Les Cahiers d’Hermès I

Paul Arnold (Hermès) - LE COSMOS DE BAUDELAIRE

Paul Arnold
mercredi 10 octobre 2007.
 
Extrait de « Les Cahiers d’Hermès I. » Dir. Rolland de Renéville. La Colombe, 1947.

Depuis un demi-siècle, les diverses confessions et philosophies se disputent l’œuvre de Charles Baudelaire non moins âprement que les chapelles littéraires qui se sont succédées depuis Arthur Rimbaud. Alors que le spectacle de ses inquiétudes morales et religieuses aurait dû porter les critiques à une absolue sincérité, à une impitoyable objectivité, l’entraînement des idées et davantage encore la ferveur religieuse et la passion philosophique les ont poussé à étendre à toute l’œuvre baudelairienne telle conclusion qui pouvait quelquefois s’appliquer à une de ses parties. M. Blin le premier a réagi contre cette attitude intolérante. Et quoique je ne puisse croire que le poète des Fleurs du Mal ait été le réceptacle de toutes les influences, on ne saurait raisonnablement contester qu’il en ait subi de fort diverses et d’inconciliables. Ce n’est pas avec la frivolité de l’esthète, qu’on a voulu reconnaître en lui, c’est avec le scrupule et le scepticisme de l’esprit assoiffé de savoir et d’exactitudes - dans un domaine précisément où l’un et l’autre nous sont interdits - qu’il a tour à tour tenté les voies les plus diverses, rebroussant chemin ou changeant subitement d’orientation. Le catholique qu’il est de naissance n’est jamais entièrement mort en lui ; et je ne crois pas qu’on puisse interpréter sainement un poème comme Bénédiction sans le situer dans le cadre d’un christianisme pur de toute hérésie.

Il ne faut pas hésiter, je crois, si l’on ne veut retomber dans la confusion, à faire ce premier départ dans l’œuvre et la pensée de Charles Baudelaire, entre des moments - rares et brefs, il est vrai - d’élancement vers la foi catholique de sa mère, et les longues et inquiètes méditations sur une genèse ésotérique et des fins gnostiques. Même une fois ce départ opéré, nous sommes loin de trouver une parfaite uniformité des idées du poète. Nous savons, de par ses lectures, qu’il a pratiqué avant tout l’école platonicienne et Swedenborg : de la première au second le passage est quasi impossible en dehors d’une croyance à la rédemption par l’entremise d’un divin Médiateur ; mais cette idée de rédemption fait presque toujours défaut dans l’œuvre baudelairienne. J’ai dit ailleurs [1] pourquoi l’idée d’irréversibilité de la faute que proclame Baudelaire, loin d’entretenir un malaise et de conduire à l’impasse, comme le soutient M. Blin, implique une attitude courageuse, que recommandent certaines philosophies antiques et orientales. Le « rachat » des fautes ne signifiait rien, au demeurant pour le poète, puisqu’il avait du péché originel une conception hétérodoxe que je pense avoir élucidée sur la foi de la célèbre lettre à Toussenel et des méditations de Baudelaire sur la chute, clef de voûte, peut-être, de tout son système métaphysique.

Car lorsque Baudelaire se demande, dans Mon cœur mis à nu :

Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la Création ne serait-elle pas la chute de Dieu ?

il situe l’idée de péché originel - et ses conséquences : l’origine et les fins dernières de l’humanité - sur un plan non-chrétien et fort proche des doctrines pythagoriciennes. Tout à l’opposé d’un Vigny, par exemple, il tend ainsi, nous le verrons, à un monisme absolu où « Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité », formule dont nous rencontrerons bientôt les multiples et profondes résonances.

