symbole, d’allégorie et de métaphore ; faire cette énumération permet déjà d’y voir un peu clair.

Comme le dit l’auteur anonyme d’un excellent article sur la métaphore, paru voici quelques années (Du 14 octobre 1926) dans le supplément littéraire du Times :

« Essayer un examen fondamental de la métaphore ne serait rien moins qu’une investigation de la genèse de la pensée elle-même. »

Un exemple de pensée métaphorique enchâssée dans l’étymologie d’un mot est fourni par l’origine du mot « personne » ; la racine latine persona vient en effet d’un mot étrusque [2] signifiant masque d’acteur.

Je me permets de reproduire ci-après un passage de mon « Nombre d’Or » commentant l’article sus-mentionné : « Une métaphore peut ne contenir aucune image visuelle, mais elle contiendra toujours, fût-ce comme l’allusion la plus condensée, la plus dissimulée, une comparaison et le « transfert » (traduction littérale du mot métaphore) d’idées qui en résulte. »

Suivait la définition d’Aristote :

« Mais la plus grande chose de toutes est loin d’être un maître de la métaphore. C’est la seule chose qu’on ne puisse apprendre des autres ; et c’est aussi un signe de génie original, car une bonne métaphore implique la perception intuitive de la similitude dans les choses dissemblables. »

« Nous retrouvons (disait mon commentaire) l’idée du Même et de l’Autre, de l’Unité dans la Variété, du grand principe de l’Analogie qui, dans Platon et Vitruve, régit les compositions plastiques et architectoniques, devenu ici procédé d’intégration mentale ; et cette synthèse instantanée, révélant l’unité ou l’enchaînement d’un ensemble de concepts ou de sentiments jusqu’alors distincts dans la conscience, agit sur l’intellect conformément au principe hédonistique du moindre effort, de simplification harmonique, dont nous avons aussi noté l’action à propos des perceptions visuelles et auditives. »

Au risque d’être pédant, je rappellerai que la comparaison implicite qui se trouve en toute métaphore est l’essence même non seulement de l’analogie lato sensu, mais aussi de l’analogie mathématique ou proportion [3], celle qui introduit dans une composition géométrique le jeu récurrent des similitudes ; la proportion n’est que l’aspect mathématique (égalité de deux rapports) d’une comparaison qui, du fait qu’elle s’occupe de grandeurs mesurables, peut se réduire à des nombres ou symboles algébriques [4].

Les comparaisons explicites :

Ce que le titan chauve est à l’archange imberbe
Don Jayme l’est à don Ascagne.
V. HUGO.

et (de Louis Bouilhet) :

Tu n’as jamais été même aux jours les plus rares
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur.

(Ici deux des quatre termes sont réduits à un : l’archet, au propre et au figuré) :

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton’cœur.

Ici les quatre termes sont au complet : air dans bois creux comme rêve dans cœur vide ont logiquement la même structure que la constatation :

A est à B comme C est à D,

équivalence de deux relations qui, en géométrie ou en algèbre, prend l’aspect plus précis de l’égalité de deux rapports, d’une proportion géométrique, ce qu’en notation mathématique nous écrivons :

A : B = C : D ou A/B = C/D

Les comparaisons qui précèdent sont tellement précises, articulées, qu’elles trouveraient aussi bien leur place en prose. Dans les exemplaires suivants la comparaison est moins explicite ; nous avons déjà des semi-métaphores :

Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive est au soleil une mitre.
V. HUGO.

Charles fut le vautour,
Philippe est le hibou.
V. HUGO.

On distingue des tours sur l’épine dorsale
D’un mont lointain qui semble une ourse colossale.
V. HUGO.

Il y a ici à la fois des images pures et les comparaisons afférentes ; mais ces comparaisons sont encore trop ingénieuses, ne seraient pas déplacées en prose (en « langage des sciences » dirait P. Servien) ; ce n’est pas encore le « coup de vent » de la métaphore, qui demande non seulement de l’imprévu mais une condensation effective.

