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Fernando Pessoa - Pascal et Nietzsche

Quant au cas de Nietzsche...
lundi 21 novembre 2022.
 
La seule grande déclaration de Nietzsche est que la joie est plus profonde que la douleur, que la joie veut une éternité profonde, profonde.

« Quant au cas de Nietzsche, je pense que tu as raison - la raison qu’on peut avoir sur n’importe quoi.

« Le paganisme de Nietzsche est un paganisme étranger. Il y a des erreurs de prononciation constantes dans son interprétation de l’hellénisme. Il est encore admis qu’un Allemand européen (c’est-à-dire avant Bismark) pouvait comprendre la Grèce antique ; mais un Allemand, c’est-à-dire comme Nietzsche, un Polonais ou un Tchèque, ou quelque chose sans Europe ni voyelles, peut à peine se comprendre s’il veut parler grec avec son esprit.

« Nietzsche n’était pas, comme vous pouvez l’imaginer, le Pascal du paganisme. C’était le manque de Pascal du paganisme. Il ne peut pas y avoir de Pascal du système païen, car il n’y a pas de système païen ; et un Pascal a besoin d’un système qui est Pascal. Pascal était un théologien en vers, qui écrivait en prose. Dans le paganisme, il n’y avait pas de théologie, ce qui est son deuxième avantage, car le premier était qu’on n’y pouvait pas l’avoir.

« D’ailleurs, ce qui était une maladie chez Pascal était, au contraire, aussi une maladie chez Nietzsche. Je veux dire le style sans conséquence, et la pensée pour la deviner. Pascal, cependant, étant français, ne se contredit pas, et, étant catholique, il n’innove pas et c’est déjà clair aux autres ; chez Nietzsche, l’autocontradiction est la seule cohérence fondamentale, et sa véritable innovation est l’incapacité de savoir ce qu’il a innové.

« Les disciples de Nietzsche sont innombrables dans le monde entier, certains d’entre eux ayant lu l’œuvre du maître.

« La majorité accepte de Nietzsche ce qui n’est qu’en eux, ce qui, d’ailleurs, arrive à tous les disciples de tous les philosophes. La minorité n’a pas compris Nietzsche, et ce sont ces quelques-uns qui suivent fidèlement sa doctrine.

« La seule grande déclaration de Nietzsche est que la joie est plus profonde que la douleur, que la joie veut une éternité profonde, profonde. Comme toutes les pensées culminantes et fécondes des grands maîtres, cela ne veut rien dire. C’est pourquoi elle a eu un si grand effet sur les esprits : ce n’est que dans un vide total que l’on peut absolument tout placer.

« Ce que vous ajoutez sur les devoirs moraux pourrait s’étendre aux devoirs immoraux. Nous avons atteint un point dans la civilisation où il y a de telles exigences d’immoralité que bientôt tout le monde est décent faute d’esprit de sacrifice.

« En fin de compte, rien n’a d’importance sauf la manière dont rien n’a d’importance. Qu’elle soit belle, ou du moins futile, car la futilité a en commun avec la beauté l’indifférence à l’utilité et à la justice. Le reste est absolument la vie... »



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