Le Golem

Meyrink (Golem) - sentiers

Chapitre VII
dimanche 20 novembre 2022.
 
MEYRINK, Gustav. Le Golem. (domain public)

Une chose que je n’avais jamais remarquée particulièrement depuis le temps que j’habitais cette maison - où pourtant nous nous rencontrions souvent trois à quatre fois par semaine dans l’escalier - me frappa soudain tandis qu’il allait et venait, disposait quelques objets sur la commode puis allumait finalement les bougies d’un deuxième chandelier, lui aussi à sept branches : les proportions harmonieuses de son corps et de ses membres, ainsi que la finesse de dessin du visage étroit au noble front. Je constatai à la lumière des bougies qu’il n’était certainement pas plus âgé que moi : au maximum quarante-cinq ans.

-  Tu es arrivé quelques minutes plus tôt que prévu, commença-t-il au bout d’un moment, sinon les chandeliers auraient été allumés.

Il me les montra, semble-t-il, d’un geste, s’approcha de la civière et dirigea le regard de ses yeux sombres, enfoncés, vers quelqu’un qui se trouvait à ma tête, mais que je ne pouvais pas voir. Puis il remua les lèvres et prononça une phrase sans émettre le moindre son. Aussitôt les doigts invisibles lâchèrent ma langue et la rigidité de mon corps céda. Je me redressai et regardai derrière moi : personne dans la pièce, sauf Schemajah Hillel et moi.

Donc le « tu » et l’allusion à l’arrivée attendue s’adressaient à moi ? !

Ce qui me parut plus déconcertant encore que ces deux circonstances, c’est l’impossibilité où je me trouvais d’en éprouver le moindre étonnement. Hillel dut deviner ma pensée, car il sourit avec bienveillance tout en m’aidant à me lever de la civière, me désigna un fauteuil et déclara :

-  Il n’y a en effet rien d’étonnant à cela. Seuls les sortilèges, les kichouph, font naître la crainte dans le cœur des hommes ; la vie gratte et brûle comme une haire, mais les rayons lumineux du monde spirituel sont doux et chauds.

Je me tus, ne trouvant rien à lui répondre. Il semblait d’ailleurs n’attendre aucune réplique de ma part, car il s’assit en face de moi et enchaîna aussitôt, très serein :

« Un miroir d’argent lui-même, s’il pouvait éprouver des sensations, ne souffrirait qu’au moment du polissage. Une fois lissé et brillant, il renvoie toutes les images qui tombent sur lui sans peine ni émotion.

Il ajouta doucement :

« Heureux l’homme qui peut dire : j’ai été poli.

Il resta un instant plongé dans ses réflexions et je l’entendis murmurer une phrase en hébreu : Lischouosècho Kiwisi Adoschem [1]. Puis de nouveau sa voix sonna clair à mes oreilles :

-  Tu es venu à moi profondément endormi et je t’ai réveillé. Dans le psaume de David il est écrit : « Alors j’ai parlé en moi-même : voici que je commence : c’est la droite de Yahveh qui a opéré ce changement. »

« Quand les hommes se lèvent de leur couche, ils croient avoir secoué le sommeil et ne savent pas qu’ils sont victimes de leurs sens, qu’ils vont être la proie d’un autre sommeil, bien plus profond que celui auquel ils viennent d’échapper. Il n’est qu’un seul éveil véritable et c’est celui dont tu t’approches maintenant. Si tu en parles aux hommes, ils te diront que tu as été malade, parce qu’ils ne peuvent te comprendre. C’est pourquoi il est vain et cruel de leur en parler.

Ils passent comme un torrent

Et sont comme un sommeil.

Tels une herbe qui se fanera bientôt

Qui sera arrachée le soir et séchera.

« Qui était l’étranger qui est venu me trouver dans ma chambre et m’a donné le livre Ibbour ? L’ai-je vu éveillé, ou en rêve ? » Je voulais poser ces questions à Hillel, mais avant que j’eusse pu exprimer ma pensée en mots, il m’avait répondu :

-  Dis-toi que l’homme venu à toi et que tu appelles le Golem signifie l’éveil de ce qui est mort par l’esprit de vie le plus intime. Sur cette terre, les choses ne sont que des symboles éternels vêtus de poussière !

« Toutes les formes que tu vois, tu les a pensées avec les yeux. Tout ce qui s’est cristallisé en une forme était auparavant un esprit.

Je sentais des idées autrefois ancrées dans mon cerveau s’en arracher et partir à la dérive, telles des nefs sans gouvernail sur une mer infinie.

Très calme, Hillel continuait :

« Celui qui a été éveillé ne peut plus mourir. Le sommeil et la mort sont une seule et même chose.

-  Ne peut plus mourir ?

Une douleur sourde me saisit.

-  Deux voies cheminent côte à côte : celle de la vie et celle de la mort. Tu as pris le livre Ibbour et tu as lu dedans. Ton âme a été fécondée par l’esprit de vie.