Voici encore un passage de l’étude sur la métaphore mentionnée plus haut :

« L’essentiel est simplement qu’il y ait eu cette perception intuitive de similitude entre des concepts différents dont parle Aristote. Ce que nous demandons en premier lieu est que l’analogie soit réelle et qu’elle ait été inobservée jusqu’à présent [5], ou rarement entrevue, de sorte qu’elle nous frappe avec l’effet d’une révélation ; quelque chose d’inconnu est, subitement mis en lumière. A ce point de vue, l’image est ici vraiment créatrice ; elle marque un pas en avant, pour l’écrivain qui la perçoit et le lecteur qui la reçoit, dans la conquête de la réalité. »

L’auteur de cet article constate que Shakespeare fut peut-être le plus grand maître dans l’emploi des métaphores.

Les métaphores élizabéthaines sont des fusées qui éblouissent, sauvées de l’absurde par l’audace même des comparaisons et des ellipses, et par la beauté de leurs images.

Ainsi chez Shakespeare, sur la galère de Cléopâtre, les voiles pourpres sont si parfumées que les vents en sont malades d’amour [6] ; Antoine est si puissant que les royaumes et les îles tombent de ses poches comme des plats d’argent [7] ; on connaît le vers immortel de Marlowe sur la beauté d’Hélène :

Is that the face that launched a thousand ships ?

Un peu plus tard, le marquis de Montrose, condamné par les covenanters écossais à être écartelé vif, etc., pour sa fidélité aux Stuarts, écrit dans la nuit précédant son exécution, au milieu des gardes qui buvaient et juraient, un poème digne de Shakespeare où il s’évoque, nageant vers Dieu dans le lac écarlate de son sang [8].

Dans la dédicace en vers précédant ses Sept Piliers de la Sagesse, le colonel Lawrence commence par la fière image très élizabéthaine :

J’ai inscrit ma volonté au travers du ciel avec des étoiles.
(And (I) wrote my will across the sky in stars.)

Chez Victor Hugo, images et métaphores sont en général clairement campées (la lune « faucille d’or dans le champ des étoiles », les passions qui s’éloignent avec l’âge et disparaissent « comme un essaim chantant d’histrions en voyage ») ; son « Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel .été » (celui-là même qui « avait en s’en allant négligemment jeté » - cette faucille d’or...) nous satisfait davantage parce que « l’éternel été » garde en partie son mystère. Car, après le passage des symbolistes et la rude école de Mallarmé et de Valéry, nous sommes portés à reprocher à leurs prédécesseurs de ne pas être... assez obscurs, dans leurs métaphores du moins, et assez elliptiques ; c’est la condensation que nous recherchons maintenant, suivie de l’illumination brusque. Et l’illumination n’a pas besoin d’éclairer un paysage précis (comme les allégories standardisées des poètes classiques) ; la métaphore pleinement satisfaisante s’accommode d’une « aura », et, comme les réponses des oracles antiques, très souvent ne daigne pas résoudre le problème, expliquer le symbole.

Nous sommes revenus à la conception élizabéthaine.

Quelques métaphores réussies d’aujourd’hui :

« les Slaves... ces hommes aux yeux de comète qui nous regardent à travers les forêts baltiques. » PAUL MORAND.

« L’odeur du fleuve était prise dans l’air gelé comme un poisson. » GERMAINE BEAUMONT.

De Déon-Paul Fargue :

Une pompe comptait dans son auge de pierre.
L’heure tourne et sonne au buffet des songes.

D’image célèbre de P. Valéry :

Le temps d’un sein nu
Entre deux chemises.

De Nerval (déjà cité dans le fragment du Desdichado) le « Soleil noir de la mélancolie » est une magnifique image, et qui, conformément aux spécifications idéales décelées plus haut, garde sa part d’inconnu, de transcendance non résoluble.

De Claudel, une phrase déjà citée dans un autre chapitre au point de vue des timbres, et que je reprends ici pour attirer l’attention sur ses métaphores :

« D’Amérique, comme une immense corne d’abondance, je dis ce calice de silence, ce fragment d’étoile, cet énorme quartier du paradis, le flanc penché au travers d’un océan de délices ! »

Toutes les images sont belles, s’échelonnent en divers degrés de clarté, mais la plus belle est la plus obscure, et la plus... lumineuse à la fois : « ...je dis ce calice de silence ». De silence d’un continent vierge sur une mappemonde.

Deux métaphores ingénieuses, avec transfert d’une image dans le domaine des sons :

L’été dans l’herbe, au bruit moiré d’un vol d’abeilles. P. VERLAINE.