Car, qu’est-ce que Satan pour l’auteur de l’Alchimiste ? Est-il extérieur à l’homme comme le ferait penser cette question du poète : « Se livrer à Satan, qu’est-ce que c’est ? » Satan, pour lui, paralyse la volonté de l’homme, réduit son « choix ». « Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons » qui nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés. Notre volonté est « vaporisée » par Satan ; c’est lui, « c’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent », et qui « berce longuement notre esprit enchanté ». Nous sommes en quelque sorte traversés par l’influx du mal, pendant toute la durée de la vie terrestre.

Est-ce à dire que l’influx démoniaque a une existence propre en dehors de nous ? « Les Satans ont des formes de bêtes », affirme encore Baudelaire. Mais parallèlement il parle de la « ménagerie infâme de nos vices » que symbolisent certains animaux. Dans sa Mystique de Baudelaire, M. Jean Pommier a montré en Lavaler, Fourier et Toussenel les sources immédiates de cette emblématique des vices. Il conclut que dans la pensée du poète cette spéculation était « quelque chose d’assez différent de la métempsychose des Contemplations ».

Or, Baudelaire pose ainsi le problème du mal : « Est-ce que la morale s’est relevée ? Non, c’est que l’énergie du mal a baissé. » L’énergie du mal, force abstraite et immanente, comme une innervation de l’être. De cette « énergie du mal » Baudelaire nous donne, en frontispice aux Fleurs, un synonyme inattendu : Satan Trismégiste. Le qualificatif, on s’en doute, ne fut point choisi au hasard. On sait qu’il est indissolublement lié à Hermès alexandrin. Baudelaire ne l’ignorait pas ; son Alchimie de la douleur prouverait au besoin qu’il connaissait parfaitement les attributs d’Hermès. Il convient donc de prêter une attention toute particulière à cette strophe de l’avertissement au lecteur :

Sur l’oreiller du mal, c’est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté ; Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

Hermès, dont les Hymnes homériques chantent les fonctions du dieu de la fécondité, personnification du désir, reçoit en partage, dans l’Odyssée, la verge du magicien par laquelle il enchante l’homme vivant et mort. Dans la Théogonie hésiodique plus subtile, il dote Pandore du message séducteur. A l’époque tardive, il deviendra l’inventeur de tous les arts, la personnification de l’omniscience, et Trois Fois Grand (Trismégiste).

Cet Hermès Trismégiste qui opère comme « alchimiste de la douleur » chez Baudelaire est défini par les Alexandrins comme le logos personnifié, donc l’aspect actif, attribut non indépendant du Créateur. Saint Justin, expliquant aux Grecs la religion de Jésus, dira : « Nous appelons Jésus-Christ le logos ; nous lui appliquons la dénomination que vous donnez à Hermès. » Il n’avait donc pas de qualité démiurgique, voire d’existence propre, indépendante de Dieu.

Tout cela est trop connu pour avoir échappé au poète des Fleurs et pour ne pas éclairer le rôle que dans son œuvre il a dévolu à Satan. Trismégiste, c’est la volonté créatrice active de l’Etre, la connaissance du formel, du fini, du réel. C’est pourquoi tout ce qui participe de lui devient insatiablement avide de l’obscur et de l’incertain, comme dit Baudelaire dans Horreur sympathique, devient désir de rechercher le monde formel.

Nous sommes loin de la notion biblique du Tentateur issu de Dieu, mais non plus aspect de Dieu, créant le mal, mais étranger à la création de l’homme ; loin aussi du démon démiurgique des manichéens co-éternel au Dieu bon, donc indépendant de lui. Dans les deux conceptions, le démon est extérieur à l’homme. Chez Baudelaire, au contraire, Satan n’est pas hétérogène, mais consubstantiel à l’homme. Il n’est proprement ni créé, ni causé, ni cause de soi ; il est une qualité de l’Etre, il est la « postulation vers Satan », une qualité inhérente à l’âme qui en est affectée de toute éternité dans l’ordonnancement cosmique.