Tout criait en moi : « Hillel, Hillel, laisse-moi prendre le chemin de tous les hommes, celui de la mort ! »

La gravité figea le visage de Schemajah Hillel.

« Les hommes ne prennent aucun chemin, ni celui de la vie, ni celui de la mort. Ils sont poussés comme la paille dans l’orage. Il est écrit dans le Talmud : « Avant de créer le monde, Dieu tendit un miroir aux êtres ; ils y virent les souffrances spirituelles de l’existence et les délices qui les suivent. Les uns assumèrent les souffrances, mais les autres les rejetèrent et ceux-là Dieu les raya du livre des vivants. » Mais toi, tu prends un chemin, tu le parcours parce que tu l’as librement choisi - même si tu ne le sais plus aujourd’hui, tu es appelé par toi-même. Ne t’afflige pas : quand vient la connaissance, le souvenir vient aussi, progressivement. Connaissance et souvenir sont une seule et même chose.

Le ton amical, presque affectueux de Hillel me rendit le calme et je me sentis protégé, comme un enfant malade qui sait son père auprès de lui.

Levant les yeux, je vis que soudain de nombreuses silhouettes se trouvaient dans la pièce et faisaient cercle autour de nous, certaines en vêtements mortuaires blancs comme ceux des anciens rabbis, d’autres avec un tricorne et des boucles d’argent aux souliers, mais Hillel me passa la main sur les yeux et de nouveau la pièce fut vide.

Puis il m’accompagna dehors jusqu’à l’escalier et me donna une bougie allumée pour que je pusse m’éclairer jusqu’à ma chambre.

Je me couchai et voulus dormir, mais le sommeil ne vint pas et je glissai dans un état curieux, qui n’était ni rêve ni veille, ni sommeil.

J’avais éteint la lumière, mais malgré cela tout ressortait si nettement dans la pièce que je distinguais la moindre des formes. Je me sentais parfaitement à l’aise et libre de cette inquiétude particulière qui torture quand on se trouve dans de telles dispositions.

Jamais de ma vie je n’avais été en mesure de penser avec autant d’acuité et de précision. L’influx de la santé parcourait mes nerfs et ordonnait mes idées en rangs et en formations comme une armée qui n’attendait que mes ordres. Un seul appel et elles se présentaient devant moi pour exécuter tous mes désirs.

Une aventurine que j’avais voulu graver la semaine précédente sans y parvenir, car les nombreux défauts de la pierre ne pouvaient être dissimulés par les traits du visage que je me représentais, me vint à l’esprit et aussitôt la solution m’apparut : je vis exactement comment je devais guider mon burin pour utiliser au mieux la structure de la masse.

Jusqu’alors esclave d’une horde d’impressions fantastiques et de visages de rêve dont bien souvent je ne savais pas s’ils étaient idées ou sensations, je me voyais soudain seigneur et maître d’un empire unifié.

Des opérations arithmétiques, dont je n’aurais pu venir à bout auparavant que sur le papier, avec beaucoup de soupirs et de gémissements, s’ajustaient en se jouant dans ma tête, tels des puzzles. Tout cela grâce à une capacité nouvellement éveillée en moi, celle de voir et de retenir précisément ce dont j’avais besoin pour l’heure : chiffres, formes, objets ou couleurs. Et quand il s’agissait de questions qu’aucun instrument ne pouvait résoudre - problèmes philosophiques et autres - cette vision intérieure était remplacée par l’ouïe, la voix de Schemajah Hillel assumant le rôle de l’orateur.

Je faisais les découvertes les plus étranges.

Ce que j’avais laissé glisser mille fois d’une oreille à l’autre, dans la vie, sans y prêter attention, parce que ce n’était pour moi que des mots, s’incorporait soudain, chargé d’une inestimable valeur, aux fibres les plus profondes de mon être ; ce que j’avais appris « par cœur », d’un seul coup je le « saisissais » comme ma « propriété ». Le mystère de la formation des mots, que je n’avais jamais soupçonné, m’était révélé dans sa nudité.

Les idéaux « nobles » de l’humanité, qui m’avaient jusqu’alors traité de leur haut, avec des mines de conseillers commerciaux intègres, la poitrine constellée des décorations du pathos, retiraient désormais humblement le masque de la caricature et s’excusaient : ils n’étaient que des mendiants, mais néanmoins instruments d’une escroquerie plus insolente encore.

Est-ce que je ne rêvais pas, cependant ? Est-ce que j’avais vraiment parlé à Hillel ?

Je tendis la main vers la chaise à côté de mon lit.

Juste : la bougie que Schemajah m’avait donnée était là. Exultant comme un enfant à Noël quand il s’est convaincu que le merveilleux pantin est bien réel et doué d’un corps, je m’enfonçai à nouveau dans l’oreiller.