...J’entends
Vibrer d’un moucheron l’arabesque sonore
CHARLES GUÉRIN.

C’est peut-être Mallarmé qui, aux chasseurs de métaphores, de chaînes de métaphores où la simple image masque souvent le symbole, et le symbole l’idée, réserve les plus grandes joies. D’ellipse est volontairement poussée jusqu’à l’hermétisme, la clef du mystère est parfois jetée dans le puits d’une Vérité au visage voilé ; mais l’agencement parallèle des timbres et des rythmes atteint souvent la perfection, et la nébuleuse scintillante des métaphores s’accompagne d’harmoniques de bronze ou de cristal. On a ici l’illustration parfaite d’une phrase de Valéry sur la composition poétique :

« Tandis que le fond unique est exigible en prose, c’est ici la forme unique qui ordonne et survit. C’est le son, c’est le rythme, ce sont les rapprochements physiques des mots, leurs effets d’induction ou leurs influences mutuelles qui dominent, aux dépens de leur propriété de se consommer en un sens défini et certain... Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres ; il redevient - comme l’effet de son effet - cause harmonique de soi-même [9]. »

Et, rappelons-le, le mot en soi joue un rôle capital dans ces réfléchissements harmoniques de timbres et d’images, le mot qui n’est pas seulement élément du discours, mais un microcosme pouvant combiner en soi les trois harmonies :

a) Forme et Rythme (charpente et proportion tonique, ou rythme des accents d’intensité) ;

b) Timbre-Couleur (avec la ligne mélodique des timbres) ;

c) Qualité métaphorique (puissance de suggestion, d’évocation, de libération).

Une phrase de Mallarmé dans une lettre à F. Coppée éclaire bien ce double aspect (entité autonome ou articulation d’un tout plus vaste) du mot, et l’action subtile de son philtre incantatoire :

« ...Ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poème, les mots qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir l’impression du dehors - se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme. »

Cette phrase et celle de Valéry citée plus haut nous font maintenant comprendre en toute clarté le rôle des mots catalyseurs ou plaques tournantes (or, azur, pur, etc.) chez les deux poètes. Répétons de Valéry quelques vers déjà cités :

Azur ! c’est moi...
Je viens des grottes de la mort...
L’œil dans l’or ardent de ta laine...
Le marbre aspire, l’or se cambre...
Toi mon épaule, où l’or se joue...

Et encore une fois les trois nobles vers du Cimetière marin où certainement « les mots se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre » :

Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres [1].

Miss Deborah A.K. Aish, dans son intéressante thèse sur La Métaphore dans l’Œuvre de Mallarmé (E. Droz, édit., Paris, 1938), auquel le présent chapitre doit beaucoup, écrit très justement :

« A chaque mot, en dehors de sa signification ordinaire, il (Mallarmé) attribue une valeur esthétique absolue [10]. »

Voici deux exemples d’images mallarméennes dans lesquelles l’inattendu de l’image s’allie à l’harmonie de la composition, le tout sans la moindre apparence d’effort ; ce sont des quatrains tirés de ces Vers de Circonstance, qu’il inscrivait sur des livres, des éventails, des cartes du Jour de l’An, envoyés à ses amies :

Ne t’inquiète pas ! souci,
Hasard, tout un an je souhaite
Que rien n’étonne ton sourcil
Vaste comme un vol de mouette.

Et :

La dame pour faire semblant
Dans la piscine éternelle
Plonge son pied au reflet blanc...
Mais la jeune source est en elle.

Ce sont les mots vol et source qui condensent le charme de ces deux poèmes, en en réfléchissant indéfiniment les échos et les images.

L’ANALOGIE

La métaphore repose donc sur l’analogie, évidente ou obscure, entre deux images ou deux idées (ou une image et une idée), et Miss Deborah Aish (op. cit.) perçoit très lucidement l’importance du concept d’analogie dans l’œuvre de Mallarmé.

« Pour Mallarmé, écrit-elle, l’analogie est la seule logique possible (c’est en effet la logique du poète).
 