Et cela pose cumulativement la question de la responsabilité de l’homme et celle de l’origine de la création. Chute et création sont deux conséquences interdépendantes d’un ordre préétabli. C’est pourquoi la valeur immuable, inéluctable de la destinée est si écrasante dans l’œuvre de Baudelaire. J’ai dit : conséquences interdépendantes ; car si l’homme n’a à se reprocher, à l’origine, aucune révolte (contrairement à la thèse martiniste), mais s’il souffre des conséquences d’un choix qui lui avait été de toute éternité proposé, sa chute, entraînant la naissance d’une partie au moins du monde formel, revêt un aspect démiurgique ; il devient involontairement cause de soi. Le prétendu manichéisme de Baudelaire contribue ainsi à l’élaboration d’un monisme absolu.

Devant cette propension inhérente à l’âme condamnée à s’allier au monde formel, le poète des Fleurs ne voit qu’une attitude possible, qu’un remède à l’Irrémédiable : l’état de veille ou de vigilance permanente. C’est l’hyperconscience qu’il cultive avec ferveur et dont le remords n’est que l’aspect moral.

La « conscience dans le mal » empêche les œuvres, essentiellement mauvaises, nous le savons, de souiller le corps subtil, d’enfoncer davantage l’esprit dans la matière et de l’éloigner de cette manière un peu plus de son état primordial.

Ce premier examen aboutit à dénier à la pensée baudelairienne la position, voire l’orientation chrétienne. Il nous autorise, d’autre part, à poser que l’expectative du poète n’est pas un simple scepticisme et qu’il n’y a pas à vrai dire pour lui de tragédie spirituelle tenant à l’impossibilité qu’on lui a prêtée de surmonter l’idée d’irréversibilité.

Baudelaire ne cherche pas à surmonter cet obstacle moral. Bien mieux, il en rejette l’idée comme impure. Il est sûr que la corruption de l’homme emprisonné dans le monde formel est sans remède immédiat : toute idée de sanctification du monde de matière, de salut, de grâce, lui est absolument1 étrangère. Il sait que le repentir n’est pas efficace, donc n’est pas utile spirituellement. Il sait que, par sa présence dans la matière, l’âme humaine, risque de se corrompre chaque jour davantage, de s’allier toujours plus intimement à la matière, laquelle est son propre désir initial indéfiniment accru. Il sait que cette évolution est l’accomplissement d’un destin, d’un ordonnancement primordial de l’univers qui exclut tout miracle. Conception voisine de celle de l’antiquité. Baudelaire a découvert qu’en face de ce destin et du péril de corruption, une seule position spirituelle est efficace : l’hyperconscience dans le mal qui détache à quelque degré l’âme des œuvres terrestres.

C’est dans le cadre de cet aspect fort original du gnôti séauton socratique avec ses résonances proprement métaphysiques, que se situe l’étrange sentiment de Charles Baudelaire d’être personnellement maudit « dès le commencement » et « pour toujours ». Que ce soit là réellement une expérience personnelle au poète - non sans rapport, je pense, avec son délabrement physique - ou que ce soit une simple réminiscence, on est tenté d’y apercevoir l’idée swedenborgienne d’une expiation terrestre des fautes accumulées dans une vie précédente. Pourtant chez le Mystique suédois cette thèse avait un corollaire : la rédemption par le Christ, ou la damnation éternelle à l’issue d’une période d’épreuves. Puisque l’idée de rédemption n’apparaît nulle part dans l’œuvre baudelairienne (exception faite de Bénédiction), que le poète la nie au contraire expressément dans l’Irrémédiable, par exemple, je suis porté à croire que là encore, Baudelaire a davantage emprunté au pythagorisme. On sait que, pour les disciples du Maître de Crotone, les âmes se réincarnant après la mort afin d’expier les fautes commises durant leur dernier passage sur terre, une fois purifiées, retournent à leur état divin et sont « à jamais affranchies de la mort » (c’est-à-dire, dans le langage pythagorique, de la réincarnation dans le corps-tombeau).