Et tel un chien de chasse, je poursuivis à la trace les énigmes spirituelles qui m’environnaient à la manière de fourrés touffus. J’essayai d’abord de remonter dans mon passé jusqu’au point où mes souvenirs s’arrêtaient. Je pensais pouvoir, à partir de là, embrasser d’un coup d’œil cette partie de mon existence qui demeurait plongée dans l’ombre par un étrange décret du destin.

Mais j’avais beau faire des efforts violents, je n’allais pas plus loin que le moment où je me voyais, debout dans la cour sombre de notre maison, apercevant par la porte cochère la boutique du brocanteur Aaron Wassertrum, comme si j’étais là depuis cent ans à graver des pierres, toujours, sans jamais avoir été enfant !

J’étais sur le point d’abandonner ma tentative d’exploration dans les fosses du passé quand je compris soudain, avec une éblouissante clarté, que si la voie royale de l’événement, large et droite, s’arrêtait à cette porte cochère, il n’en était pas de même pour une foule de petits sentiers plus étroits qui avaient toujours accompagné la grand-route jusqu’alors, mais sans que j’y prêtasse attention. « D’où tiens-tu donc les connaissances qui te permettent aujourd’hui de gagner ta vie ? » La voix me hurlait presque aux oreilles. « Qui t’a appris la taille des pierres, et la gravure et tout le reste ? Lire, écrire, parler, et manger, et marcher, respirer, penser et sentir ? »

Je suivis aussitôt ce conseiller intime et remontai systématiquement le cours de ma vie. Je me contraignis à réfléchir selon des enchaînements inversés, mais ininterrompus ; qu’est-ce qui est arrivé à tel moment, quel en était le point de départ, qu’y avait-il avant celui-ci, etc. ?

Une fois encore, je me retrouvai devant la porte cochère. Voilà, j’y suis ! Plus qu’un petit saut dans le vide et le gouffre qui me sépare de l’oubli sera franchi, mais à cet instant une image surgit à laquelle je n’avais pas prêté attention dans mes pérégrinations à travers le temps : Schemajah Hillel me conduisait la main sur les yeux, exactement comme il l’avait fait auparavant dans sa chambre.

Et tout fut balayé. Jusqu’au désir d’explorer plus avant.

Un seul bénéfice durable demeurait acquis : la démonstration que l’enchaînement des événements de la vie est une impasse, si large et si praticable qu’elle puisse paraître. Ce sont les petits sentiers cachés qui ramènent dans la patrie perdue : ce sont les messages gravés dans notre corps en lettres microscopiques, à peine visibles, et non pas les affreuses cicatrices laissées par les frottements de la vie extérieure qui contiennent la solution des ultimes mystères.

De même que je pourrais retrouver le chemin menant aux jours de ma jeunesse en suivant l’alphabet de Z à A dans l’abécédaire pour arriver au point où j’avais commencé à apprendre à l’école, je comprenais désormais que je pourrais aussi pénétrer dans l’autre patrie lointaine qui s’étend au-delà de toute pensée.

Un monde en travail roulait sur mes épaules. Je songeai tout à coup que Hercule avait lui aussi porté un moment la vérité du ciel sur sa tête et un sens caché jaillit pour moi de la légende. Si Hercule était parvenu à se libérer au moyen d’une ruse en disant au géant Atlas : « Laisse-moi me nouer un bourrelet de ficelle autour de la tête pour que ce fardeau effroyable ne me brise pas le front », peut-être y avait-il quelque chemin obscur qui menait loin de cet écueil.

Un soupçon térébrant me surprit soudain : celui de faire une fois encore aveuglément confiance au commandement de mes pensées. Je me redressai et me bouchai les yeux et les oreilles avec les doigts pour ne pas être distrait par les appels des sens. Pour tuer jusqu’à la moindre pensée.

Mais ma volonté se brisa contre la loi d’airain : je ne pouvais chasser une pensée que par une autre et à peine l’une était-elle morte que la suivante se repaissait de sa chair. Je cherchai refuge dans le torrent bruissant de mon sang, mais elles me suivirent à la trace ; je me dissimulai dans la martellerie de mon cœur, mais au bout de quelques instants, elles m’avaient découvert.

Une fois encore, la voix amicale de Hillel vint à mon aide et me dit :

-  Reste sur ton chemin, ne t’en écarte pas !

« La clef de la science de l’oubli appartient à nos frères qui parcourent le sentier de la mort ; mais toi tu as été fécondé par l’esprit de vie.

Le livre Ibbour apparut devant moi et deux lettres y flamboyaient : celle qui représentait la femme d’airain à la pulsation puissante comme un séisme, l’autre, infiniment lointaine, l’hermaphrodite sur le trône de nacre, la tête ceinte d’une couronne en bois rouge.

Puis Schemajah Hillel me passa une troisième fois la main sur les yeux et je m’endormis.

[1] En ton secours j’ai confiance, Éternel.



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