« Cette logique des correspondances est indépendante de tout... Selon lui, l’univers est fait d’analogies... Tout pour lui était métaphore, comparaison, image. L’analogie était la façon la plus simple de comprendre ; instantanément il apercevait les points de comparaison. »

C’est bien l’application à la création poétique des Correspondances de Baudelaire que je citerai maintenant ; leur influence sur Mallarmé fut déterminante :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
 
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Mais en écoutant cette voix, Mallarmé était dans la plus pure tradition méditerranéenne ; d’abord, nous l’avons déjà dit, dans celle d’une doctrine ésotérique remontant par delà Paracelse et le moyen âge à la Kabbale, à l’hermétisme alexandrin, à Platon et à Pythagore [11].

Le « ce qui est en haut se répète en bas » (Id quod inferius - Sicut quod superius) de la Table d’Émeraude, la correspondance du Macrocosme (l’Univers) et du Microcosme (l’Homme) sont le fondement d’un ésotérisme reflété spécialement dans les spéculations sémantiques et numérologiques de la Kabbale [12], elles-mêmes empruntées au néo-pythagorisme. Nous avons déjà mentionné le « Nom Sacré », inexprimable, incommunicable, le Schéma des Kabbalistes ; il reparaît dans le « Mot Perdu » des Maçons et des Rose-Croix, et de la Franc-Maçonnerie [13] spéculative. Nous avons parlé aussi des « mots de puissance » de l’ancienne Egypte ; dans la Kabbale, les lettres mêmes étaient magiques, avaient la puissance des mots, car elles étaient en même temps des « archétypes » de nombres, comme le Yod ou G de l’étoile maçonnique, représentant Dix, la Décade, le Nombre du Macrocosme (cf. Nicomaque de Gérase) et placé dans les emblèmes maçonniques [14] au centre du pentagramme, symbole de l’Homme (Microcosme).

Mais, comme il ressort des textes de Platon et de Vitruve, cette doctrine de l’analogie fut parallèlement le fondement de l’architecture grecque et gothique : analogie formelle entre les raisons d’être de l’harmonie musicale et celles de l’eurythmie dans l’espace (architecture, arts plastiques et graphiques), et rôle des analogies à l’intérieur de chacun de ces domaines pour organiser harmoniquement leurs éléments (c’est la conception « symphonique » de l’architecture [15]).

Le principe d’analogie en architecture a été ainsi formulé par Tiersch :

« Nous avons trouvé en observant les œuvres les plus réussies de tous les temps que, dans chacune de ces œuvres, une forme fondamentale se répète, et que les parties forment, par leur composition et disposition, des figures semblables... L’harmonie ne résulte que de la répétition de la figure principale de l’œuvre dans ses subdivisions. »

Si tout le Symbolisme en tant qu’école littéraire peut se dériver des Correspondances de Baudelaire, le Symbolisme lato sensu est, on le voit, plus qu’une technique ; ou du moins peut-on dire que cette technique dérive d’une attitude philosophique, de l’interprétation « symphonique » de l’univers [16].

Les métaphores du Symbolisme littéraire nous mènent naturellement aux contes dans lesquels (comme dans la Canne de Jaspe d’Henri de Régnier) les symboles dépassent leur rôle de simples ornements ; elles nous ramènent aussi aux contes de fées et aux légendes populaires, dont l’École de Freud nous a montré l’importance (les mythes comme rêveries collectives, évasions et « projections de désir » de la jeunesse des peuples). Ici les symboles nous touchent plus que la réalité ; comme dans nos rêves, ils sont la réalité interprétée sur un plan « supérieur » (le Surréalisme actuel est un rameau ou un renouveau du Symbolisme envisagé sous cet aspect général). Mais au symbolisme des images et des désirs se joint tout naturellement celui des idées ; comme l’écrit Pierre Guéguen dans son livre sur Paul Valéry :

« Au fond, à côté des images matérielles qui jettent le pont entre deux points du monde, il y a des images transcendantes qui, par une échelle très ténue, conduisent d’un monde à l’autre. Cette échelle se balance sans cesse sur le style valéryen et invite notre esprit à monter. »

L’ANALOGIE, FIL D’ARIANE DE LA PENSÉE MÉDITERRANÉENNE

Nous examinerons plus bas le rôle de la composition littéraire envisagée sous cet angle analogique (les métaphores mallarméennes nous y mènent directement), mais il convient avant de terminer cette plongée dans le passé du symbolisme de constater que ce n’est pas seulement dans les arts proprement dits (architecture, arts plastiques, musique, poésie) qu’ont régné et que régnent encore la recherche et la notation de l’analogie.