Que Baudelaire ait longuement médité ces idées, je n’en veux pour preuve que ces vers du Mauvais Moine :

Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
Depuis l’éternité je parcours et j’habite.

où l’on rencontre textuellement la formule orphique soma-séma (corps-tombeau).

Ce texte n’est pas isolé. On n’a pas à mon sens prêté assez d’attention au sonnet de La Vie Antérieure. On en a depuis longtemps signalé le pythagorisme. Mais M. Crépet y soupçonne simplement une influence de Gérard de Nerval dont on sait la prédilection pour le Maître grec. Il n’était peut-être pas à l’époque d’homme plus attaché aux idées de métemsomatose, de palingénésie ou réincarnation successive des âmes, que l’auteur du sonnet des Vers dorés. Ne l’appelait-on pas le « Pythagoricien moderne » ? D’autre part, on a mis La Vie Antérieure en rapport avec le souvenir du paradis perdu et aussi de la vie enfantine et enfin avec le souvenir des Tropiques. Que ces éléments aient joué un rôle dans l’écriture du poème et dans l’ébauche de son aspect descriptif, c’est vraisemblable. Il demeure que l’affirmation palingénésique est nette et irréfutable et que Baudelaire a dû attacher à cette conception plus d’intérêt que n’en comporte le simple prétexte d’un poème.

Or, dans ce tableau assez extravagant de la vie antérieure - qui n’est pas sans analogies avec L’Invitation au Voyage - le poète place une note fort révélatrice : même dans cette vie précédente dont il prétend se souvenir, son « unique soin était d’approfondir le secret douloureux qui (le) faisait languir ». Ce même secret douloureux qui écartèle sa vie présente le torturait dans la précédente, parce que là aussi, il y avait réminiscence - platonicienne ? - d’une existence différente. On entrevoit de la sorte un enchaînement de réincarnations, une « ronde infernale de naissances et de morts », comme disent les bouddhistes.

Sans doute peut-il paraître étrange qu’une idée aussi importante n’ait été exprimée clairement qu’une seule fois dans l’œuvre de Baudelaire. Mais l’œuvre tout entière en est, à mon sens, imprégnée. Baudelaire ne croit pas à une vie meilleure. Mais les Fleurs du Mal tendent à considérer le monde comme un passage vers du « nouveau » (non du meilleur), suprême espoir que le poète place en point final à son recueil. Il n’est pas jusqu’au titre du Voyage et au grand nombre de poèmes faisant allusion à ces vagabondages terrestres (auxquels fait écho cette note de Mon cœur mis à nu : « Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme » qui ne soient empreints de l’idée de vagabondage de l’âme humaine à travers l’univers.

L’idée est du reste familière au lecteur de Platon.

Chaque fois que Baudelaire en a l’occasion, il affirme l’unicité de l’être à travers l’éternité, l’impossibilité d’échapper à une forme-pensée de tout temps originale. Tel est le sens de l’intransigeante singularité qu’il revendique pour lui-même, tâchant par un ostracisme de principe d’empêcher le monde extérieur d’entraver le jeu de l’hyperconscience et ne cédant à la spontanéité que sous la forme anesthésique de l’imitation involontaire.

Cette constatation prête à la pensée métaphysique du poète une orientation nouvelle. Du moment que la vie terrestre n’est qu’un tronçon de la destinée de l’âme, que nous sommes nés avec un passé, avec une sorte de casier judiciaire prénatal, on s’explique aisément qu’on puisse se sentir personnellement « damné dès le commencement » et « pour toujours ». L’individu vit en effet chargé du poids des fautes accumulées au cours de ses précédentes incarnations et que, faute de grâce efficace et de repentir actif étrangers l’un et l’autre à la conception baudelairienne, il n’est pas libre de reverser. Cette stabilité distingue définitivement la pensée de Baudelaire de celle de Swedenborg pour qui la vie humaine était - la plupart du temps - une expiation, une purgation des fautes commises dans une vie antérieure, s’achevant à un moment donné par la rédemption ou par la chute en enfer.

