L’Homme sans qualités

Robert Musil (Homme :I-10) - Premiers éléments d’une morale de l’Homme sans qualités

Première Partie - 10. Le deuxième essai.
vendredi 25 novembre 2022.
 
Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l’économie en ses méthodes. À celui qui a pris l’habitude d’expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines.

Ulrich ne fit que changer de monture en passant de la cavalerie à la technique ; sa nouvelle monture avait des membres d’acier et marchait dix fois plus vite.

Dans le monde de Goethe, le cliquetis des métiers était encore un dérangement ; au temps d’Ulrich, on commençait à découvrir le chant des salles de machines, des marteaux à rivet et des sirènes d’usine. Il ne faut pas croire cependant que les hommes eussent déjà remarqué qu’un gratte-ciel est plus grand qu’un homme à cheval ; au contraire, aujourd’hui encore, lorsqu’ils veulent se distinguer, ils ne montent pas un gratte-ciel, mais un haut destrier, ils sont rapides comme le vent et leurs yeux sont perçants non point comme ceux d’un télescope géant, mais comme ceux de l’aigle. Leur cœur n’a pas encore appris à faire usage de leur raison, et il demeure entre les deux une différence d’évolution presque aussi considérable que celle qui sépare le cæcum de la pie-mère. Aussi n’est-ce pas une petite chance que de découvrir, comme Ulrich le fit dès qu’il eut renoncé aux folies de jeunesse, que l’homme, dans tous les domaines qu’il considère comme supérieurs, se comporte d’une manière bien plus démodée que ne le sont ses machines.

Lorsqu’il pénétra dans les amphithéâtres de mécanique, Ulrich s’enfiévra. À quoi bon l’Apollon du Belvédère, quand on a sous les yeux les formes neuves d’un turbogénérateur ou le jeu des pistons d’une machine à vapeur ! Qui peut encore se passionner pour de millénaires bavardages sur le bien et le mal, quand on a établi que ce ne sont pas des « constantes », mais des « valeurs fonctionnelles », de sorte que la bonté des œuvres dépend des circonstances historiques, et la bonté des hommes de l’habileté psychotechnique avec laquelle on exploite leurs qualités ! Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l’économie en ses méthodes. À celui qui a pris l’habitude d’expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. Qu’est-ce donc qu’une règle à calcul ? Deux systèmes de chiffres et de graduations combinés avec une ingéniosité inouïe ; deux petits bâtons laqués de blanc glissant l’un dans l’autre, dont la coupe forme un trapèze aplati, à l’aide desquels on peut résoudre en un instant, sans gaspiller une seule pensée, les problèmes les plus compliqués ; un petit symbole qu’on porte dans sa poche intérieure et qu’on sent sur son cœur comme une barre blanche... Quand on possède une règle à calcul et que quelqu’un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d’erreur et la valeur probable de tout cela !

Sans aucun doute, c’était là une représentation puissante de l’Ingénieur. Elle formait les grandes lignes d’un autoportrait futur irrésistible, montrant un homme aux traits résolus qui, un brûle-gueule entre les dents, une casquette de sport sur la tête et de superbes bottes à l’écuyère aux pieds, fait la navette entre Le Cap et le Canada, réalisant pour sa maison de grandioses projets. Entre deux voyages, il lui reste toujours quelque loisir pour puiser dans la méditation technique tel ou tel conseil sur l’organisation et le gouvernement du monde, ou composer quelque maxime, telle celle-ci, d’Emerson, qui devrait être affichée dans tous les ateliers : « Les hommes cheminent sur la terre comme des prophéties de l’avenir, et tous leurs actes ne sont qu’essais et expériences, puisque tout acte peut être dépassé par le suivant. » À strictement parler, cette sentence avait été fabriquée par Ulrich lui-même avec plusieurs phrases d’Emerson.

Il est difficile de savoir pourquoi les ingénieurs ne correspondent pas exactement à cette image. Ainsi, pourquoi faut-il qu’ils portent si souvent une chaîne de montre qui forme, du gousset à quelque bouton haut placé, une sorte de J majuscule, quand ils ne la laissent pas scander sur leur ventre un temps fort et deux temps faibles, comme dans un poème ? Pourquoi aiment-ils à planter dans leur cravate des épingles ornées de dents de cerf ou de petits fers à cheval ? Pourquoi leurs vêtements sont-ils bâtis comme les premières automobiles ? Pourquoi enfin parlent-ils si rarement d’autre chose que de leur métier ? Et s’ils s’y risquent, pourquoi ont-ils alors une manière si particulière de s’exprimer, raide, détachée, extérieure, et qui ne leur descend pas plus bas que l’épiglotte ? Bien entendu, cela n’est pas vrai de tous, il s’en faut ; mais cela est vrai de beaucoup, et ceux qu’Ulrich connut lorsqu’il entra pour la première fois en service dans un bureau d’usine étaient ainsi, et ceux qu’il connut la deuxième fois, étaient également ainsi. Ils se révélaient fortement attachés à leur planche à dessin, aimant leur métier et faisant preuve, dans leur métier, d’une activité remarquable ; mais si on leur avait proposé d’appliquer à eux-mêmes, et non plus à leurs machines, la hardiesse de leurs idées, ils eussent réagi comme si on leur eût demandé de faire d’un marteau l’arme d’un meurtre.

Ainsi tourna court le deuxième essai qu’Ulrich, déjà un peu plus mûr, avait tenté pour devenir, par la voie de la technique, un homme exceptionnel.



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