Notre civilisation méditerranéenne (ou « occidentale »), toute la technique qui a rendu prépondérantes la race blanche et celle parmi les races jaunes qui a su l’imiter, sont (comme l’avait prédit Platon) à base de géométrie, la géométrie des proportions et des similitudes d’Euclide, d’Eudoxe et de Platon lui-même. La proportion géométrique, rappelons-le, constate une analogie, l’égalité de deux rapports, ou (c’est une autre façon de définir la proportion) la présence d’un rapport invariant.

C’est ce qui se retrouve dans toute similitude ; le phénomène conjugué pour ainsi dire de celui d’analogie est donc celui d’invariant : lorsqu’il y a analogie, similitude, quelque chose dans le transfert d’un élément à l’autre reste invariant.

Notre logistique (discipline symbolique comprenant la logique et la mathématique) a aussi adopté la notion d’invariant comme son outil le plus fécond d’exploration et de systématisation.

Le principe d’identité d’abord, puis l’armature du syllogisme et celle du principe d’induction complète, reposent en particulier sur ces deux notions corrélatives d’analogie et d’invariance ; en mathématiques pures on sait que le calcul des invariants est le noyau de la théorie des groupes (avec comme forme spéciale le calcul différentiel absolu appliqué entre autres à la théorie de la relativité [17]).

Cette recherche de l’invariant est ainsi devenue l’outil éminent "de notre recherche de l’absolu dans les domaines de la philosophie mathématique et de la cosmogonie, confirmant notre affirmation que la conception analogique, métaphorique, de l’univers est bien propre à notre civilisation et à sa vision du monde sensible [18].

La logique chinoise, elle, est fondée sur l’énumération et l’interprétation de toutes les permutations possibles de deux symboles représentant le principe mâle et le principe féminin (les 8 trigrammes magiques et leurs 64 combinaisons), doctrine développée dans l’immémorial Yi-King, ou « Livre des Changements ».

Comme les idéogrammes chinois représentent des symboles visuels et non pas phonétiques, les métaphores chinoises restent en général des images proprement dites. On peut dire d’une façon très approximative que les Chinois pensent et s’expriment en énumérations, combinaisons (permutations) et en images, les Sémites en images et en paraboles, les « Occidentaux » en analogies et en métaphores (analogies condensées).

C’est l’esprit qui perçoit les analogies invisibles pour les autres qui sera chez nous le « bâtisseur de ponts », le savant ou le poète [19].

Baudelaire, dans ses Correspondances, n’a pas seulement résumé le programme d’une école littéraire, mais nous a livré l’écho immortel des rêveries et des méditations à travers plus de deux mille ans des races qui élaborèrent la civilisation occidentale.

[1] Je crois décidément que marbre rejoint or, azur> pur, dur, dans la classe des mots talismans de P. Valéry.

[2] Cf. aussi le nom propre étrusque Porsenna.

[3] Les Grecs et Vitruve appelaient analogia la proportion géométrique : a/b=c/d.

[4] La comparaison, puis l’évaluation du rapport, constituent les opérations fondamentales du jugement ; c’est une « pesée » logique qui s’effectue.

[5] Ceci écarte en général l’allégorie, forme la plus pesante de la métaphore et qui tombe souvent dans le cliché (les bras de Morphée, l’aurore aux doigts de rose, etc. ; cela évoque les clichés académiques architecturaux : trophées, etc.) ; l’allégorie, en effet, est rarement inédite, et fait allusion à un mythe, un fait historique, un symbole, que l’on suppose être connu.

Le symbole proprement dit, par contre (allégorie secrète, pas encore expliquée, ou image encore neuve), auquel se réduit souvent la métaphore, peut être spontané, frais ; même s’il n’est pas nouveau, son application à un objet donné peut être inattendue. C’est ici qu’entre l’élément de surprise, obtenu le plus souvent par la condensation, l’ellipse.

[6] Purple the sails, and so perfumed that / The winds were love sick with them.

[7] 2. ...., realms and islands were / As plates dropped from his pocket. Une autre métaphore absurde, inexplicable, et réussie, de Shakespeare : « My salad days ! » pour « mes années de jeunesse » (verdure, mélange incohérent) .