En face de cette atroce fatalité, l’homme n’a aucun moyen de salut immédiat. Il est prisonnier d’une incarnation : « un navire pris dans le Pôle », dit l’auteur de l’Irrémédiable. Il doit subir patiemment et ne s’illusionner ni sur la vie qui n’est que le leurre décrit dans Le Voyage, ni sur la vie antérieure où déjà il cherchait « le secret douloureux », ni sur les vies futures peut-être identiques à la présente, à moins que l’homme ne parvienne à remonter vers sa source en refusant l’hédonisme et en restant spectateur indifférent aux tribulations de la vie, quitte à s’apercevoir qu’il s’est enfoncé davantage dans la matière.

C’est de cette dernière tragédie, la plus pénible, que nous entretient, il me semble l’Héautontimoroumenos, le vengeur de soi-même, dont les strophes autobiographiques sont indissolublement liées à l’Irrémédiable (dès l’édition préoriginale de l’Artiste, Baudelaire publia les deux poèmes à la suite l’un de l’autre). Etre « l’a plaie et le couteau..., la victime et le bourreau », c’est, par delà une acceptation passive, l’attitude héroïque de l’esprit qui assiste à sa déchéance sans jamais abdiquer, ne comptant jamais que sur sa propre force et tirant de sa descension de nouvelles raisons de veiller, donc de souffrir.

Mais toute celte succession de vies n’est que transition. Le poète entrevoit, sans vraiment oser l’espérer, à la fin des cycles palingénésiques le léthé éternel que « la pharmaceutique céleste » même ne connaît pas, « une liqueur qui ne contiendrait ni la vitalité ni la mort, ni l’excitation ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir. C’est à ce sommeil hamlétien qu’il aspire dans son projet de préface aux Fleurs. Ce état nirvânique serait la négation parfaite de foutes les causes du monde formel, de la vie obscure de l’âme humaine, en un mot de Satan Trismégiste.

On aperçoit là, sous une forme décevante et désespérée, la croyance, en tout cas le pressentiment, d’un état spirituel stable qu’on ne peut définir que par des propositions négatives.

Ainsi, la vision baudelairienne de l’Homme-Ange avant la chute, les réminiscences de vies antérieures, les divers degrés d’attachement aux œuvres, témoignent pour une hiérarchie cosmique et pour une continuité permanente de l’échelle universelle. Car, au bas de l’échelle, apercevant la corrélation entre l’âme et le corps, le poète note : « Tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente... le spirituel d’où il dérive. » Par le système des correspondances entre le microcosme et le macrocosme, Baudelaire établit une relation analogue entre le monde manifesté et le monde supraterrestre. Il est dès lors tentant de lui prêter avec MM. Rolland de Renéville et Blin la conception kabbalistique de la création par effluves successifs à laquelle il semble faire expressément allusion dans notre texte. Et cependant, une fois de plus, à ce texte près, toutes les spéculations de Baudelaire sur la fragmentation de l’Un primordial rappellent étrangement Plotin et Platon expliquant la création par la parthénogenèse de l’Un. Tout comme les Pythagoriciens antiques, Baudelaire est sans cesse hanté par le Nombre : « Tout est nombre, écrit-il dans son journal. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. »

Qui dit nombre dit nécessairement forme, au sens philosophique du terme ; c’est ainsi que Baudelaire note fort justement que l’espace est un nombre. D’où l’identité d’essence de la forme et de l’idée : « Toute idée est, par elle-même, douée d’une vie immortelle, comme une personne. - Toute forme créée, même par l’homme est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme. » Idée et forme sont donc, tout comme la matière, nécessairement distinctes - non par l’essence, mais par le mode - du chaos primordial. Créant une individualité, elles sont affectées d’un nombre, constituent un multiple.

Reste Satan, en d’autres termes la volonté créatrice active de l’Etre, tel qu’il nous est apparu plus haut ; comment cette impulsion se comporte-t-elle vis-à-vis de Dieu ? Lui est-elle étrangère ou, comme il semble logique dans le système entrevu, consubstantielle ? Y a-t-il entre les deux forces une différence de nature incompatible avec les rapports de filiation que j’ai dégagés, entre l’Un primordial et le Multiple ou monde formel ? Baudelaire fut-il moniste ou dualiste ?

On se borne d’habitude à commenter, à ce sujet, les textes que j’ai déjà cités : « Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » Sous cette forme interrogative la formule ne tranche évidemment pas le débat, quoiqu’on puisse dire que l’affirmation qu’elle suppose ne devait pas être éloignée de la solution vers laquelle penchait Baudelaire. En tout état de cause, elle ne nous avertit pas de la conception du poète pour ce qui est de la nature de Satan et de ses rapports génétiques avec Dieu.

Il est toutefois un texte peu remarqué des Maximes consolantes sur l’Amour qui s’en explique clairement : il suppose que « l’héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du néfas » a atteint les dernières limites de la perdition. La renierez-vous ? Non. Dites hardiment : « Moins scélérat, mon idéal n’eût pas été complet. Je le contemple et me soumets ; d’une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu’elle veut faire. Bonheur et raison suprême ! absolue ! résultante des contraires ! Ormuz et Arimane, vous êtes le même ! » Ces deux dernières phrases sont lumineuses.

On se souvient que dans la conception parsi, mère du manichéisme, Ormuz est le Dieu bon, Arimane est Satan, co-éternel et créateur, de l’homme actuel. Ici, Baudelaire résout formellement le dualisme en un monisme d’un principe primordial unique affecté de toute éternité de deux qualités, de deux tendances contraires dont le « principe » est la résultante (c’est Baudelaire qui souligne). Il est donc assez logique qu’il ait pu poser dans l’Art Romantique : « Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité », la complexité reflétant la création par émanations successives ; l’indivisibilité marquant l’enchaînement ininterrompu des différents modes de la création.

Il suffit en définitive d’une simple tendance d’une parcelle du cosmos pour créer une forme, c’est-à-dire pour substituer à l’unité une fragmentation : ange, homme ou bête. Le problème reste entier de savoir si cette tendance fut volontaire de la part de Dieu en tant que Tout cosmique ou de la part de la seule parcelle. Le paradoxe sur la corruption de Dieu et la note de l’Art Romantique me font pencher pour la première alternative ; la consubstantialité, voire l’identité de Dieu (Ormuz) et de Satan (Arimane) ainsi que toute la théorie baudelairienne de la vaporisation de la volonté par le Trismégiste témoignent pour la seconde. Tout au plus peut-on penser à une irradiation diffuse et inextricable des deux tendances contraires avec des déséquilibres momentanés créant, émanations successives kabbalistiques :

Une Idée, une Forme, un Être Parti de l’azur et tombé... Un Ange, imprudent voyageur, Qu’a tenté l’amour du difforme...

Telle est sans doute, par delà l’idée swedenborgienne du bon et du mauvais ange adjoints à chaque être humain, la véritable signification des « deux postulations » qui partagent sans cesse l’âme humaine. La postulation vers Satan : « Se livrer à Satan qu’est-ce que c’est ? » c’est la tendance au multiple. La postulation vers Dieu, c’est la tendance à l’unité originelle.

[1] Le Dieu de Baudelaire (Éd. Savel, 19/17). Je ne puis que renvoyer à ce livre pour le développement de la plupart des points que je mentionnerai dans ces pages, spécialement pour la question de l’irréversibilité, point de départ de la métaphysique baudelairienne



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