[8] Let them bestow on every airth a limb / Then open all my veins, that I may swim / To Thee, My Maker, in that crimson lake...

[9] Nouvelle Revue Française, 1er février 1930

[10] Quelques vers funambulesques de Jules Laforgue qui illustrent ceci par le choix extraordinairement sûr des épithètes et leur parfait ajustement :

Des bassins
Pleins d’essaims
D’acrobates
Disparates
Qui patinent
En sourdine...
(Cité par M. Fernand Gregh dans son Portrait de la Poésie française, de Rimbaud à Valéry.)

[11] Mallarmé était conscient du riche mais obscur passé dans lequel plongeaient les racines de son art. Il écrivait à Verlaine : « L’explication orphique de la Terre est le seul devoir du poète. »

[12] Cf. ce passage du Zohar (Livre de la Splendeur) : « La forme de l’homme résume toutes les formes, tant des choses supérieures que des choses inférieures. Parce que cette forme résume tout ce qui est, nous nous en servons pour nous représenter Dieu sous la forme du Vieillard suprême... Le monde supérieur féconde le monde inférieur, lorsque l’homme, médiation entre la pensée et la forme, trouve enfin l’harmonie... Tout ce qui existe est un corps animé par une seule âme. »

[13] Dans un poème (Muses Threnodie) publié à Edimbourg en 1638 :

For we be brethen of the Rosie Crosse
We have the Mason’s Word and second sight.

Rappelons encore le :

Au commencement était le Verbe
Et le Verbe était auprès de Dieu
Et Dieu était le Verbe

de l’Évangile selon saint Jean, et le rôle de l’apôtre saint Jean et de saint Jean-Baptiste dans la Gnose, les traditions se rapportant aux Templiers, et dans celles de la Franc-Maçonnerie.

[14] L’emploi de la lettre G dans ce sens symbolique est antérieur à la Franc-Maçonnerie spéculative ; je trouve la lettre G entre les branches d’un compas dans une gravure allemande du XVIe siècle. Le pentagramme figure entre autres (aussi la Tétractys 1-2-3-4, série des quatre premiers nombres, dont la somme égale 10, figurée par des points) dans les extraordinaires planches de l’Amphithéâtre de l’Éternelle Sapience, publié en 1609 par le Rose-Croix Henri Kunrath.

[15] Vitruve spécifie la correspondance entre les proportions du temple et celles de l’homme ; il insiste sur les corrélations harmoniques dans les proportions du corps humain.

Sur un fragment du temple de Ramsès, au Musée du Caire, se ht l’inscription :

« Ce temple est comme le ciel, en toutes ses dispositions. »

La chaîne analogique, le schéma complet des proportions reliées l’une a l’autre était : Univers, Temple, Homme.

[16] Je trouve dans « La Lettre perdue » d’E. Poe une phrase-clef qui me paraît être le lien entre la tradition « analogique » d’un côté, Baudelaire, Mallarmé et Valéry de l’autre ; elle commence par :

« Le monde matériel est rempli d’analogies rigoureuses avec le monde immatériel. »

[17] Un exemple intéressant de l’application à la théorie de la connaissance de la notion d’invariant est la définition logistique du moi par P. Valéry :

« On aurait pu écrire tout abstraitement que le groupe le plus général de nos transformations, qui comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui se manifeste intus et extra, admet un invariant. »

(Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci.)

[18] On peut classer parmi les grands génies « analogiques » Platon, Léonard de Vinci (qui formula le premier le principe de moindre action), Shakespeare (roi de la métaphore), Paracelse, Descartes, F. Bacon (qui souda par leurs correspondances l’algèbre à la géométrie), Napoléon et Gœthe ; comme contemporain Paul Valéry.

Parmi les analogies intéressantes (et utiles) dans le domaine scientifique sont celles qui relient formellement les trois domaines : mécanique, hydraulique, électricité (avec les correspondances : différence de niveau-force électromotrice, débit-intensité, inertie-self induction, ressort-condensateur, etc.). Il y a aussi une correspondance rigoureuse entre le calcul des circuits « soniques » (vibrations ultra-sonores de G. Constantinesco) et celui des circuits et appareils en courant alternatif.

[19] O Sainte déjà dans ta châsse / Écartez-vous de moi Démons Analogies. / Louis Aragon.



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